[Début Février 553] Le Saint, l'alchimiste et la rose masquée

Temple du Verseau

Aegis semblait heureux de ma proposition, et c'est avec sérénité que nous avançâmes le long des marches qui allaient nous mener à la demeure de Morwenna. A la vue de la façade du temple des poissons, mille questions me traversèrent l'esprit.
Vu l'amertume de notre dernier échange, rien ne disait qu'elle avait digéré cet évènement, et qu'elle allait m'accueillir avec joie. Venant d'elle, je m'attendais à tout. Toutefois, je n'avais ni les ressources, ni la volonté de lui battre froid, au vu de ma lassitude. J'espérais que ces quelques jours lui avait permis de s'apaiser, et de relativiser.

Ensemble, nous avons mené une mission à Jamir, voilà quelques jours. C'est une guerrière discrète, qui ne se dévoile pas facilement, mais doté d'un grand cœur.

Je savais que Morwenna tenait à se faire passer pour une sorte de mégère, manière d'éviter de tisser trop de liens avec d'autres chevaliers, mais je n'avais aucune raison de mentir au chevalier d'or de la Vierge. Lui et moi avons fort mal débuté nos relations, et je ne tenais pas à me jouer de lui pour autant. Au contraire, j'espérais que nous pourrions aller de l'avant, et mieux nous comprendre et accepter nos indéniables différences.

Du peu que j'en sais, les chevaliers d'or du Poisson sont connus pour être des solitaires. Et Morwenna n'y déroge pas. Je doute donc qu'elle se joigne à nous.

Une fois parvenu sur le parvis de la demeure de mon ancienne compagne de mission, je déployais légèrement mon cosmos, pour propulser quelques cristaux de glace en son sein. Une courtoisie pour annoncer notre entrée. Etait-elle présente ? Si oui, daignerait-elle s'avancer vers nous, ou allait-elle me battre froid ? Difficile à dire.

Le froid. Il s’insinuait partout, au moins aussi pernicieusement que son poison. Tout à ses études, la jeune femme frissonna et releva bien vite la tête. Et poussa un long soupir. Elle n’était pas prête pour le revoir. Pas maintenant, pas comme ça alors que ses pensées tourbillonnaient et que ses maigres espérances s’évanouissaient. La jeune femme avait essayé de trouver refuge dans son devoir, à défaut de ruminer de sombres pensées.
Depuis sa rencontre avec Silas, puis Lesath et enfin les aveux qu’elle avait fait à Childéric, Morwenna peinait à faire face à son Destin.
Son monde s’étiolait et sa raison aussi. Sa patience déjà bien élimée s’était échouée contre les récifs d’une réalité difficile à supporter. Elle dépérissait à vue d’œil et commençait à en avoir assez de rester inactive. Attendre de savoir ce que d’autres pourraient lui apprendre. Attendre que son époux démêle un sac de nœuds, entre devoir de la raison et celui du cœur. Attendre qu’on choisisse pour elle, en somme.

Non, Morwenna des Poissons n’était pas prête. Mais elle le devait, il y avait encore ce rôle qu’elle devait interpréter, coûte que coûte.

Le froid. Elle le repoussa de son cosmos teinté de la couleur de l’automne. Quelle plus belle saison que celle-ci ? Et qui lui allait comme un gant. Habillée de son armure d’or, la jeune femme blonde au visage masqué s’inclina de façon très militaire, poing plaqué contre sa poitrine.

« S’il te plaît, Kilian, si tu pouvais simplement t’annoncer de vive voix la prochaine fois, cela m’arrangerait beaucoup. J’ai des plantes qui ne supportent pas le froid. » Son cœur aussi.

