[Février 553] Saveurs du Monde [PV Séléna]

- D'où viennent-ils?

- De nos colonies, à l'autre bout de l'Océan. Ils appellent ça des "papayes" là-bas.

- Je n'avais jamais rien vu de tel... Et ceux-ci?

- Ils viennent du même endroit. Des grenadilles.

- Je vous en prend un de chaque.

Le bruit des pièces qui changeaient de mains vint conclure l'accord et contenter les deux interlocuteurs. Le marchand observa un instant les pièces que lui tendait l’Égyptien, semblant regretter qu'il s'agisse de la monnaie de la surface, mais l'or avait le même poids, peu importe l'altitude.
Rudjek se retrouvait donc à présent avec ces deux fruits entre les mains. S'il n'avait pour toucher leur texture de ses doigts, il aurait certainement cru qu'il s'agissait d'un rêve. Leurs formes et couleurs lui étaient si étrangères qu'on aurait pu les trouver sur le dessin d'un enfant à l'imagination débordante. La grenadille, à la peau sombre, légèrement écarlate, tenait dans la paume de sa main. Elle faisait penser à un raisin mais plus gros. La papaye était quant à elle plus volumineuse. Sa couleur rappelait vaguement à Rudjek celle du melon, et la texture de sa peau, assez rigide, allait également dans ce sens. Sa forme oblongue, cependant, l'intriguait particulièrement.

L'Oracle, qui se livrait à cet examen approfondis de ces énigmatiques acquisition, fut bousculé par un passant qui continua sa route sans s'excuser. Qui pouvait l'en blâmer? A cette heure de la journée, le gigantesque marché de la place centrale du quartier de l'Antarctique était bondé. Les collisions, inévitables. Tout autour de lui, les cris des marchands destinés à attirer les clients rivalisaient d'intensité. Les discussions allaient bon train dans tous les sens. Les enfants couraient entre les jambes des adultes, riant. Et chacun valsait au milieu de ce désordre organisé afin de trouver ce qu'il recherchait.
Rudjek était venu ici en quête de découvertes. Il avait été servi. Des marchés, il avait pu en voir de plus grands dans les souks du Caire. La diversité des offres, cependant, était sans commune mesure. Le marché d'Atlantis débordait de nourriture, d'outils, de biens et d’œuvres venus de toutes les rives de la Mare Nostrum, et de bien au-delà. A chaque étal, le monde de l'architecte s'agrandissait, les horizons et l'existence de cultures, peuples et terres si différents de ce qu'il connaissait que ses perceptions en étaient chamboulées.

Combien de temps s'était-il écoulé, depuis ce matin où il s'était engagé à l'intérieur de ce labyrinthe de tentes? L'invité de l'Amirauté Atlante en avait complètement perdu le fil. Surement trop, et pas assez à la fois. Une journée ne serait pas assez pour découvrir tout ce que ce marché avait à lui offrir. Il lui fallait l'aide d'un local... Forte heureusement -ou malheureusement?- le Général Deukalyon avait affecté à sa surveillance le Commandant Kelarch. Bien que peu enclin jusqu'ici à entretenir les lubies de sa charge, le militaire avait été des plus efficace lorsqu'il avait fallut se diriger d'un point à l'autre de la cité. Peut-être en ferait-il de même ici?

- Dites-moi, Commandant... Vous devez connaitre ce marché. Auriez-vous des étals à me recommander?

Aucune réponse. Rudjek se demanda un instant si le chaos sonore du marché avait englouti ses paroles, ou si Kelarch avait décidé de faire la sourde oreille à sa question pour ne pas se compromettre. Dans un cas comme dans l'autre, la déception de l'Oracle était immense, et sa journée ruinée.
Enfin, jusqu'à sa prochaine découverte exotique.

L’Égyptien porta la grenadille à ses lèvre et mordit dedans. A sa grande surprise, sous la peau du fruit, c'était une pulpe visqueuse et au gout à la fois acide et sucré qui s'en échappa. S'arquant assez brusquement en avant pour éviter d'en faire tomber, il prit le temps d'apprécier les nuances de cette nouvelle saveur, avant de se remettre en route en naviguant avec adresse dans la foule.
Il y avait tant à découvrir, et si peu de temps!

