[Novembre 543] Pour le plus beau des trésors ! (Endymion)

L'océan en ce jour était calme. Pour ce qu'on pouvait en voir depuis le dessous du plafond aqueux de la plus belle cité au monde. A la surface, le froid d'automne qui commençait à se faire mordant poussait les marins à trouver refuge près des foyers, et notamment ceux généreux des tavernes, où pièces rimait souvent avec allégresse, ou pour certains fesses et largesse. Un jour comme un autre en somme, sauf quand un événement bouleversait une vie ici et là, discret parmi l'immensité du monde, mais un monde en lui-même pour la vie en question.

Aelinor poussa brusquement les portes de la Dame Rousse, l'un de ses tripots préférés et depuis peu un repaire fort pratique pour aller bâtir de nouveaux logements dans une des zones récemment ciblées pour l'extension de la ville. On commençait à manquer de place parmi le petit peuple, aussi des travaux étaient nécessaires pour que chacun pût accéder à un logement décent et salubre.

"TOURNÉE GÉNÉRALE MES AMIS !"

Peu habitués à entendre la voix de ténor monter si fort en tonalité, les clients et le maître des lieux en première ligne levèrent la tête pour voir qui venait pousser la chansonnette à une heure encore trop jeune pour mériter de rouler sous les tables. Quand on reconnut l'Atlante en question, quelques rires moqueurs éclatèrent, et le tavernier s'approcha, essuyant un verre en même temps, puis posa une main sur l'épaule de l'ouvrier avec sympathie.

"Je sais que tu rêvais depuis longtemps de venir brailler ça et devenir un homme parmi les hommes, mais je sais aussi que t'as pas les moyens de tes ambitions, garçon.
-Mais... !
-Oui, une tournée générale ça se paie, contrairement à ce qu'on pense quand on se réveille après la cuite monumentale qui en ressort."

Non. Rien n'arrêterait la flamme qui s'était allumée ce soir-là. Aelinor avait la meilleure raison du monde de réclamer sa tournée générale, et quelque chose dans son regard attisa la curiosité du tavernier. Sa détermination n'avait jamais été aussi poignante, aussi radieuse. C'était presque contempler une personne en transe. L'ouvrier lui posa les mains sur les épaules, preuve d'audace s'il en était en ce royaume de la boisson et des plaisirs.

"Écoute, on se connaît depuis quelques temps maintenant toi et moi. J'ai même refait la peinture de ta chambre à coucher, c'est pas anodin ! Cette fois... Juste cette fois...
-Est-ce que t'as fumé avant de venir ? Ne me dis pas que tu as allé voir la concurrence ! Déjà saoul ?!
-Non je reviens du travail, j'ai pas dormi de la nuit et...
-Va te coucher, jeune coq !
-... JE SUIS PAPA !
-Oh merde. Elle a perdu les eaux et tout le bordel ?
-Oui !
-Cette nuit ?
-Oui !
-Et c'est un garçon ?
-OUI !
-Ok. Seulement pour cette fois. Et seulement parce que cette chambre à coucher a jamais été aussi agréable. Mon couple t'en doit une. Tu me devras disons la moitié, payable en plusieurs fois. TOURNÉE GÉNÉRALE OFFERTE PAR LA MAISON ! ON A NOUVEL ATLANTE A FÊTER LES ENFANTS !"

Un tonnerre d'applaudissements suivit l'annonce -on ne savait pas trop dans la cohue si l'excitation montait pour la boisson ou le poupon- et des pieds se mirent à battre la mesure aux quatre coins de l'établissement. Les serveurs et serveuses se mirent en position pour assurer une cadence soutenue, ayant l'habitude de ce genre d'exercices. La soirée s'annonçait prometteuse. Et elle venait à peine de commencer.