« Je vous souhaite la bienvenue en mon Temple. Je suis Morwenna des Poissons et vous devez être Aegis de la Vierge. » poursuivit-elle d’une même « voix » aux tonalités neutres, presque sans vie. « Que puis-je faire pour vous ? »

Un premier contact, depuis ces quelques jours.
Un premier rejet, aussi.
Je sentis son cosmos s'opposait au mien, pour en rejeter le froid, pourtant léger. Une symbolique, certes, mais qui me fit soupirer de dépit. Je n'étais pas en état de me livrer à ce petit jeu. Mais au lieu de m'agacer, mon cœur se serra en silence. Les choses n'avaient pas évoluées favorablement depuis que j'avais quitté le Sanctuaire.
Revêtue de son armure d'or, tel un corset la retenant de chuter, je la vis se rapprocher m’horrifiant de l'état de son corps. Pourtant, je retins ma remarque à ce sujet, par respect pour elle. Si nous avions été seuls, cela aurait été différent, mais je ne tenais pas à la froisser devant Aegis.

Je m'en souviendrais.

Simple réponse froide et neutre à sa réflexion. Quelle façon de m'accueillir... Le fossé qui béait entre nous depuis notre dispute face au Grand Pope était loin de s'être refermé.
Comble de l'injure subtile, Morwenna adressa ses salutations à la Vierge, et lui demanda la raison de sa venue, en m'ignorant totalement. Elle ne nous traitait pas en duo, mais comme des êtres séparés. Soit.
Mutique, je croisais les bras, en attendant que le sixième gardien ne réponde. Pour un peu, j'aurais souhaité que la gardienne des Poissons ne se joigne pas à nous. Et pourtant... Une part de moi espérait que nous profitons d'un instant de recueillement pour faire la paix.
Le pire c'est que Morwenna semblait indifférente à la peine qui se cachait sous mon éternel masque de neutralité, pourtant bien ébranlé. Elle qui commençait à me connaître, avec qui nous avions partagé des jours de voyage, était indifférente à mes affres.
Simple rancœur, ou la douleur physique et mentale la rendaient à ce point amère ?

Une beauté fanée eut-elle envie de lui répondre. Mais la jeune femme n’avait ni la force ni dans l’idée de se lancer dans des réflexions qui n’aboutiraient à pas grand-chose. Elle se contenta d’acquiescer à la première question, faisant un pas de côté pour leur libérer le passage. Les tombes des anciens Héros, voilà une destination intrigante. Son visage masqué se tourna vers Kilian, comme une question muette. Pourquoi vouloir s’y rendre ?
Pour la Vierge, la réponse pouvait sembler évidente, lui, homme plus proche de Dieu. Pour le Verseau en revanche… elle l’étudia alors plus attentivement et sentit quelque chose résonner, s’accorder. Le sang s’exprimait pour eux. Et elle abandonna le froid qui régnait dans son cœur, délaissant ses états d’âme.

« Il n’a rien fait de mal. » fit-elle d’une voix atone. « Mais il est vrai que le jardinier peut parfois être un vrai dragon. »

Ce qui pourrait se rapprocher d’un rire s’envola à leurs oreilles. Puis, sans leur en demander la permission, Morwenna ouvrit la marche pour les guider. Sur le chemin, ils purent voir les nombreuses roses s’épanouirent dans un beau silence. Dernier rempart. La Sainte posa sur elles un regard teinté d’amertume.

« Il y a bien longtemps que je ne me suis pas rendue là-bas. » Elle marqua une courte pause et jeta un regard par-dessus son épaule, s’appesantit sur Kilian. « Pourtant, il est bon d’honorer la mémoire des défunts et de leur demander conseil. »

Se pourrait-il qu’il soit arrivé malheur à son frère de cœur ? La jeune femme tentait de percer ce carcan de stoïcisme absolu. Prier ne lui ferait pas de mal. L’introspection solitaire pouvait l’aider dans ses questionnements. Calmer les doutes et les craintes qui régnaient dans son cœur solitaire.

Écrin de chaleur entre deux rocs polaires, Aegis se présenta avec entrain, prenant au passage ma défense.
D'abord étonné, je lui adressais un signe de tête de pure reconnaissance. Au fond, malgré notre première rencontre peu amène, j'étais heureux de le voir tenter de redresser la barre, en faisant preuve de bonté à mon égard.
Morwenna sembla, elle aussi, être sensible à l'argument de la Vierge, et adressa une repentance sous-entendue, à laquelle je répondis par un regard entendu. Elle allait visiblement plus mal que je ne l'avais craint, et son humeur "dragon" s'en ressentait.
Sans y être obligée, la dame des lieux nous mena à travers sa demeure, alors que mille roses se déployaient sur son passage. Apparence délicieuse, mais que cachait-elle ?
Perdu dans mes pensées, mon regard éteint croisa le sien, alors qu'elle m'adressait une phrase sybiline, mais dont je devinais le sens.