Une demoiselle déambule, simplement vêtue, oscille entre les masses qui s’immobilisent et se mouvent. Dans ses pensées ne réside qu’un simple souhait : que la mascarade cesse sans trop tarder. Les étalages déployés sont à l’image d’un Antarctique qu’elle ne reconnaît pas ; les marchés d’une si grande envergure ne s’organisent que rarement sur les terres mêlant arts et culture et la Sentinelle Endormie délaisse volontiers les amas tape-à-l’œil aux autres gardiens de la paix illusionnée. À cette occasion, les gardes patrouillent, restent sur le qui-vive, observent les déplacements des curieux. Le Songe s’y affaire également, invite ses oreilles à traîner dans les recoins en dépit de cette nonchalance assumée. Souventefois, Helin l’arbore, cette allure éparpillée ; il s’agit d’un pan de sa personnalité.

Les Bleuets ne furètent plus : ils sont captivés par une foudre aux grondements humains. À proximité, le vieil homme grogne, constate qu’il lui manque un poisson, hurle son mécontentement vers la chevelure brune qui, inondée par l’inquiétude, prend ses jambes à son cou. Il court, s’enfuit comme le rongeur dont la survie est en jeu, poursuivit par une barbe blanche essoufflée par les années.

Hélas, attrapé par le col, l’enfant souffle, apercevant cette porte qui se ferme sous son nez. La sortie n’existe plus, il ne peut plus se rétracter. Ils s’arrêtent, mais bousculent également le groupe qui contient un étranger, renversant la grenadille des mains d’un probable étranger. Sans pour autant les remarquer, le dos se courbe pour se tenir à la hauteur du jeune malfaiteur, tandis que ses mains exercent une pression sur ses épaules.

—Dis donc, Estes, on avait pas convenu que tu devais arrêter ça ? Tu sais que ça ferait beaucoup de peine à Andrea si tu t'faisais arrêter. Elle a besoin de son grand frère, alors tiens-toi tranquille cinq minutes, d’accord ?

Un hochement pour un sourire ; le dénommé Estes n’apprécie pas les réprimandes, mais l’Atlante connaît ses points faibles et n’hésite, à aucun moment, à les mettre sur le devant de la scène. Pour l’heure, ils ne sont que deux et la plus jeune estime l’aînée. Plus que cela, elle a besoin de cette présence. En cela, la pichenette ne trouve aucune véritable résistance, si ne c'est cette éternelle grimace qui, pour la forme, se dévoile sur les traits enfantins.

— Désolée m’sieur, tenez, c’est pour compenser. Quant à toi, t’as pas quelque chose à dire ?
— Pardon m’sieur…

Un dialogue, un échange suffisant pour que le jouvenceau s’éloigne, son butin serré dans le creux de ses mains. L’ancien, quant à lui, râle encore un moment, puis porte son regard vers le commandant avant de s’éloigner. Intriguée, les prunelles se portent vers l’arrière, rencontre de manière plus abrupte l’inconnu et son gardien. Les lippes s’étirent alors, teintées du mutin et de la gêne, alors qu’elle les détaille en long, en large et en travers.

— Oups, désolée, j’vous avais pas vu tous les deux. Désolée pour ta grenadille, mais si tu veux vraiment du local, c’est pas vraiment l’idéal, tu sais ? Ici, c’est surtout du poisson, d'la viande, des crustacés, ce genre d'trucs.

Les billes remontent jusqu'aux perles d'Or, se plantent après avoir accordé un instant d'attention à l'accompagnateur, et déjà une main se présente-t-elle devant lui. Une politesse rattrapée à la volée, une normalité laissée à l'abandon, dans une caisse, quelque part.

— Si ça vous tente tous les deux, on peut aller à l'Échoppe, c'est pas cher et plutôt bon ! Ah oui, j'oubliais, j'suis Helin, et vous ?

À lire:

Sur terre ou sous la mer, on ne changeait pas la loi du commerce. Ceux qui en ont les moyens peuvent s'y offrir tout ce qu'ils souhaitent, alors que ceux qui ne les ont pas... Les obtiennent par d'autres moyens. C'était, pour Rudjek, rassurant de le constater, quelque part. Lui qui avait connu les deux aspects de cette situation, savoir que même les Atlantes devaient se plier à cette réalité revenait à les humaniser. Malgré toutes les différences qu'ils invoquaient entre eux et les habitants de la surface, ils ne pouvaient s'affranchir de cette nature.
L'Oracle observa la scène avec amusement. L'enfant et son butin. Le marchand et son indignation. L'ainée et son habile manœuvre. Il serait volontiers resté spectateur de cette charmante histoire, si la jeune femme qui était venue au secours du petit voleur ne l'avait pas bousculé dans sa précipitation. La grenadille entamé qu'il tenait lui échappa, tombant sur le sol avant d'être écrasée par un passant. Un beau gâchis, mais aux conséquences négligeable. Rudjek ne pouvait pas en tenir rigueur, ni à ce garçon démunis, ni à son ange gardien. Aux excuses de cette dernière, l'étranger les dévia simplement de la main avec un sourire.

