[Fin Janvier] L'Hiver cherche la Lumière

=> La Voix des Âmes

Je danse loin de ma Meute, loin de mon Étoile. J’évolue sur des chemins escarpés. J’ai voulu ne pas perdre de temps, glisser jusqu’à Tolosa. Accompagnée de mes loups, ils m’ont suivi comme des ombres. Nous avons cheminé longtemps sans nous soucier de rien. Mettant de côté mon humanité, je me libère de ce carcan pour me glisser dans une réalité plus féroce et poignante. Une fois que j’ai gagné les abords de la cité, je n’ai d’autre choix que de revenir.
L’enfant sauvage doit s’engouffrer seule dans la ville. Il fait nuit et je guette le moindre signe du Soleil. L’aube viendra bien assez tôt. Je prends le temps de visiter les lieux, seule cette fois. Si je préfère la forêt et ses murmures, curieusement je sens que cet endroit n’est pas si différent. Il règne une sorte d’effervescence. Une tranquillité feinte qu’il serait aisé de déchirer.
Les hommes sont des loups pour eux-mêmes. Je m’arrête devant ce qui semble être un théâtre. Je prends le temps d’observer ces bâtiments aux proportions démesurées pour mon œil. Tellement plus grands que les arbres de chez moi, dans les terres qui m’ont vu naître. Impressionnée par tant de magnificence, je suis dérangée et fascinée toute à la fois. Je libère mes cheveux blancs qui accrochent la lumière pâle de la lune. Haute et pleine dans les cieux obscurs, je vois briller des étoiles que j’avais oubliées.
Un étrange sentiment me traverse. Comme si j’avais manqué quelque chose de très important. Quelqu’un ?

Je me glisse dans le théâtre, vide à cette heure. Je grimpe les marches pour prendre de la hauteur. Les pierres ont des histoires. Et je veux prendre le temps d’attendre le Soleil ici. Pourquoi ? C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre. Peut-être va-t-il se jouer une pièce à mon insu ? Ou bien n’est-ce qu’un caprice de mon esprit. Dans tous les cas j’attends que l’astre du soir tire sa révérence. Je patiente. L’or me donnera une réponse. Je serai attentive à ce qu’il veut bien me montrer.

Voyant les ténèbres être perturbées par l’arrivée des couleurs, je me redresse et redescends pour me mettre au milieu de la scène. Comme d’accoutumée, je m’incline devant l’arrivée du Jour, entame une danse lente et paisible. J’imagine les enfants de ma Meute m’accompagner de leurs rires, l’œil unique d’Od’ se poser amoureusement sur moi, en retrait, attentif et tout aussi tranquille que moi. Je chasse l’obscurité, vois Borée souffler sur moi. Le Corbeau de l’Hiver tournoie tout autour de moi et prend de la hauteur pour scruter la ville. Je ferme mes yeux sans cesser mes mouvements.

Je vois à travers les yeux du corvidé. Je sens ses ailes se réchauffer par la Lumière. Où es-tu, Adalrik, où es-tu, Briseur de chaînes ?

Mes recherches, pour l’heure, sont infructueuses. Je laisse Borée continuer son exploration des cieux, tandis que la vie reprend son cours au sein de la cité, du beau Théâtre dans lequel je me trouve. Toute une troupe s’invite alors que j’achève ma danse. Un homme s’incline et s’étonne de ma présence. Étrangère je le suis or il paraît plus intrigué qu’agressif. Il me questionne, je lui offre un beau sourire.

« Je m’excuse, il se trouve que je me suis perdue. » Comme bien souvent, lorsque je ne suis pas avec mon Étoile. « Diable ? Nullement ». Je secoue la tête et dévisage celui qui me fait face avec curiosité : « Je bénissais ces lieux. Invitait la Lumière à caresser votre Théâtre. Pardonnez-moi si cela est interdit, comme vous l’avez dit, je suis une étrangère. »

J’espère qu’il ne me voit pas comme une intruse. Je poursuis sans me départir de ma mine avenante, solaire :

« Je me nomme Sunilda, et vous ? Êtes-vous une troupe d’artistes ? Vous vous produisez ici ? »

Mes questions se succèdent. Découvrir la vie, le cœur de Tolosa m’intéresse beaucoup. Après tout, c’est là où vit le Briseur de chaînes et je veux observer son rayonnement, discerner ce que sa main et son âme ont insufflé dans celle des hommes et des femmes.