Oui... Quand la solitude nous ronge, il est bon d'aller poser nos émois sur une tombe de pierre, et de puiser du réconfort dans l'héritage que nos chers disparus nous ont laissé. Et dans la certitude qu'ils sont mieux là où ils sont. Qu'ils ont enfin trouvé le repos auquel ils avaient droit.

C'en était trop pour moi. Je laissais échapper un soupir triste, avant de reposer mon masque de glace sur mon faciès où perçait une fatigue qui menaçait de m'emporter.

Tu peux toujours te joindre à nous, si le cœur t'en dit.

J'avais parlé spontanément, et sitôt les mots avaient franchi le seuil de mes lèvres, que je regrettais ma témérité. Si Morwenna continuait à me haïr, nul doute que se retrouver auprès de moi et de la Vierge d'or serait un calvaire, qu'elle n'avait aucune raison de s'imposer.
Je baisais donc les yeux, et attendis que Aegis me guide vers le cimetière.

À travers ces mots, le Verseau confirma les craintes de la jeune femme. Elle eut un regard désolé pour lui, partagea la peine immense qui devait accabler son cœur. Abandonnant définitivement sa sombre humeur, les Poissons hocha de la tête en signe d’accord : elle les accompagnerait donc.
Dans la prière, Nimuë trouvera peut-être des réponses à ses questions, ses doutes et ses angoisses ?
Pour autant, celles-ci furent occultées par la propre détresse de Kilian. C’est d’abord en soutien pour lui, qu’elle acceptait de quitter sa garde pour un temps.

Qu’un soupir transgressa. Fronçant les sourcils sous son masque, la jeune femme ne pipa mot face à ces curieuses paroles. Un rien critiques, un soupçon moralisatrices. Une leçon bienvenue ? Peut-être, mais elle déplorait le fait qu’il juge sans connaître. Seulement, il avait raison sur un point et ce contenta d’acquiescer encore.

« Oui, nous ne nous connaissons pas. » fit-elle de sa « voix » aux inflexions indéchiffrables. « Je ne quitte que rarement mon poste, sauf quand une mission m’est assignée. C’est celle qui nous a amené à Jamir, qui a permis de tisser des liens avec mon voisin. »

Bien sûr, elle ne révélerait pas à cet étranger les événements de leur rencontre, ils ne regardaient qu’eux.

« Mais c’est vrai, nous nous entendons bien et je sais que je pourrais compter sur lui sur un champ de bataille. » Une pause. « Et j’ai connu la guerre, oui. »

Trop de fois eut-elle envie d’ajouter sans oser le faire. « Et vous ? »

Elle laissa sa question telle qu’elle, sciemment. Morwenna ouvrit la marche pour continuer leur progression, jetant de temps à autre, un coup d’œil vers Kilian.

Se détendre ?...
La proposition semblait de bon aloi, dictée par un agacement que je pouvais comprendre. Sauf que ma peine était encore bien trop récente. Je me contentais donc de hocher la tête sans réelle conviction. Je n'avais même pas la force de m'agacer ou de répliquer. A ce stade, je désirais juste me recueillir en silence, dans un lieu adapté.

Puisses-tu ne jamais perdre quelqu'un de proche... Pensais-je, sans amertume, mais avec peine.