- Ne vous en formalisez pas, jeune fille. Un fruit, une fois qu'on en a savouré la première bouchée, perd une grande part de sa valeur. J'ai déjà eu de lui le frisson que j'espérais.

Les yeux dorés, qui avaient suivi le jeune garçon jusqu'à ce que celui-ci disparaisse de sa vue, se retournèrent vers son interlocutrice. Elle avait l'allure de ceux qui avaient connu la dureté de la rue, et qui à présent veillaient sur ses plus jeunes camarades. Une tradition universelle. Il y avait de la curiosité dans ces yeux bleus levés vers l'étranger. Mais de la prudence également. La présence de Kelarch la mettait-elle mal à l'aise? Il était vrai que le Commandant était sérieux à l'excès. En temps normal, surement n'aurait-il pas laissé passer la conduite du jeune Estes... Mais ce n'était pas sa mission actuelle. Si l'Oracle ne se trompait pas sur le caractère de son accompagnateur, sa discipline l'obligerait à rester passif fasse à l'infraction de ces deux jeunes gens. Son silence semblait confirmer cette hypothèse.

La jeune fille se dévoila sous le nom d'Helin. Elle semblait l'avoir identifié, à juste titre, comme un visiteur venu découvrir les mets du marché. Et voilà qu'elle les invitait pour une dégustation dans un lien de sa connaissance. Son analyse n'était cependant pas parfaite. Sans tarder, Rudjek reprit la parole pour répondre aux remarques de la bien sociable citadine.

- Rudjek. Enchanté, Helin. Merci pour votre offre, mais je suis déjà là ou je dois être. Local ou non, ce que je recherche est l'exotisme... Et pour un fils du désert comme moi, les plus simples fruits de la mer sont dors et déjà une découverte unique.

L'égyptien ne doutait pas que, si le temps lui était donné, il pourrait passer la journée à échantillonner les marchands de ce lieux. Mais il était également vrai que, avec une habituée pour le guider, son temps pourrait surement être mis à profit bien plus efficacement. Considérant cette possibilité, Rudjek observa quelques secondes Helin avant de se décider. Après tout, qu'avait-il à y perdre? La jeune fille semblait amicale et volontaire.

- Mais vous semblez connaitre tous les recoins de ce marché... Peut-être avez-vous des recommandations pour un visiteur avide de nouvelles sensations?

L’Homme s’amuse et refoule ses excuses. Semble-t-il que cette scène pour le moins singulière ne le perturbe guère, qu’il ne se formalise en aucun cas de cette perte. Pourtant, bon nombre d’orphelins succomberaient à la peine et la sourde colère à la seule vision d’un aliment délaissé par terre. Cette remarque positionne les bases, confirme la condition de l’étranger ; les perles teintées s’attardent dans un recoin, s’assurent que le chérubin ne recommence pas plus loin, puis s’ancrent dans les Ambres adverses.

Des œillades destinées à l’accompagnateur, incertaines, et déjà reprend-elle le fil de la conversation. D’ordinaire, ces exclamations ne susciteraient aucune réaction, tant la Naïade se berce d’indifférence. Hélas, les intolérances et l’insensibilité ne subsistent nulle part dans cette enveloppe corporelle. Helin est différente, de prime abord : elle est vivante.

—Bon nombre d’enfants n'seraient pas d’accord avec toi, tu sais ?

Une affirmation déguisée par le voile de la question. La Rêveuse pose la mention et passe d’ores et déjà à la suite. Ainsi, la demoiselle se présente, propose et s’interloque, lorsque le dénommé Rudjek indique l’objet de ses recherches.

N’est-ce justement pas ce qui est évoqué ?

Un geste faussement instinctif ; les doigts remontent vers le crâne, grattent le sommet, ébouriffant les quelques fils coton. Le temps d’un instant, les traits se transforment, miment la réflexion et, presque soucieuse, elle tente de remettre la main sur les informations manquantes.

— Hm. Le mieux, c’est d'te guider. Y’a bien un étalage qui propose des spécialités de l’Antarctique, si j’me souviens bien. Si tu veux de l’inhabituel, c’est le genre de trucs devant lequel il faut absolument s’arrêter. C’est à deux pas, donc si ça te tente et que Monsieur l’accompagnateur est d’accord, on peut commencer par ça.