« Puis-je demeurer un peu pour vous voir jouer ? » demandé-je innocemment, ma tête inclinée sur le côté. Mes prunelles brillent avec intensité. « Je pourrais, en échange, improviser pour vous une représentation de danse et de chant. »

La journée est pleine de promesses. Je n’en oublie pas ma mission, bien sûr. Mais le vent du Nord souffle, l’Hiver se doit de rappeler sa présence.

« Enchantée Adalbéron. Et j’accepte avec plaisir, je vous laisse travailler ! »

Il accepte de me laisser contempler leur Art pour la journée. J’y consens avec beaucoup de plaisir, ils sont de la compagnie du seigneur de Toulouse, des artistes qui se produisent ici. D’ailleurs j’apprends que leur troupe prépare une représentation pour le Grand Diacre de la Basilique. Des figures inconnues, qu’il serait judicieux de dévoiler. Aussi, lorsqu’une jeune femme m’invite à ses côtés, je la rejoins sans attendre.
Je m’assois à ses côtés, calque son sourire et pioche quelques grains de raisin, goûte des noix que je prends le temps d’apprécier.

Avant de lui répondre, je me laisse bercer par l’atmosphère des lieux. C’est doux et tranquille, chaleureux, à l’image de la déité que je sers.

« Oh, votre proposition est flatteuse et tentante. Mais je crains devoir décliner. J’ai constitué ma propre troupe, il y a de cela quelques années maintenant. La Meute du Soleil, c’est ainsi qu’elle se nomme. Je suis Sunilda et je viens d’ici et d’ailleurs. »

Je lève la tête vers les nuées. Je me rends compte d’une chose que je souhaite éclaircir avec elle.

« Je n’ai pas l’intention de faire concurrence. Au contraire. Par contre, je serai heureuse de mêler nos talents pour une grande représentation, s’il plaît au seigneur de votre compagnie, ou le Grand Diacre… comment se nomment ces hommes ? »

J’ai le bon espoir d’entendre le nom d’Adalrik être cité. Je n’en serais d’ailleurs pas vraiment surprise. Je connais l’amour du Briseur de chaînes pour l’Art. Lui-même, dans mon souvenir, est un fervent adepte et défend, en merveilleux mécène, les œuvres de ce monde et le rayonnement de la Lumière.

« Je suis une étrangère et je viens d’arriver ici, seule, dans l’espoir de rencontrer un homme que je n’ai pas vu depuis bien longtemps. Il se nomme Adalrik. »

Autant ne pas y aller par quatre chemins. Mêler l’utile à l’agréable est une chose, mais j’ai grande hâte de repartir et retrouver Od’. Je ne veux pas qu’il m’attende trop longtemps. Bien que j’aie la certitude que ma Meute, placée sous sa protection, brille et chemine avec assurance. Je ne suis pas inquiète.

Mon attention se tourne vers les acteurs qui commencent leurs répétitions.

Ce que m’apprend Adalbéron me ravit et ne me surprend guère de la part du Briseur de chaînes. Je suis heureuse de le savoir en bonne santé et investi dans cette cité. Son rayonnement, les habitants de cette cité le lui doivent. Dommage, je ne découvre pas le nom de ce Grand Diacre qu’Adalrik semble seconder. Conseiller ? Ma mine s’illumine d’un peu de surprise feinte, que j’oppose à un réel émerveillement.
Je le regarde tracer une carte dans le sable, m’indiquer un chemin puis me mettre en garde contre des Varègues. J’hausse un sourcil, partagée. Je capte son petit manège à retardement, dodelinant de la tête. Mes prunelles couleur rubis se parent d’un rien de malice. Je joue le jeu, ma voix prenant une nouvelle tonalité :

« Oh et bien dans ce cas je ne me risquerai pas à les croiser s’ils sont aussi effrayants que cela ! Le portrait que vous me dressez d’eux suffit à me faire trembler ! Mais… » Je me redresse, nimbée de détermination. « Pour l’amour de l’Art j’userai du Verbe contre ces vauriens ! »

Je lâche un léger rire à la fin de ma réplique, le laisse vaquer à ses occupations. J’échange encore un peu avec le reste de la troupe avant d’annoncer mon départ et mon désir de revenir pour l’une de leur représentation, leur promettant de faire venir ma Meute pour une démonstration informelle, entre artistes.
L’avenir nous dira si nous sommes destinés à jouer ensemble.
La matinée étant déjà bien élimée, je m’engage sans plus attendre sur le sentier qu’Adalbéron m’a indiqué. Je prends le temps de noter mentalement la route, les différents lieux que je traverse et m’arrêter de temps à autre, curieuse de me laisser emporter par l’effervescence de cette cité. Tolosa est mélodieuse.