Mon mutisme permit un échange à la fois cordial mais tendu entre mes deux homologues. Plus chaleureuse, malgré son masque physique et émotionnel, Morwenna prit le soin de ne rien dévoiler de notre relation amicale, et j'approuvais sa discrétion.
Suivant le pas, je fus surpris par la parole apaisante adressée à mon intention par la taciturne gold des Poissons. Et machinalement, je lui adressais un regard de gratitude. Oui, sur un champ de bataille, notre duo serait redoutable.
Au final, j'étais heureux de savoir la hache de guerre sinon enterrée, du moins moins tachée de sang entre mon amie de Jamir et moi. Vraiment, cette période n'était pas propice aux conflits.
Nous étions donc en route pour réfléchir, honorer les défunts, faire un point d'étape dans nos vies. Et quelque chose me disait qu'autant Morwenna que moi en avions grandement besoin. Quand à Aegis... Je ne savais rien de lui, au final. Qui était-il ? Son passé ? Ses liens rompus ou présents ?

Après un temps à discuter avec Aegis, ce dernier se sépara de Kilian et Morwenna, émettant l’envie de se retrouver seul. La Sainte des Poissons respectait ce choix, jugeant nécessaire que cette envie d’introspection soit solitaire. Pour elle aussi, ainsi que son demi-frère dont l’âme tourmentée faisait écho à la sienne. Morwenna aspirait à la paix, alors il était peut-être temps d’enterrer la hache de guerre et cesser de montrer les crocs.
Assurée que la Vierge ne soit plus à portée de vue, la blonde, qui avait capté en surface les sentiments de Kilian, posa une main sur son épaule, compatissante.

Puis, l’invitant à se recueillir, la Sainte s’agenouilla. Vida son esprit des pensées et des douleurs qui l’embarrassaient. Écarta sa colère, ses doutes, ses ressentiments. Plus rien d’autre n’existait que le moment présent, déjà si fragile.
L’éphémère de la vie pourrissait son cœur, elle avait peur de mourir et courait donc vers ses angoisses dans l’espoir de les faire taire. Obnubilée par la possibilité de perdre tous ceux qu’elle aimait, la Sainte se battait. Contre les spectres de son passé, de sa malédiction. Mais elle comprenait que son pire ennemi, c’était elle.

Mains jointes, un sourire s’était glissé sous l’ombre du masque. Nimuë demandait l’absolution. Elle se tournait vers Athéna, celle qui serait à même de l’aider.

Elle demeura un long moment en silence, l’esprit d’abord confus, en ébullition. Avant que la tempête ne passe, et l’apaisement caresser ses blessures. Dans son aura, ce changement se faisait sentir. Cette dernière s’était glissée jusqu’au Verseau, comme l’une des mains de la Sainte, qui cherchait à s’entremêler à celle de Kilian.

« Merci. » fit-elle simplement sans se tourner vers le jeune homme.

Son visage se leva parmi les hauteurs, contemplant le soleil.

Ainsi va le recueillement.
Il apaise, caresse l'âme, permet de se recentrer sur l'essentiel. Et de chérir le souvenir des défunts.
J'observe Mowrenna se mettre à genoux pour entamer sa prière. En silence.
Son aura change peu à peu, et je perçois le retour d'un lien cosmique qui m'avait manqué. Elle est là, moi aussi. Et nous en avons conscience.
Je ressens sa gratitude, et tourne mes pensées vers le frère que je viens de perdre.

Toi parti, d'autres prendront la relève pour veiller sur moi... Repose-toi, où que tu te trouves.

Et je m'avance pour venir prendre place aux côtés de mon amie. D'une pensée, je fais apparaitre une fleur de glace que je pose face à nous. Un hommage.

Aorlin vient de mourir. De ma main. Et je sais qu'il est enfin en paix.

L'aveu est terrible, et ma gorge serrée. Je sais être condamné à revivre cette scène encore et encore, mais je n'oublie pas la chance d'avoir eu Hermès comme guide vers l'avenir.

A qui adresses-tu tes pensées ? Qui veille sur toi, de l'autre côté du voile ?

Loin d'être de la curiosité mal placée, ma question était un pont susceptible de réunir nos deux chagrins, via une compréhension mutuelle. J'en avais assez de ce mur étrange et frustrant érigé entre nous.
Assez de la confrontation aveugle de nos deux solitudes.