L’Atlante ne pousse pas ses réflexions plus loin, pour le moment. Pas les audibles, tout du moins. En réalité, certaines réactions agrémentent sa curiosité, à commencer par celles du garde qui se tient à ses côtés.

— J’y pense, c’est plutôt rare de voir un étranger ici, tu viens d’où ?

Une demande innocente ; une demande qui en cache une autre, autant qu'elle dissimule un certain nombre d'attentes.

Les premières paroles de l'égyptien laissèrent la jeune femme sceptique. Sans doute devait-il sembler arrogant, à ainsi parler d'abandonner de la nourriture alors que quelques instants plus tôt un enfant avait, sous ses yeux, été assez brave et désespéré pour en voler. Rudjek pourtant ne ressentit nulle piqure de honte aux mots de Helin. Son regard se fit plus distant, déviant dans la direction où le jeune garçon avait disparu. Avec un sourire confiant, mais dénué de joie, il la reprit sur ce point.

- Je le sais. Et ils n'ont pas à l'être. Leurs préoccupations ne sont pas les miennes. Ils ramperont au sol pour ramasser les restes. Et ils voleront pour assouvir leur faim. Ainsi vont les choses. Lorsqu'il s'agit de survivre dans un monde cruel et injuste, la valeur et l'honneur ne signifient plus rien.

Des mots durs. Mais des mots justes. Des mots hérités du Rudjek qui avait passé sa vie dans les bidonvilles de Thèbes, et qui n'avait reculé devant rien pour survivre. Cette vie avait beau appartenir à quelqu'un désormais mort et enterré, l'Oracle se permettait de se les approprier. Il n'y avait nul honte à avoir, ni de profiter de la vie, ni des actes que l'on était obligé parfois de réaliser pour la préserver.

Laissant ces considérations sur la condition de tout un chacun aux philosophes Atlantes, la Pythie prêta attention à la proposition que lui faisait cette providentielle passante. Sa réflexion fut des plus brève. un simple adjectif dans les mots d'Helin suffit à l'interpeler, et en un instant prendre sa décision.

- Inhabituel, même pour Atlantis? Cela semble prometteur. Je te suis!

Les honorifiques furent en cette occasion abandonnés. Ils n'avaient pas lieu d'être, dans cette relation sans titre ni subordination. Juste deux passant allant, le temps d'un échange, dans la même direction. Pour l'heure, Helin semblait encore sur ses gardes vis-à-vis de l'attitude de Kelarch, mais pas au point que sa crainte ne prenne le pas sur sa curiosité. Restait à savoir si c'était là tout ce qui animait cette pétillante jeune femme, ou si elle devait encore dévoiler ses véritables intentions.
Le voyageur emboita le pas à sa nouvelle guide, sitôt que celle-ci eut commencé à lui montrer le chemin. Suivi ensuite la question tant attendue, celle mille fois répétée par les Atlantes qu'il avait abordé jusqu'à maintenant. D'où venait-il? Que faisait-il là? Peut-être d'autres se seraient-ils lassés de cette répétition, de cette attention sans cesse renouvelée. Pas Rudjek, cependant. Toute occasion de briller un peu plus sur la splendide scène d'Atlantis était à saisir. D'une voix enjouée, il répondit, peut-être avec plus de simplicité que d'ordinaire.

- Je suis venu d'Egypte pour admirer les richesses de cette cité. Je voulais découvrir le monde après un arrêt à Alexandrie... Et j'ai été plus que servi! Et toi, Helin? Es-tu une habituée de ce marché? Tu travailles ici, peut-être?

La jeune fille semblait être familière avec ces lieux. Mais était-ce en qualité de cliente, ou de marchande? Était-elle, discrètement et habilement, en train de l'achalander vers sa propre boutique? Si tel était le cas, l'Oracle était prêt à mordre à l'hameçon, pour peu que ses biens soient à la hauteur de ses promesses.

Des lames acérées transpercent l’âme illusionnée ; la Magicienne s’imprègne des teintes sincères, esquisse les traits de la dureté face à ces mots qui, pourtant, énoncent une vérité à peine déguisée. Sous les draps de la compréhension sommeille une colère source, abandonnée de tous, incapable d’engendrer la moindre résonance. En effet, l’une n’y prête aucune oreille, l’autre ne s’y arrête presque pas et la troisième s’insurge devant les inégalités. Or, si cette dernière s’avère bel et bien minoritaire dans les faits, elle n’en demeure pas moins la principale intéressée ; l’Iris des Marais et le Coquelicot sont, pour l’heure, aux abonnés absents.