Cartomancien

Une soirée d'hiver, comme une autre, après la saison des pillages.
Alcool, femmes ou homme de basses vertus, chants paillards, rhum encore, et rires. Par Poséidon, que j'aimais ces instants volés à la vie, de légèreté et de folie que je ne retrouvais qu'en cette taverne.
Ma dame rousse.
L'été avait été aussi frustrant que l'automne riche en razzias. Pas moins de cinq navires marchands et deux raids sur des villages de pécheurs m'avait permis de payer grassement mes hommes, et de m'offrir la sécurité jusqu'au retour des beaux jours.
Affalé dans un recoin du tripot, je savourais donc l'ambiance générale. Jusqu'à hausser un sourcil lorsqu'un gamin annonça à grands renforts de cris une tournée générale. La raison ? Une grossesse menée à terme.
Que les jeunes pères étaient délicieusement prévisibles... Tout en joie, les premiers jours, tant que le marmot ne gâchait pas ses nuits, et sa vie de couple.
Bah qu'il profite donc... Je me pris aussitôt au jeu, et le saluais de ma choppe remplie de rhum, alors que les chants résonnaient de plus belle. La paternité m'amusait plus qu'autre chose. Comme une expérience étrange, que je n'expérimenterais jamais.
Me priver de ma liberté pour un gamin braillard ? Jamais ! Et vu le modèle que j'avais eu... Mieux valait que le Diable reste sans progéniture.
Toutefois, ma curiosité prit le pas sur mes réflexions. Je fendis donc la foule en direction du "chanceux" dont la vie venait de définitivement changée, et l'apostrophais en lui enroulant mon bras autour des épaules.

Toutes mes félicitations, garçon ! Profite bien de ce jour unique dans ta vie !

Pouvais-je l'enivrer assez pour l'allonger dans mon lit, manière de lui offrir un ultime moment de délice avant vingt ans de captivité familiale ? Bah... Si Nimue nous surprenait, nul doute que je passerais un sale quart d'heure. Je repoussais donc mon idée vicieuse.

Que dirais-tu de connaître l'avenir de ton gamin ? Je n'ai pas mon pareil pour tirer la bonne aventure ! Les cartes parlent, en écho aux voix des astres sur nos destins. Vois cela, comme un cadeau de naissance de la part du capitaine Endymion !

Une certaine allégresse animait la taverne, entre les rires gras et les boissons qui défilaient sans discontinuer. Rien que pour avoir droit à une aubaine pareille, des tas d'inconnus vinrent remercier plus ou moins formellement le jeune ouvrier, qui ne s'étonna donc pas du tout qu'un énième homme des mers lui passât le bras sur les épaules comme à un vieux camarade.

"Merci ! Merci ! Mais je compte bien faire en sorte qu'il y ait d'autres occasions à fêter ! Ses premiers pas ! Ses premiers mots ! Le jour où il entrera à l'académie ! Le jour où il aura choisi sa voie et trouvera un travail à Atlantis ! Sa première petite amie peut-être !"

Son sourire se figea quelque peu en entendant tout à coup le nom du capitaine. Endymion... Endymion le pirate ? Endymion l'homme sanguinaire que les rumeurs accusaient d'avoir renversé sa capitaine ?! Assurément un homme à ne pas contrarier. Pour autant, est-ce que tirer les cartes et s'attendre à l'avenir de son fils serait une bonne chose ? Les dieux pouvaient toujours changer la donner, et Aelinor n'était pas certain que "révéler" leurs desseins ne fût pas une offense à leur encontre. Mais en même temps, Endymion était légèrement plus tangible que les dieux, et s'il tirait si bien les cartes et n'avait jamais été puni pour cela, alors ce devait être acceptable. A prendre avec prudence mais acceptable.

"Ça alors ! Un cadeau d'un pirate célèbre ? J'avoue que si on me l'avait dit encore dix minutes plus tôt je n'y aurais pas cru ! J'ai même du mal à y croire tout de suite ! Mais que me vaut l'honneur, capitaine ? Est-ce que par hasard nous nous connaissons ? Vous m'avez pas l'air de tirer les cartes pour chaque personne qui vient annoncer un heureux événement par ici, sans vouloir vous offenser."

Réputation sulfureuse

Oh, oh. Ainsi ma réputation me devançait déjà ?
Cela me flatta plus qu'autre chose, même si elle devait demeurer plus que sulfureuse. C'était d'ailleurs un effet voulu : semer le doute, l'inquiétude, déstabiliser, sans tomber dans l'accès de la terreur. Jouer sur la corde raide pour mieux manipuler mes interlocuteurs.
Toutefois, ce n'était pas mon objectif pour ce nouveau père. Et je me fis fort de le rassurer de l'un de mes sourires les plus désarmants.

Pour faire simple, disons que... Je suis de bonne d'humeur ! La saison a été fructueuse, et mes coffres à trésor regorgent d'or frais. Alors autant être généreux avec le premier qui le mérite, à mes yeux !