Morwenna le laisse venir se recueillir auprès d’elle. Nullement gênée par leur proximité, autant de corps que d’esprit, la jeune femme sent s’opérer une symbiose. Le sang s’exprime et l’idée de libérer son cœur se manifeste à l’orée de son esprit. Elle doute, elle ne sait pas si elle doit le faire. Lesath a deviné, grâce à l’écarlate, justement.
Plus elle passerait du temps avec son voisin, plus le risque grandissait que son demi-frère découvre le pot aux roses.
Voir germer au bout de ses doigts, une fleur de glace qu’il offre à la mémoire du défunt Aorlin lui serre le ventre. Elle a compris en le voyant. Elle a compris en lisant dans son âme esseulée. Mais face à sa peine, immense, Nimuë reste réellement muette.
Qu’il se libère ainsi de son fardeau, annonçant une vérité insupportable pour lui, la surprend. La confiance qu’il lui porte la touche, autant qu’elle la blesse. Car elle doit se taire.

C’est là son prix à payer, au nom des roses. Une promesse à Athéna. Mais, intérieurement, la Sainte lui promet qu’un beau jour, elle lui avouerait sa triste vérité à elle. Persuadée que Kilian comprendrait, elle n’ouvre donc pas la bouche, se contente d’aller chercher sa main, qu’elle serre dans la sienne avec douceur. Un premier vrai contact qu’elle prolonge. Qu’elle ne briserait pas.

« Je vais te paraître bien égoïste, mais cette fois, c’est à moi que je pense. Car je sais que ceux que j’ai perdus sont déjà là, autour de moi à me veiller. J’ai compris… que j’étais mon propre poison. Dans mon aveuglement, je me suis perdue et puis je me suis retrouvée, grâce à la Mort. C’est ironique, non ? »

Elle lâche un petit rire de sa « voix » inorganique. Musique un peu triste, mais plus ternie par ses doutes et ses malheurs.

« J’ai accepté l’idée de ma propre mortalité. De tout perdre. En vérité, je peux te l’avouer, l’ombre de mon maître me pesait. En ayant peur de marcher dans ses pas, en voulant le détester à tout prix, je n’ai pas vu que… je marchais déjà dans ses pas. Parce qu’il ressent les mêmes peurs que moi. Alors c’est… oui, c’est à lui que j’adresse mes pensées. »

De réconciliations. Pour lui, comme pour elle. On ne devient pas monstre. Là-dessus, Nimuë O’Bannon s’était lourdement trompée.

« Tu as dû faire un choix difficile comme moi… Sache que je ne te jugerais jamais pour ça et que tu n’es pas seul. Jamais. »

Dit-elle avec une drôle de détermination. Pleine de conviction. D’amour.

Le contact physique me surprend, mais je ne retire pas ma main. Car, j'ai la sensation brusque d'une complémentarité, jusqu'alors cachée. Comme deux pièces se rejoignant enfin, dans une osmose totale, qui me heurte de sa simplicité, de sa logique même.
Deux composants alchimiques aux effets inconnus qui s'allient en un mélange parfait.
Mon regard se tourne vers elle, et la phrase s'échappe de mes lèvres, sans hostilité, sans retenue, presque innocente, suppliante.

Mais qui es-tu ?...

Je la regrette aussitôt, tant je crains de briser ce lien retrouvé, revigoré, dont la douce lueur chaleureuse embaume mon cœur en deuil. Je baisse alors les yeux, autant que la voix.

Pardon... Je ne sais pas ce qu'il m'a pris...

Mes doigts resserrent aussitôt les siens, prodiguant une chaleur naturelle. Et ma voix se mue en un murmure, presque honteux.

Tes secrets t'appartiennent bien entendu. Mais sache que moi non plus je ne te jugerais sous aucun prétexte. Et que tu ne sera plus jamais seule, non plus... Je ne m'explique pas pourquoi je ressens tant de bienveillance à ton égard, de façon si spontanée, mais... Je ne ferais rien pour faire taire cette sensation.

D'où pouvait donc provenir cet amour qui faisait ainsi battre mon cœur ? Etais-je en train de tomber amoureux de cette femme si secrète ? Non... Et pourtant, je ne trouvais aucune autre explication à ce que je ressentais. Bon sang, je n'étais pas prêt pour cela... Pas du tout même.
Je réalisais alors que mon visage avait viré à l'écarlate.