« Excusez-moi, monsieur ? »

Postée devant un de ces gardes Varègues à la mine pas aussi patibulaire que l’on m’a gravée dans mon esprit, je m’incline avec déférence.

« Le Seigneur Adalrik est-il présent ? Pouvez-vous lui demander s’il peut recevoir une vieille connaissance ? Je me nomme Sunilda. »

Un sourire jovial accompagne mes mots. Pour le reste, mon esprit vagabonde déjà aux alentours, détaillant la grande Basilique qui se trouve non loin, à portée de mon regard. Je me sens… sereine, ici. Entière. Pourquoi ?

L’un des gardes se retire et revient peu de temps après, accompagné d’un homme que je ne connais pas. Lui, en revanche, connaît mon nom et je sens tout de suite poindre une forme d’hostilité à mon endroit. Il me voit comme Sunilda, Sainte d’Athéna et ignore donc que le Soleil à posé sur moi ses rayons. Inclinant docilement la tête, je veux écarter cette haine sous-jacente, lever le voile.

« L’Hiver s’est installé, en même temps que la Lumière. » Un corbeau surgi des cieux pour se poser sur mon épaule, Borée, incarnation du vent du Nord et de la saison froide. Des longues nuits. Je laisse mon Cosmos se manifester très légèrement, m’auréolant d’or et de douceur. Mon sourire se veut bienveillant. « Je n’ai jamais été une ennemie. Et aujourd’hui, plus que jamais, je sers l’Endormi. Adalrik m’a libéré autrefois, c’est à mon tour de lui livrer des informations capitales provenant de Britannia. »

Je flatte la tête du corvidé qui répond à mes caresses de petits cris sonores. Mon sourire se fige et n’atteint pas mes yeux.

« Êtes-vous ce Grand Diacre dont la troupe de théâtre m’a parlé ? » dis-je, curieuse. Je ne suis pas très à l’aise en sa présence, quelque chose m’interpelle chez cette personne sans savoir quoi. « Est-il possible pour une Éminence de rencontrer le Briseur-de-chaînes ? »

Ma question semble innocente, elle ne l’est pas. Je doute qu’Adalrik soit en danger, ou manipulé comme une vulgaire marionnette, mais un doute persiste en moi. Qui est cette personne ? Je ne crois pas l’avoir déjà croisée auparavant. Il flotte dans l’air un parfum de mystère.

« Je suis venue seule. »

Il n’a rien à redouter de moi. Je le sonde un moment pour tenter de le comprendre, de percer ce qui se cache derrière cette méfiance. Je comprends qu’il cherche à protéger Adalrik et cela me rassure. Ma méfiance vis-à-vis de lui s’estompe peu à peu. Va-t-il accéder à ma demande ou s’obstinera-t-il à garder les portes me séparant de mon objectif, obstinément closes ?

Il doute. Cet homme est prudent et sa haine envers les gardiens de la Sagesse est palpable. Mon cœur se serre ; la paix ne sera donc jamais possible. Jamais. Les inimitiés, les ressentiments persisteront, recouverts d’un voile nommé vengeance. Je comprends les raisons, j’ai pu voir de mes yeux la chute de la Tour, la déchéance des deux camps. Je rejette ces idées de conquêtes, ces assauts politiques, ces envies de destructions. Pourquoi Athéna a-t-elle choisi de les éliminer ? Déjà, à cette époque, sa Voix m’a appelé pour le rejoindre, à la faveur de l’Oubli.
Les ombres s’amoncellent, je les vois se regrouper autour de moi. Celle, gigantesque, d’un homme au bras coupé. Je fronce des sourcils, ferme les yeux pour me concentrer.
Et plus rien n’existe. Je fais abstraction des paroles de cet homme qui ne prend même pas la peine de se présenter. Mépris, c’est ce qu’il éprouve. Quel sentiment dangereux. Je vais lui montrer.