Pour le coup, j'étais sincère. Versatile, désinvolte et inconstant, je pouvais montrer un véritable visage d'ange, avant que le Diable qui dormait en mon for intérieur ne revienne s'exprimer. Comble de chance pour ce papa novice, ma meilleure facette était d'actualité.
Par réflexe, j'attrapais un verre de rhum sur le plateau d'une serveuse qui passait à proximité, avant d'éclater de rire.

Ne vois pas cela comme un cadeau forcément positif. Les astres ne mentent jamais... Et peuvent te prédire autant le meilleur, comme le pire.

Autant le prévenir d’emblée. Mes cartes n'allaient pas lui offrir ce qu'il voulait, mais plutôt ce que le destin imposerait à son enfant. Tout au plus, je lui donnais l'opportunité d'étancher sa curiosité pour se préparer en conséquence.

Si mon offre t’intéresse, je suis dans mes appartements !

Et sur ces entrefaites, je me dirigeais vers l'escalier qui donnait sur l'étage. Quasiment certain que la tentation serait plus forte que la raison.

L'explication aurait pu paraître louche en temps normal, mais son esprit toujours transporté par l'excellente nouvelle qui avait bercé sa nuit et sa journée se laissa convaincre. Il lui semblait en ce jour que rien ne pourrait mettre à bas sa chance et son humeur, aussi opina-t-il aux raisons avancées par le capitaine, tout en dégustant quelques gorgées de sa propre choppe -plus savoureuse encore que d'ordinaire car elle faisait partie d'une tournée générale, d'un fantasme un peu benêt qu'il avait enfin satisfait.

"Je vois, c'est très aimable de votre part !"

Il regarda alors Endymion s'éloigner, presque aussi vite qu'il avait lancé la conversation, l'invitant directement dans ses quartiers. Un instant Aelinor hésita en regardant le fond de sa boisson : ses intentions semblaient bienveillantes, de même que son visage et le ton avec lequel il avait parlé, mais il avait quand même une réputation, aussi, de coureur de jupons. Et de braies. Autrement dit, le fait d'être nouvellement père ne le protégeait en rien des lubies de cet intrigant personnage, même s'il savait son amour sincère pour sa femme et son premier-né. L'alcool jouait parfois des tours. Heureusement, finalement, qu'il n'avait pas les moyens de s'encanailler pour toute la soirée. Cela lui évitait peut-être une bêtise.

Fort de ses résolutions, il termina d'étancher sa soif, rendit quelques saluts, serra quelques mains, puis se laissa attirer vers l'étage supérieur. Il suffisait de mettre les choses au clair dès le début. Le pirate n'avait aucune raison de le dépouiller : il avait lui-même dit que ses coffres étaient déjà pleins, et probablement entendu que ceux de l'ouvrier manquaient de cette même richesse.

Arrivé en haut des marches, il vit une porte laissée entrouverte, se risqua à la pousser un peu plus pour trouver l'une des chambres agencée de façon identique aux autres, et occupée celle-ci par un capitaine de renom. Endymion l'attendait effectivement avec des cartes, ce qui le rassura quelque peu. Il referma derrière lui mais demeura tout de même à l'entrée un instant, regardant le paquet.

"En fait j'hésite. La surprise fait partie de la vie après tout. A quel point les choses que vous pourrez me dire sont précises ? Je ne veux pas m'attendre à tout, je ne veux pas gâcher la découverte. Et en même temps je meurs d'envie de savoir si je serai à la hauteur... Ah, c'est un choix difficile !"

Alcooliser l'avenir

Il était finalement ici, dans ma chambre, à attendre la sentence des astres.
Parfait...
Sourire aimable et courtois aux lèvres, chemise entrouverte pour dévoiler ma musculature avantageuse, je l'invitais à prendre place, alors que mes cartes se tenaient sagement posées devant moi. Il hésitait, et cela me fit d'autant plus jubiler intérieurement.

Tes inquiétudes sont bien compréhensibles... Mais pour un nouveau-né, je me contenterais de te présenter les astres qui guideront sa vie. Rien de précis, ni la date de sa mort, ni la tienne d'ailleurs, mais uniquement le fil de sa destinée générale.

Pas besoin d'en dire davantage. Il était inutile d'affoler un père encore en émoi. Et fort attrayant à mon goût, d'ailleurs.
Le temps qu'il se décide à prendre place face à moi, je me relevais, m'éloignais du guéridon et gagnais une armoire d'où je sortis l'une de mes meilleures bouteilles de rhum, ainsi que deux coupes. Une fois tout ceci posés sur le bois lisse, je nous servis deux généreuses rasades, avant de lever mon verre.