Je... Je... Si tu es ton propre poison... Je ferais tout pour te transformer en source de vie, et plus de mort. C'est dans les cordes d'un alchimiste.

Qui es-tu ?

La question la heurte et la déstabilise. Au-delà du fait qu’elle vienne de lui, cette interrogation, Nimuë l’a eue pour elle. Longtemps, la jeune femme s’était cherchée. Elle avait joué avec les masques, oscillant entre la pirate au tempérament de feu, inatteignable, drapée dans sa confiance factice et l’image d’une combattante sans foi ni loi et la solitaire, perdue dans son malheur et la peur.
Maintenant, elle était convaincue d’être à sa place, là où elle devait être. Elle était la solution à ses propres maux.

Et à la main tendue, resserrée autour de ses doigts fins, elle n’eut pas de geste de recul. Elle ne se défila pas. Ses yeux, au travers les fentes de son masque, brillèrent d’émotion.

« Ne t’excuse pas. »

Elle voulait calmer sa confusion. Devinerait-il son sourire derrière ce carcan de fer ? Ce dernier rempart ?

« Merci, Kilian. » Tu as déjà la réponse, là, au fond de toi, de ton cœur malmené. Nous sommes des O’Bannon. Mais je te promets qu’un jour, je te raconterai tout. « C’est peut-être par pitié ? »

Lance-t-elle sur le ton de l’humour pour tromper cette soudaine vague d’émotion qui la submerge.

« Tu viens de mener à bien un douloureux combat, s’il te plaît, ne te jettes pas déjà dans un autre. Je n’ai plus peur, désormais. Je sais qu’Athéna entendra mes prières. Elle me montrera la voie. Et si elle désire que tu m’épaules… alors je viendrai te trouver. »

De la pitié ?!
Fort heureusement, je décèle de l'humour, à travers ce mot si cinglant. Et à la stupeur initiale, se succède un sourire taquin.

S'il y a bien une chose que tu n'inspires pas, c'est la pitié...

Une boutade aux accents de sincérité. Morwenna pouvait engendrer, par son tempérament, de la colère, de l'amour, de la tendresse, de la compassion, de l'incompréhension voire de la rancœur. Mais de la pitié... Non.
Attentif, je l'écoutais répondre à ma proposition, acquiesçant au final à la voix de sa raison.
Toutefois, un élément me fait tiquer. Remettre son destin entre les mains d'Athéna... Notre déesse n'est ni pire, ni meilleure que les autres immortels, de mon point de vue.
Trop éloignée de nous. Adepte du célèbre "Aide-toi et le ciel t'aidera". Là où j'aurais eu tant besoin de ses lumières, c'est son frère Hermès qui m'a apporté la clarté et la délivrance.
Je n'en conçois nulle rancœur envers la déité pour qui j'ai tant combattu, mais... Je suis désormais convaincu de tout faire pour ne pas compter sur une intervention tangible de sa part.

Ta foi est admirable.

Au contraire, de la mienne, plus pragmatique que fanatique. L'image d'Athéna me semble si lointaine... Alors, je me contente de croire en son rêve, à défaut de pouvoir m'en remettre à sa personne.

Comme tu voudras. Mais tu pourras compter sur moi, en cas de besoin. Et j'espère qu'une fois guérie, nous pourrons... aller de l'avant, et que tu me montreras enfin qui se cache derrière ce masque.

Dans tous les sens du terme. Car j'ai bien noté, que mon amie a pris soin d'esquiver les questions la concernant. Et malgré moi, cela me peine, sans que je n'en comprenne la raison.
Solitude.

Sa sincérité la trouble. Nimuë croit encore au pouvoir des apparences, elle a beaucoup joué dessus, lorsqu’elle était encore capitaine sur la Rose Sanglante. Faire bonne figure. Porter un masque. Tout cela dans le seul et unique but de ne jamais montrer le moindre signe de faiblesse.
On lui avait appris à cacher ses émotions, ou à les libérer au besoin. La vie l’avait changée, sans toucher toutefois à son essence profonde. Bien souvent esquintée par la main du Destin, la jeune femme s’était toujours relevée. Ses oscillations allaient cesser à la fin de sa Quête. Elle le pressentait. Et elle se sentait toute proche du but. À caresser du bout des doigts, le Rêve de sa Déesse.