En ces tendres Naïades résident de paradoxales Lyumnades.

Les lèvres s’entrouvrent, ne parviennent à répliquer, marmonnent des remarques inaudibles. Des presque malédictions, mêlées aux injures feutrées, se perdent dans une gorge nouée. Pourtant, quelque chose s’agrippe à sa trachée, cherche à quitter leur prison pour se déverser extrinsèque.

— Et tu parles en connaissance de cause, j’imagine ?

Une amertume laissée là, dans un coin, avant de reprendre le fil de la véritable conversation et, sans doute, le plus intéressant aux mirettes de l’inconnu : les spécialités culinaires. Si l’Égyptien en quête de dépaysement envisage de se satisfaire de grenadilles, force est de constater qu’il s’est lourdement trompé dans ses recherches, dans ses objectifs et, surtout, de région affiliée au pilier. Ainsi donc le guidera-t-elle sans rechigner plus que déjà effectué, ne souhaitant en aucun cas partir sur de mauvaises bases.

Nulle présence ne brille par son refus et la tornade blanche débute d’ores et déjà la marche, oscillant entre les corps et les étalages. Sans grande surprise, Kelarch se tient en bout de file, reste à proximité de l’invité, et s’emmure dans ce silence qu’on lui reconnaît. Une planche de bijoux, une exposition de tissus suffisamment chauds pour supporter les températures des glaces éternelles, un présentoir de fruits ; ils ne proviennent assurément pas de l’Antarctique, pas plus qu’on ne pourrait en dénicher sur place. Les dépassants, une mine étrange se dessine sur les lippes, source d’un rictus dérangé par la présence des bananes sur son territoire.

Des questions éludées, pour un instant, préférant consacrer l’intégralité de sa concentration au trajet ainsi qu’à l’observation. Les orbes furètent, cherchent l’objet désiré et cessent parfois sur la peau bronzée. Somme toute, la destination entre dans son champ de vision ; un soupire de soulagement s’échappe, alors même qu’une main se met à bouger frénétiquement en direction d’un marchand au visage sillonné par les âges.

— Tu cours encore après les voyous, ma p'tite Helin ?
— Du tout, tu vois, en fait, le gars qui est derrière, là, c’est un étranger. Du coup, j’me disais que ça pouvait être pas mal de lui faire goûter des trucs typiques de l’Antarctique et comme ton étalage est le meilleur que je connaisse…
— La flatterie ne te mènera à rien, jeune fille ! Qu’est ce que je vous mets ?
— Tout ce qu’il te reste d’un peu surprenant. Au fait, Sabas, ça te dérange si on se met derrière, tranquille ?
— Allez-y, j’vous apporte tout ça.

D’un signe de la main, le dénommé Sabas les invite à entrer, à prendre place derrière les tentes, tandis qu’il prépare les viandes et les crustacés. Sans attendre, la masse s’installe, se penche en avant, alors que les doigts tapent le siège qui se trouve à ses côtés.

— Bien, et maintenant qu'on est assis, tranquille, tu vas me dire ce que tu fais vraiment ici !

Au même titre que l'une de ses paupières, close, l'étirement naissant sur les commissures ne tarit pas ; au contraire, celui-ci se teinte d’amusement et de franchise, quand bien même les apparences mussent parfois une présence différente.

Spoiler:

Plus que tu ne le penses.
Aurait-il pu répliquer, si cela avait eu un quelconque intérêt.

En guise de réponse à la question courroucée de la jeune femme, Rudjek se contenta de lui sourire. Dans les yeux d'or de l'Oracle cependant, nulle moquerie n'était visible. Une certaine tendresse, au contraire, emplissait ce fugace regard qui disparut bien vite. Helin lui rappelait le fantôme de son ancienne personne. Face à l'état du monde, elle était indignée, insatisfaite, insurgée... Aucune excuse ou vérité servie par la bouche de la Pythie n'aurait pu suffire à calmer sa hargne. Le Temps serait bien assez tôt un meilleur professeur pour elle qu'il ne pourrait jamais l'être.