Au nouveau-venu dans ce bas monde !

Et j'engloutis le délicieux alcool, avant de saisir mes cartes, impatientes de dévoiler le fruit du tirage.
Alors que je commençais le mélange, l'ambiance devint plus pesante, sans pour autant être dérangeante. Les lumières des bougies vacillèrent, avant de s'éteindre pour la plupart. Mes chères compagnes avaient de quoi dire, assurément...
Et comme pour corroborer mon intuition, cinq eurent tôt fait de fuser entre le nouveau père et moi.

Alors ? Veux-tu savoir ?

"Les astres qui guideront sa vie..."

La phrase resta suspendue dans l'air, comme soigneusement soupesée par le fil d'un esprit ouvert à tous les conseils, toutes les situations, mais qui faisait de son mieux pour avancer prudemment, la survie de la chair de sa chair en dépendant désormais. Un bonheur, mais aussi une responsabilité. Il était maintenant comme un chef de clan, le plus gros poisson du banc nommé famille. Il se devait d'être attentif, assagi.

Et alors, la tentation parut face à lui, cette bouteille probablement aussi chère qu'un mois de son salaire, que le tavernier dans toute sa compassion n'aurait jamais osé lui servir. Incapable de la rembourser. Aelinor aurait même juré avoir écarquillé les yeux à ce moment-là, sans être sûr de sa propre expression.

Le capitaine semblait prendre un malin plaisir à le torturer avant même le début du jeu, la mise en scène soigneusement réfléchie, le ton assuré, les cartes déjà tirées comme par magie.

"Vous avez une réputation capitaine, mais pas seulement dans la piraterie. Je vais faire honneur à cette bouteille, mais juste un verre ! Je ne tiens pas à déshonorer ma femme, et encore moins lors de la naissance de mon fils. Et puis je ne suis pas attiré par les hommes."

Un sourire mi-moqueur mi-accusateur. Il était habitué de cette taverne lui aussi, pas un grand buveur, mais un ouvrier connu, respecté pour la qualité de son travail. Sa vie de famille serait préservée. Il prit le verre, remua doucement pour voir le liquide laisser sa trace à la lumière des bougies. Un délice hors de prix, qu'il avait presque peur de gâcher sur son palais non-initié. Il avait envisagé un instant de boire cul-sec, mais cela aurait été un pur blasphème. Concentré sur l'arôme, il goûta juste une gorgée pour commencer. Ne fut pas déçu.

"Bon sang ! Vous ne vous moquez pas de moi !! Je veux bien croire que vos navires soient en or massif après ce breuvage ! Bien donc. Parlez-moi des cartes. En restant simple si possible, j'y connais fort peu de choses."

Commencement

Que le jeu commence...
Le petit ouvrier avait du flair, et loin de m'offusquer de son accusation à peine voilée, je me contentais de sourire de manière énigmatique. Ah ces rustres soit disant monogames... Combien d'hommes avais-je défroqué, l'alcool et la tension aidant ? Ma réputation me précédait, et j'en concevais un réel plaisir de pur ego. Mon amusement se renforça devant la réaction de mon vis à vis une fois que le rhum franchit la barrière de ses lèvres. J'avais de quoi le griser, dans tous les sens du terme... Mais chaque chose en son temps. Et j'avais l'avenir d'un mouflet à dévoiler.

Je serais limpide... Et tu pourras me poser toutes les questions que tu voudras.

La lumière ambiante décrut encore, pour ne laisser que la faible lueur d'une bougie entre Aelinor et moi. J'engloutis alors mon verre, avant de me resservir une dose de rhum. Sans en proposer au jeune home, sciemment. D'un geste habile, je retournais alors la première carte.

Oh, oh... L'étoile s'invite dans le tirage. Signe d'innocence, d'espoir. C'est tout à fait logique, quand on perçoit ce que tu souhaites pour cet enfant...

L'espoir n'était-il pas le reflet de la future pression parentale sur l'enfant ? Les autres cartes allaient pouvoir m'éclairer à ce sujet.

La seconde est... L'amoureux. Il signifie l'hésitation, le double choix. La capacité d'aller dans des voies particulièrement opposées.