Je fais quelques pas en arrière pour entrer dans la lumière. Je sens les rayons chauds du soleil effleurer ma peau. Ma voix s’élève, invite le corbeau juché sur mon épaule à s’envoler et prendre un éclat doré. J’ouvre les bras et d’une première inflexion de la main qui dessine un cercle invisible dans l’air, quelques plumes tombent. Le noir de mes cheveux se pare d’une blancheur immaculée, tandis que mes yeux crépusculaires s’ouvrent et observent l’homme face à moi.
J’en appelle à l’apaisement, commande à l’Hiver de faire tomber quelques flocons pour accompagner ma représentation improvisée. Mes pas s’enchaînent et à mesure que la neige dégringole des nuées, moi, je m’habille de mon carcan protecteur. Borée libère ma Chlamyde, couvre ses ailes qui s’étire à l’infini et me cache un instant. Je chante quelques notes éparses et douces avant de faire silence. Mes pieds, nus, foulent le sol gelé. Deux ailes dans mon dos deviennent ombre puis lumière. Elles s’évanouissent, vision éphémère.

« J’incarne les longues nuits, la douce candeur de l’Endormi. Mais bientôt le Printemps arrivera. Il ne faudra pas oublier, certes pas. Or, il est judicieux de ne pas imiter non plus nos ennemis. Je vous en prie, laissez-moi voir Adalrik, l’Ombre s’étend et risque de tous nous étouffer. »

J’affiche un grand sérieux, une gravité à peine voilée. Une détermination sans failles. Je dois le voir.

Mes yeux rubis regardent une lame sortir hors d’un fourreau. L’homme, drapé dans son incertitude, le rend plus menaçant encore qu’il me lorgne de toute sa hauteur. Je ne cille pas, bien disposée à essuyer toutes ses tentatives pour m’impressionner. Me faire peur. Il soulève des questions pertinentes et que je comprends. Il est un Gardien. Je le vois bien et ne peux que m’incliner devant sa ferveur.
Je l’observe, silencieusement. Demande à mon armure de me quitter. Je suis dépourvue de défense. Sans armes, je ne vais certainement pas m’engager dans son jeu. Je n’aime pas combattre. Ce n’est pas ainsi que j’ai décidé de mener ma vie.

« C’est ma mission. » dis-je sans détour. « Adalrik, alors que j’étais encore enchaînée à Rome, m’a délivré, m’a guidé vers mon Destin. Il savait. Il savait qu’Il finirait par me porter jusqu’ici. Je n’ai fait que suivre un chemin. Emprunter un sentier que je ne veux pas quitter. »

Je lève le menton. « Je suis une Völva, une tisseuse de paix. Ce n’est pas moi qui apporterai le chaos et la destruction. Non. Je suis destinée à guider les âmes. J’ai dû, pourtant, faire quelques sacrifices. »

Je me teinte de tristesse. « J’ai quitté Athéna, je ne suis jamais revenue, sauf sur le champ de bataille où j’ai tenté de sauver ce qui pouvait l’être. J’ai été appelé par Lui. Mais j’ai été maudite, ma mémoire s’étiole, j’oublie, laisse derrière moi des souvenirs lorsque je m’engage dans le Rêve. Je me perds ici et ailleurs, entre les mondes. Je ne peux plus me retourner, reculer. »

Je prends une grande inspiration. « Adalrik m’attend. Il incarne mon avenir, mon présent. Il aurait pu m’emmener avec lui, il y a des années, il ne l’a pas fait. Il a ses raisons que je n’exposerai pas pour lui. Reste que je ne ferai pas l’affront de m’opposer à vous si vous n’êtes pas convaincu de ma bonne foi. J’attendrai toute une éternité s’il le faut. Mais je dois délivrer mon message à lui et à lui seul. Je ne vous connais pas non plus et je ferai ce qu’il faut pour gagner votre confiance. Les paroles peuvent sonner avec justesse, pourtant ! Ce ne sont pas les actes qui comptent avant tout ? »

J’ai un vaste canevas à tisser, des fils à rattraper et nouer ensemble.