Un petit « rire » s’envole. « Tu serais surpris de savoir où va ma prétendue Foi, Kilian. Je ne suis pas la plus fervente des femmes, mais la Déesse est un guide pour moi, plutôt qu’une entité que je dois servir. C’est là toute la différence. »

Elle lui a bien souvent tendue la main sans jamais véritablement la contraindre. Même avec son enfant. Elle sait, désormais, qu’Elle a choisi pour lui, l’option la plus douce autant pour lui que pour ses parents. Elle le comprend un peu tard, son âme de mère hurlant au désespoir.

« Des sacrifices, c’est ce que j’ai fait pour effleurer son Rêve. Le Grand Pope le fait mieux que moi et ses enseignements sont précieux, quand je ne m’accable pas de tous les maux ou que je m’entête dans ma solitude. »

Comme toi, a-t-elle envie d’ajouter sans le faire. « Tu es avant tout le maître de ton propre Destin. »

Qu’importe le reste.

« Comme tu pourras compter sur moi, voisin ! » Elle lui assène un petit coup dans l’épaule. Reprends, sur un ton mi-sérieux, mi-amusé : « Je te montrerai la vraie Morwenna, quand ce jour sera arrivé. »

Quand le masque et la perruque tomberont.

« Et ce jour-là, crois-moi, tu devras t’accrocher. »

Elle se releva, tira sur sa main pour l’aider à le faire aussi. Et sans crier gare, la Sainte des Poissons enserra celui du Verseau entre ses bras frêles. Elle murmura :

« Tu n’as pas intérêt à t’en vanter. Ce n’est pas souvent que les Poissons se permettent ce genre d’écart. » Elle se recula et poursuivit avec plus de sérieux. « Si tu as besoin d’une oreille attentive, tu n’auras qu’à gravir les quelques marches qui nous séparent. »

Morwenna lui fit un petit signe d’au revoir avant de se détourner. Nimuë, elle, souriait.

Athéna, une guide ? Le concept m'interpelle, tant il me semble étrange. Loin de ma réalité, de ma conception de la divinité.
Peut-on comparer la présence de la déesse aux yeux pers à celle d'une étoile filante ? A bien y réfléchir, je préfère garder d'elle ma vision passée : une image, un fait comme le vent, l'eau, le froid ou le ciel. Son rêve me parle, sa cause est la mienne, mais sa personne... Non, je ne peux pas l'entrevoir comme autre chose qu'un œil lointain et immatériel, incapable de se soucier réellement de moi, en tant qu'humain. Point de reproche, mais une constatation.
Toutefois, je me tais pour ne pas froisser l'avis de Morwenna. Libre à elle de croire, de ressentir ce qu'elle pense percevoir. Tant que cela l'aide et la soutient...
Alors que je m'apprête à la taquiner, en lui rappelant de pas être le chevalier le plus simple à impressionner, ma voisine me prend par surprise et m'enserre dans une étreinte, qui me laisse à la fois incrédule, pantois et décontenancé. La mâchoire pendante, le teint blême, je tente d'accueillir ce contact, alors que personne n'a été aussi proche de moi depuis mon adolescence, en compagnie d'Aorlin.

Je... Tu... Oui... Euh... Toi aussi... N'hésite pas...

Je bafouille, je rougis, et je n'aime pas perdre ainsi le contrôle de mes émotions. Mais trop, c'est trop.
J'attends qu'elle s'éloigne, que je sois seul, et je me laisse tomber sur le séant pour pleurer toutes les larmes de mon corps. Brisant le barrage de ma retenue, mes émotions se déversent enfin dans un élan libérateur.
La nuit est froide, belle. Le ciel dégagé. Les étoiles me bercent de leur douce lueur. Et sans en prendre conscience, épuisé par les derniers évènements, je finis par m'endormir au pied d'une tombe. Pour mieux me réveiller, tel le vivant que je suis au petit matin.