Théâtral au possible, je posais la main sur la troisième carte, avant d'hésiter quelques instants. Je tendis alors le bras vers mon verre, engloutis de nouveau l'alcool, et me resservis en proposant un second verre au jeune homme qui me faisait face. Nul doute que la tension devait lui tordre les boyaux... Autant l'aider à les dénouer.

La concentration toute entière du jeune père se tourna vers les cartes, dès lors que la première fut retournée. Il avait vu l'expression du pirate, et son petit manège pour faire durer le plaisir aussi longtemps que possible. A ses yeux, Aelinor n'était qu'une proie de plus, un mari qui rendrait sa femme cocue après quelques verres et un peu de charme. Cela avait de quoi tendre, certes, mais il fallait aussi relativiser. Des astres qui guidaient une vie, pas la vie elle-même, pas un avenir gravé dans le marbre. Tous les Hommes n'étaient-ils pas le résultat de leurs choix, en définitive ?

Simple hochement de tête au sujet de l’Étoile. Effectivement la signification semblait tout ce qu'il y avait de plus clair, au point de se demander si le tirage serait aussi plat et évident tout le long. Impression rapidement démentie par la seconde carte. Rien qu'à son nom, l'ouvrier aurait pensé au choix de partenaire de son fils. Savoir s'il allait trouver une femme d'une grande lignée ou rester dans les environs de l'Atlantique toute se vie.

"Ca peut être un double choix positif, n'est-ce pas ? Par exemple... un choix d'études ? De carrière ? Des voyages... L'indépendance..."

Il opina pour lui-même, acheva distraitement de vider son premier verre tout en refusant posément le deuxième. Oui, un choix incluait simplement une décision à prendre, pas une catastrophe si on se trompait. Il aurait à modeler lui-même sa vie, et la fonction parentale d'Aelinor consistait à lui donner les armes nécessaires pour faire ces choix de façon aussi responsable et consciente que possible. Éducation, compréhension du monde et de ses règles, socialisation, évolution. S'il fallait pour offrir à ce bébé le plus beau des avenirs travailler pendant des mois pour un salaire de misère, il le ferait. La chair de sa chair aurait ce qu'il pouvait lui offrir de mieux. Il serait fier de son père, heureux, épanoui.

"Jusque-là ça m'a l'air bien. Innocent, adaptable. Mais voyons donc la suite !"

D'accord, peut-être qu'il se prenait un tout petit peu au jeu. Mais juste un peu hein.

L'effondrement

Le sens du jeu commençait à prendre son plein potentiel.
Atmosphère, enjeu, tous les ingrédients étaient réunis. Je m'amusais de le voir refuser que je remplisse de nouveau sa coupe... Avec un peu de tension supplémentaire, nul doute qu'il y viendrait de lui même. Je poussais donc machinalement la bouteille vers lui, pour qu'il puisse s'en saisir quand bon lui semblera.
Et j'en profitais pour plonger mon regard impénétrable dans le sien.

Non.

Le mot fut abrupt, rude, aussi véloce qu'un coup de fouet pour ne laisser nul espoir vain.

Les amoureux n'offrent que des choix contraires. Bien et mal. Succès et déchéance. Richesse ou ruine. L'hésitation face à deux voies immuables et sans retour en arrière possible.

Sans laisser le temps à l'ouvrier de se plaindre de la destinée, je retournais la troisième carte pour la dévoiler à nos yeux. Et je me sentis plisser la lèvre de contrariété.

La tour de Babel... Elle symbolise un changement brutal, la destruction d'un acquis. D'une situation établie et qui se voulait stable. Au cours de sa vie, ton enfant connaîtra un tel changement. Et c'est à ce moment là qu'il devra faire un choix.

Bon sang, c'était bien ma veine. Moi qui avait pensé réaliser un tirage neutre, me voilà avec des cartes presque trop parlantes. J'espérais qu'Aelinor ne tomberait pas en syncope... Quoique je pourrais le ranimer avec du bouche-à-bouche.
Sur cette pensée amusante, mais la mine toujours austère, je posais mes doigts sur la quatrième carte, prêt à la dévoiler... Le pauvre père n'était pas au bout de ses peines.