« Je comprends votre ressentiment envers les Saints. Je comprends et le respecte… » Je secoue la tête. « J’ai un message qui ne s’encombre pas des aléas de la politique, de la guerre ! Quelque chose se trame, je vous l’ai dit et j’ai besoin de réponses. Et expliquer au Briseur de chaînes que Mebd, Balor et ses ombres se regroupent. »

Nous arrisions à un point de non-retour. Je risque beaucoup à m’entêter et mon discours ne semble vraiment pas l’atteindre. L’Aveuglé est fermement opposé à me laisser entrer et voir Adalrik. Pire que tout, il me met face à ma propre destinée, me commande de lui en dire plus sur les maux qui me frappent. Je l’ignore et je devine que cette ignorance allait me coûter cher. Je discerne du coin de l’œil les gardes se rapprocher.
Dois-je pour autant me déclarer vaincue ? Je me redresse, prête à faire face à cette sentence injuste lorsqu’une voix, impérieuse s’élève. Un homme se présente à nous, dépasse l’autre, cet Amadeus. Je ne bouge toujours pas, curieuse par cette apparition. Il ressemble un peu au Briseur-de-chaînes, son aura, qui ne dégage pas la moindre once de cosmos, est tout aussi chaleureuse. Comme ils s’inclinent tous, je les imite tandis qu’il me détaille.
Il m’invite à le suivre après s’être présenté. Pâris, le très Brillant, me fait face et je plonge mes yeux rubis dans les siens, sans oser le sonder. Je sens encore l’agressivité d’Amadeus peser sur mes épaules. Il est prêt à sévir à la moindre incartade. Je ne lui laisserai pas l’occasion de satisfaire ses envies de vindicte.

« Je vous remercie, Seigneur Pâris, fils de Priam. » Je ne crois pas avoir déjà entendu ce nom auparavant, toutefois je le grave dans mon esprit. Puis, tandis que nous marchons dans une vaste pièce que je prends le temps de dévorer du regard, je lui demande, inquiète pour mon ami : « Le Seigneur Adalrik est-il souffrant ? J’espérais vraiment le trouver… »

Il m’indique un endroit où je peux prendre place. Un peu mal à l’aise par cette mise en scène, je m’installe et laisse les demoiselles voler comme des étourneaux pour nous servir et s’occuper de mes mains. Hypnotisée par ce spectacle, je papillonne des yeux pour revenir sur Pâris.

« Merci, je n’ai pas très faim. J’ai partagé quelques denrées avec la troupe de théâtre toute à l’heure. Ces hommes et ces femmes sont remarquables, j’ai été touchée par leur Art. » Une pause dans mon discours. J’affiche clairement mon embarras. « Veuillez m’excuser, mais… je n’ai hélas pas le plaisir de vous connaître et les messages que je dois transmettre sont… sensibles. »

Pas de cosmos. Le doute était donc permis et j’avais conscience des jeux de la Mascarade imposés par le Père des Dieux de l’Olympe.

« J’ai aussi besoin d’interpréter des signes, des manifestations étranges. J’ai vu un Corbeau Blanc, là où mes pas m’ont mené. Connaissez-vous le royaume de Britannia ? Les terres d’un roi qui se nomme Gradlon ? »

Quelques questions innocentes pour tenter de lever le voile sur l’identité de cet homme mystérieux. J’avisais discrètement d’Amadeus, toujours en retrait. Prête à me prémunir, s’il le fallait, d’un coup de dague dans le dos…

« Je cherche aussi un druide et un futur roi. Myrrdin et Artorius. »

Je vois que mon refus éveille un froissement sur son beau visage. Me rendant compte de mon indélicatesse, je m’excuse d’une inclinaison de la tête et prends entre mes doigts un fruit que je ne connais pas. Le goût est tout à fait singulier et fait pétiller mes yeux.
La réponse concernant le Briseur de chaîne fait naître une immense tristesse. Ici et ailleurs, comme moi ?

« Il s’est perdu entre les Mondes ? » m’enquis-je avec désespoir, vacillante. « Adalrik est un ami cher à mon cœur. Sans lui, je n’aurais pas trouvé mon chemin. »

Je ferme un instant les yeux, essayant de me remémorer ma libération. L’ombre gigantesque, encore, se glisse dans mon esprit et je n’arrive toujours pas à la saisir, à rendre cette image nette et tangible. D’anciennes paroles me reviennent et je chantonne, doucement une vieille mélodie d’autrefois, soufflée par l’Homme-Soleil.