Les choses commençaient à déraper dangereusement. Le jeu, à se muer en une affreuse incertitude teintée de doute. Que l'enfant connût l'échec ne changeait pas forcément la donne : Aelinor avait résolu d'être là en toutes circonstances, de le guider autant que possible pour qu'il devînt un homme accompli et fier de ce qu'il avait entrepris. Tomber signifiait aussi se relever, apprendre de ses erreurs. Réussir du premier coup arrivait rarement.
Cependant, Babel cassait cet optimisme. Et Aelinor ne put y réagir qu'en plaquant fermement sa main sur celle du capitaine et la quatrième carte, pour l'empêcher de la dévoiler. Les yeux rivés sur la précédente, il affichait une expression effrayée. Qu'est-ce qui pourrait bien advenir de si terrible ? Qu'est-ce qui pourrait bien s'effondrer sous les pieds de sa progéniture ? Pourquoi les astres voyaient-ils un futur si sombre ?

"Ça suffit. J'en ai assez entendu."

La gorge bien sèche tout à coup, l'ouvrier lança un regard à la bouteille avant de se raviser, de se lever et de retirer sa main de celle d'Endymion.

"Il vient seulement de naître. Il n'a encore rien fait, rien vu, rien accompli. Je... Je préfère me dire que vous avez menti, que vous n'êtes qu'un charlatan plutôt que d'avoir une épée de Damoclès sur l'esprit !"

A reculons, comme un agneau pétrifié par le regard d'un serpent, il se dirigea jusqu'à avoir la porte dans le dos, la poignée lui enfonçant les reins. Il l'attrapa à tâtons, son regard plongeant une dernière fois vers la carte, vers Babel.

"Merci pour la proposition, capitaine. Merci pour le rhum. Son futur... je ne veux pas le connaître. Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps. Vraiment désolé."

Le Diable

Face à cette terreur paternelle et superstitieuse, je demeurais d'un stoïcisme à toute épreuve.
Calme, détendu, je le laissais s'exprimer avant de réagir.
Comme un pied de nez à son hésitation, je m'emparais de la bouteille avant de remplir de nouveau ma coupe, et machinalement je retournais la quatrième carte pour satisfaire ma curiosité. Un haussement de sourcil énigmatique fut mon unique tic face à cette révélation.
Approchant le nectar de mes lèvres, je reportais mon attention sur le pauvre Aelinor.

Parce que tu crois sincèrement pouvoir effacer notre échange de ton esprit ? Tu as peur, et je le comprends. Mais si tu pars maintenant, tu seras condamné à te demander le restant de ta vie quelle aurait été la suite du tirage... Rien n'est pire que le regret. Et ne pas savoir n'empêchera pas ce qui doit advenir.

La force du déni... Se cacher derrière une fausse ignorance me répugnait au plus haut. Avais-je face à moi un lâche, un couard ? Ou juste un jeune homme trop sensible ?
Tout aussi décontracté, je retournais légèrement la dernière carte pour en prendre connaissance, avant de la replacer face cachée.

Allons... Au fond de toi, tu sais que je ne suis pas un charlatan. D'ailleurs, tout le monde te le dira. Tu connais mon surnom, n'est-ce pas ?

Le Diable.
Le vil tentateur posé sur les épaules des hésitants et des belles âmes. Celui qui murmure à l'oreille de ceux qui comptent. Ainsi me surnommer ma belle capitaine. Et avec les ans, je ne pouvais que reconnaître que mon petit sobriquet m'allait comme un gant.

Ouvre cette porte et tu te maudiras longtemps d'avoir louper cette chance par couardise. Reste et comporte toi en père responsable. Endosse le fardeau de la destinée de ton enfant et prépare le pour qu'il puisse y faire face. Le choix te revient.

Raison, tentation ou perdition ? Tel était son choix. Trop tard pour faire marche arrière sans dommages.

Aelinor secoua la tête, son regard se faisant plus féroce devant l'horrible choix tel que présenté par le "Diable".

"Je ne vois aucune irresponsabilité à partir maintenant. Vous avez vous-même dit que vous ne pourrez pas m'indiquer de faits précis. Il y aura un bouleversement, d'accord. N'en avons-nous pas tous vécu ? Des accidents, des êtres chers qui s'en vont, des disputes avec les mauvaises personnes... Ce serait même plutôt courageux de partir affronter l'avenir sans le connaître. Ce serait normal. Je préfère profiter du présent, vivre à fond chacun de mes moments avec lui, sans avoir à m'inquiéter d'une prédiction qu'on m'a faite. Sans avoir l'amertume d'une catastrophe en tête à un moment où au contraire je devrais l'encourager, le féliciter, le pousser à avancer."

Et pourtant... Pourtant sa main tremblait sur la poignée. Ah, il était doué cet homme, pour attiser la curiosité, les démons des pauvres hères crédules. En fait, le petit détail qui changeait la donne était cette expression passée sur le visage du pirate une seconde. Simulée, contrôlée ou spontanée ? S'il n'avait pas fixé Endymion à ce moment-là, l'ouvrier l'aurait très certainement ratée, mais la situation avait fait que ce n'était pas le cas. Que cela le clouait à ce plancher, incapable de décider s'il voulait ou non savoir.

"Je dois reconnaître que vous êtes un sacré beau parleur. Terriblement convaincant. Vous feriez un travail formidable en tant que négociant."

Seulement voilà, la destinée se révélait sans se monnayer.

Cruelle tentation

Le venin du doute était instillé dans l'esprit de ma proie.
Son discours ne semblait même pas le convaincre lui même... Et j'en eu pour preuve son incapacité à fuir. A tenir la logique entre paroles et actes. Sa main tremblait, mais ses jambes refusaient de bouger. Une victime hypnotisée par un serpent sournois.

Un capitaine pirate n'est pas qu'un sauvage sanguinaire ou un débauché. La négociation doit être une corde à mon arc, pour garantir mon ascension... Voilà pourquoi je ne fais jamais de promesses en l'air. La crédibilité est essentielle, dans un compromis, ne crois-tu pas ?

Deux cartes. Seulement deux cartes, et le message complet serait délivré.
Je détestais faire les choses à moitié, et je ne comptais pas lâcher mon emprise aussi facilement. Comme un défi, je me saisis du duo de messagers encore inconnus à l'ouvrier, pour les dévorer du regard. Ce qui suffit à me faire réfléchir à leur sens, dans cet ensemble.

Au final, le plus intéressant n'est pas le tirage en lui même, mais l'interprétation que l'on peut en faire... Prises seules, les cartes ne donnent qu'un message tronqué. Par contre, une fois assemblée en une suite logique, elles offrent une prophétie complexe et complète. En prendre connaissance et la traduire est une passion...

Une main tenant fermement les tentatrices, l'autre serrée autour de ma coupe, je reportais un regard énigmatique vers le pauvre Aelinor.

Pourras-tu seulement profiter du jour au jour, affligé par l'angoisse que tout peut s'arrêter brusquement ? Savoir, c'est anticiper. Prévoir. Accepter, aussi, ce que la destinée nous inflige. Tu es à un croisement de ton chemin... Rester dans le brouillard et trembler, ou poser le pied dans la lumière crue de la connaissance et agir en tout état de cause.

Cruel cartomancien, je savourais l'atmosphère pesante et cet instant où la destinée pouvait basculer. Un jeu pour moi. Une passion.

Au fil des minutes, l'opinion du tranquille chef de famille au sujet d'Endymion se dégradait comme l'altitude pour un poussin déployant ses ailes pour la première fois hors de son nid. Un nid posé tout en haut des Piliers avec d'autant plus de distance à parcourir et la promesse d'un atterrissage en mille morceaux au bout du chemin.

Négociation... Qu'y avait-il à négocier présentement ? A quoi avancerait Endymion à finir de lui dévoiler ces deux fichues cartes avec lesquelles il jouait en ce moment. Son petit plaisir sadique fit monter le sang aux tempes d'Aelinor, lequel dut inspirer un grand coup afin de se calmer. Il abaissa la poignée, ouvrit la porte et se tourna vers l'extérieur, quand tout à coup de grands éclats de rire et de la musique montèrent de l'étage inférieur. Les minutes s'étaient allongées, et sa tournée avait donné le coup d'envoi d'une fête improvisée. Pas en son honneur, mais qu'il devrait partiellement rembourser. Et il n'en profitait même pas.

"Je devrais être avec eux. A danser et me saouler pour célébrer mon fils. Au lieu de ça... Au lieu de ça vous avez comme qui dirait gâché et piétiné la joie de ce jour."

Un soupir, puis il referma la porte et se rapprocha de la table d'Endymion, préférant rester debout pour s'en éloigner plus rapidement quand le supplice serait terminé.

"En bon optimiste que je suis, je me dis que cela ne peut être pire. Allez donc, charlatan ! Finissons-en. Que je puisse m'en retourner chanter des chansons paillardes et tituber avec mes confrères comme je l'avais prévu au départ."

Son regard croisa celui de l'Amoureux et il ne put s'empêcher d'attraper la carte pour l'examiner de plus près.