« Emplie d'or et d'ébène, la mort reprend sa vie
Au cœur de la Colchide, rocher des naufragés
La Lumière, les Ténèbres, mais quel sera son prix ?
Un soleil dans la nuit, ou votre éternité. »

Mes paupières, mi-closes, je semble m’éloigner de la réalité, mon aura se faire plus éthérée. Mon enveloppe brille d’un éclat sombre. Avant que je ne revienne, captivée par le regard de Pâris. Il m’intrigue, je penche la tête sur le côté. Adalrik n’a pas disparu, je le sais. Je pense avoir compris de quoi il s’agit.

« Je suis navrée, je ne sais pas où est notre Augure. Et vous me dites que le Corbeau Blanc est la manifestation de la Lumière ? Je m’en doutais… Et je pense qu’il m’invite à continuer mes recherches. » Je marque une courte pause avant de poursuivre. « J’étais en ses terres lorsqu’un autre roi s’est présenté. Il se nomme Léodagan, roi de Carmélide. »

J’acquiesce. « Oui, je les cherche. Ils semblent être une clef importante dans l’histoire qui s’écrit. D’ailleurs, le roi de Carmélide m’a appris que ce Myrddin serait né d’un démon solaire… est-ce vrai ? »

Ma main se porte à mon menton, je réfléchis aux détails délivrés. Ils sont d’importance.

« Léodagan aussi cherchait à savoir où se trouvait Artorius, il a un rôle à jouer. Hadès, ou tout du moins Mebd et Balor œuvrent dans l’ombre et inquiètent les… Ligures ? Oui, je crois qu’il a utilisé ce terme-ci. Une réunion doit se tenir prochainement et j’ai été invitée à Camelot. J’ai besoin d’avoir des réponses aux questions que je me pose. Et trouver Artorius et Myrddin, oui, me semble le plus important à l’heure actuelle. Le Sombre Monarque convoite quelque chose que Nynaeve pourrait lui fournir… un accès à Avalon et au Royaume Sombre. »

La dernière question de Pâris me déstabilise et une vive douleur me foudroie. Je me tiens un instant la tête, tente de chasser les chuchotis qui assaillent l’orée de ma psyché.

« Lotophagos ? Oui… »

Mes yeux se perdent entre l’ici et l’ailleurs, se voilent. Je m’abandonne dans une vision qui m’emporte. L’argent dont s’est paré mon regard est éloquent. Je me sens partir. Sur mes bras, des symboles se dessinent et brûlent ma chair sans me tirer le moindre cri de douleur.

Cet homme sait des choses. Ses réponses tissent des éléments entre eux, dévoilant une vaste tapisserie, aussi belle que complexe. Tandis qu’il les délivre, moi je sombre. Je me sens transportée ailleurs, dans les ténèbres insondables. Où suis-je ? Un sentiment oppressant me gagne et déjà je cherche le chemin. Le sentier au fil d’argent est de plus en plus difficile à trouver.
Je fais apparaître un bâton dans ma main, celui de la Tisseuse. Il brille encore plus faiblement qu’auparavant, seulement il m’éclaire et je vois briller un faible éclat dans cette nuit factice.
Je remonte la piste. Mes épaules s’alourdissent et mes cheveux, dans cette réalité-ci comme dans le monde des Hommes, se parent de blanc. Quelqu’un me guette et il y a cette ombre gigantesque que j’ai oublié et qui ne m’appelle plus. Elle se détourne et mon cœur se serre de regret et d’amertume. Je reviens brusquement à moi.
Mes prunelles écarlates se plantent dans celles de Pâris, puis celles d’Amadeus. Des larmes envahissent mes yeux, je les retiens, souffle avec douleur.

« Je suis encore partie. » je secoue la tête. « Je suis désolée, revenons-en aux sujets qui nous intéressent. » Ils sont bien plus importants. Il est urgent de savoir où aller. Quoi faire. « La menace pour tous les camps est bien réelle. Mais vous m’avez dit avoir offert votre protection au druide et à Artorius ? Savez-vous où ils sont à présent ? »

C’est en suivant leurs pas que nous aurons une chance de les retrouver. D’obtenir d’autres précieuses réponses.

« Je pense qu’il est urgent de protéger les terres de Britannia. De suivre le regard du Corbeau Blanc. D’ailleurs… j’aimerais savoir si vous savez pourquoi Il a souri ? C’était l’une des questions qui me tenait le plus à cœur… j’espérais que le Briseur-de-Chaînes aurait pu savoir. Mais j’ai compris, aussi gardons le silence. »

Je me sens un peu mieux, je veux les rassurer d’un sourire.

« Je m’excuse pour cette frayeur, mais ne vous en formalisez pas. Mon Destin est écrit, c’est à moi d’en changer l’harmonie. »

Une pause.

« Vous évoquiez une épée à libérer ? Il me semble que le nom d’Artorius… Pendragon, il est l’héritier, oui. Pourquoi ne va-t-il pas la chercher ? »

Myrddin et lui m’intriguent.

« Pour vous répondre, non, je n’ai pas eu l’occasion de le croiser, j’ai simplement entendu son nom, de temps à autre. »

Je suis un peu déçue de ne pas avoir une piste à remonter. Artorius et le druide se cachent d’un ennemi dangereux et je comprends qu’il sera bien compliqué de les trouver. La réunion des Ligures qui doit se tenir concerne-t-elle l’héritage des Pendragons ? Excalibur… Hadès… se peut-il qu’il convoite l’Épée ? Ou le Fourreau ?

« Oui, Mebd en fait partie. Leurs forces semblent se regrouper et évoluer dans l’ombre. Je crains pour le Monde. Mais je garde la Foi en la Lumière. Il a ses projets, il nous incombe de le suivre et de le comprendre. »

Je les observe tour à tour, Pâris comme Amadeus.

« Un élève d’Asclépios ? » Une pause. « Oui, il me faudra trouver les autres. Mais nous volons tous dans des directions différentes. Les Vents sont joueurs, peut-être se croiseront-ils un jour ou l’autre. Je vous remercie pour vos conseils. Ils sont précieux. J’ai été heureuse de vous rencontrer. »

Je me redresse pour m’incliner avec déférence. Il est temps de repartir, Odoroï m’attend et je ne saurais rester trop longtemps loin de lui. Il y a une chose très importante que je dois lui confier. Lui dire, maintenant que je suis sûre de moi. Mes yeux se teintent de fierté et de tendresse. Ma main se porte à mon ventre et un sourire apaisé pare mes lèvres. Ma propre lumière m’enveloppe et j’ai la force de continuer.

« Puis-je faire quelque chose pour vous, en échange de votre hospitalité ? Un message à délivrer peut-être ? Ou bien… je serais très heureuse de danser et chanter pour vous. »

J’ai promis à la troupe du Diacre de revenir avec ma Meute, mais évoluer toute seule sur scène ne m’effraie pas. Et j’ai des choses à raconter à travers mon Art. Selon sa réponse, je suis prête à prendre congé, comme à me lancer dans une représentation improvisée.

Le Corbeau est perdu, oui. Il vole de manière erratique, sans savoir où les Vents le portent. Cela n’a pas vraiment d’importance tant qu’ils gonflent ses ailes d’un peu d’espérance. Je ne réponds rien, il a raison de me dire cela. Je reviendrai ici, lorsque j’aurai des réponses, une assurance. Une idée plus précise de ce dont je souffre. Me libérer des chaînes.
Comprendre ce que j’ai fait comme sacrifice. Lotophages.
Je regarde Pâris, fils de Priam, jouer avec une plume blanche qui n’est pas sans me rappeler le plumage du Corvidé que j’ai pu voir lors de mon entretien avec Léodagan. Intriguée, je le regarde faire, métamorphoser le blanc en un bijou qu’il m’offre. Je le prends avec précaution, le noue autour de mon cou sans y réfléchir.

« Merci, Homme-Lumière. » dis-je à son attention. Il est similaire à Adalrik que j’espère revoir un jour ou l’autre. « Puisse la Lumière guider vos pas. »

Et les deux hommes me laissent seule avec des hommes et des femmes privés de leur liberté. Je me rappelle qu’autrefois, je partageais leur vie. Je me faisais alors appeler Lilith. Je congédie aimablement le Maître des enchaînés, me redresse, parcours une dernière fois la pièce des yeux et me retire à leur suite. Il est temps de partir, de voler vers toi, mon Odoroï.

FIN DU RP