"Un croisement à mon chemin... Est-ce vraiment le tirage de mon fils ou le mien ? Je me demande."

Dévoiler l'avenir

La tentation avait été la plus forte. Prévisible.
Toutefois, l'attitude de cet ingrat commençait à m'agacer, et je crus bon de lui remettre le nez dans une réalité récente. Et libre à lui de bien comprendre, à mon regard implacable, que je ne plaisantais plus.

Je n'ai rien gâché du tout. Tu es le seul responsable. Je n'ai fait que te prodiguer une proposition bienveillante, et tu as fait le choix de me suivre, et de te confronter aux prédictions des astres. Tu peux réécrire l'histoire, si bon te chante, mais aucune lame sous ta gorge ne t'a forcée à monter à ma rencontre.

Il pouvait bien geindre, et soupirer face à son innocence perdue. Je n'étais que le messager de sa chute, non la cause. Pourtant, une pointe de compassion naquit à l'écho de sa détresse sous-jacente. Je n'étais pas père, et un pirate aussi irresponsable que moi ne le serait probablement jamais. Mais j'avais souffert de trop longues années d'un tyran paternel cruel et exigeant. Et je ne souhaitais cela à aucun enfant, d'où qu'il puisse naître. Autant verser un peu de miel dans mon vin...
D'un geste vif des deux mains, je dévoilais le duo de cartes finales à sa vue.

Le char d'Arès, synonyme de voyage, d'exploration et de mouvement permanent. Et pour finir... Le monde. L'une des cartes les plus positives en ma possession. Elle symbolise l'ambition, le pouvoir, la richesse et la réussite. Dans ce tirage, je dirais que le sujet va rencontrer d'indéniables épreuves, notamment militaires, mais aura toutes les chances d'en ressortir grandi et auréolé de gloire.

Je me levais alors d'un bond, fit le tour de la table pour venir enrouler mon bras autour de l'épaule d'Aelinor, comme je l'aurais fait d'un bon camarade.

Que ce tirage soit pour toi ou ton rejeton, cela influencera l'autre de toute manière. Mais, j'espère que tu retiendras qu'il ne faut jamais abandonner avant la fin d'un tirage... Ou de toute autre épreuve dans la vie. Allez, puisque j'ai soi-disant gâché ton bonheur, je paierais ta tournée pour me faire pardonner.

Et je l’entraînais en direction de la sortie, pour passer des ténèbres ésotériques, aux rires et à la vie de la basse réalité. Tout en dissimulant dans ma main encore libre, coincée dans mon dos, la véritable dernière carte que j'avais remplacée in extremis par le Monde.
Les arcanes avaient été bien assez cruels aujourd'hui.

Aelinor baissa la tête. Contraint de reconnaître que le capitaine de la Rose Sanglante ne l'avait forcé à rien. Bien sûr il y avait eu des invitations, via le vin, via quelques sous-entendus, et il avait bien reconnu que sa réputation sulfureuse n'avait rien d'usurpé. Mais en s'étant obstiné à refuser, l'ouvrier avait tracé sa limite, défini son cadre, et en aucun cas Endymion ne l'avait franchi. Alors il se sentait un peu honteux, coupable de rejeter la faute du destin sur lui, qui se contentait de dévoiler de simples cartes.

Étonnamment, la fin du tirage se passa très vite, dénuée de cette espèce de suspense que l'aventurier aimait cultiver pour pousser ses victimes à aller plus loin, plus longtemps. Il l'avait probablement froissé en le traitant de charlatan, et Aelinor pouvait le comprendre, mais passer d'un extrême à l'autre rendait la révélation moins impactante, moins pénétrante, de sorte que la promesse de la gloire et de la richesse sonna presque faux à ses oreilles. Presque.

Tout surpris, le jeune père se trouvait déjà à la porte quand il réalisa que la sombre prédiction avait viré à une fin plus qu'enviable. Sans compter le "dédommagement".

"Vous n'êtes pas obligé... ! Je... Merci capitaine... Merci pour votre générosité malgré mon coup de sang... Je vous promets que si nous nous recroisons dans cette taverne, je vous paierai une vraie bonne bouteille. Parole d'Atlante."

Mais est-ce que la promesse d'un Atlante tiendrait toujours, 10 ans plus tard voire plus, quand celui-ci se serait volontairement exilé de la cité ? Allez savoir...

Citation :: Fin pour moi ! Merci beaucoup et à bientôt ; )

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