Alors chacun garda le silence sur ce qui aurait pu se dire. Les réponses viendraient en temps voulu. En les attendant, l'égyptien s'engagea dans le chemin ouvert par la navigation experte de la jeune fille de la rue. Rudjek admira la dextérité avec laquelle elle manœuvra entre les courants invisibles de la foule, rendant leur progression à lui et à Kelarch des plus aisées. Sous la direction d'un tel capitaine, ils n'eurent aucun mal à arriver à destination.
L'étalage où Helin les avait guidé lui apparut en effet prometteur. Assez étendu, l'endroit était présenté et décoré comme l'étaient ceux qui connaissaient le succès, et qui s'affirmaient comme vétéran du marché où ils posaient leurs marchandises. La discussion entre la fille de la rue et le dénommé Sabas révéla vite qu'un espace à l'arrière avait même été préparé pour la dégustation des clients. Enjoué par les promesses de cette découverte, Rudjek se permit de renchérir.

- J'espère que vous serez à la hauteur de la réputation que Helin vous donne, Sabas! Faites-moi gouter quelque chose d'inoubliable, et je vous paierai le quintuple de ce que vous demanderiez d'ordinaire!

Un défi à la taille de l'égo de l'Oracle. Aussi extravagante sa déclaration pouvait-elle paraitre, il respecterait sa parole si d'aventure Sabas parvenait à faire sa part. Une poignée d'or était bien peu de chose face à la découverte d'une nouveauté réellement unique. Rudjek avait hâte de découvrir si ses espoirs seraient déçus ou honorés. Dans un cas comme dans l'autre, il ne risquait pas de connaitre l'ennui!
Mais Helin lui réservait encore une autre surprise. A peine furent-ils assis autour d'une table que la curiosité de sa guide se porta sur la "réelle" raison de sa présence à Atlantis. Le sourire amusé de l'égyptien vint répondre à celui de sa vis-à-vis. Il haussa les sourcils, forçant quelque peu le trait, alors que son coude se posait sur la table pour que sa paume puisse y accueillir sereinement une part de son visage.

- Ho ho? Et qu'est-ce qui te fait penser qu'une autre raison existe à ma présence en Atlantis? Ta ville ne mérite-t-elle pas, par sa seule beauté, à ce que l'on vienne du monde entier pour l'admirer? Ou peut-être est-ce la présence de mon ami Kelarch qui t'inquiète autant? Tu peines à le quitter des yeux.

Le regard interrogateur de Kephri observa alors la jeune femme, si franche dans ses manières, et pourtant toujours aussi mystérieuse. Il ne pensait pas lui avoir menti un peu plus tôt, en lui disant qu'il était ici pour découvrir la cité légendaire. Pourtant Helin n'avait pas été satisfaite de cette réponse. Cette inattendue cupidité en informations de la part de cette jeune fille interpellait Rudjek. Elle avait bien quelque chose derrière la tête, après tout... Mais quelles réponses espérait-elle obtenir auprès de lui?

Une occasion manquée ; l’inconnu du pilier quémande les sensations de l’inoubliable, exhibe des richesses dont le marchand n’a que faire. En outre, les âmes trouvent leur place et, dans l’attente de promesses à venir, la demoiselle oriente la conversation vers un tout autre sujet. De ses lippes amusées, elle expose un avis tacite et lui accorde une dernière chance.

L’occasion d’énoncer une vérité.

Or, le dénommé Rudjek n’en démord pas. Plus que cela, ses éléments de réponses ne sont qu’un ramassis d’imbécilités, d’autres questions vouées à les noyer. Les sourires ne changeront en aucun cas la réalité mussée derrière une couche de mensonge, pas plus que les sourcils haussés. Quoi qu’il en soit, cette version factice ne l’atteint pas et ses risettes ne se tarissent pas.

— T'essaies toujours de noyer le poisson en posant mille et une questions à la seconde ?

Une remarque pour le moins amusée. Le menton dans le creux de sa main, Helin rencontre le regard du voyageur, le maintient pour un temps, jusqu’à ce que Sabas repasse enfin dans le coin. Dans l’instant, les prunelles se relèvent, lui adressent une douceur invisible, puis se reportent sur les plats déposés sur la table. Parmi eux, des viandes parfumées, des poissons séchés, bouillis ou en papillotes, des coquillages et des crustacés ; les variantes sont nombreuses et soulignent l’intérêt éprouvé envers les régions glacées.

— Vous m’en direz des nouvelles !

Des remerciements, et déjà disparaît-il de l’autre côté, retournant vaquer à ses occupations. Dès lors, l’attention de l’Atlante revient sur l’homme, lui fait signe de commencer à se restaurer, tandis qu’elle jette un dernier regard au garde. D’une main, elle s’empare d’un poisson séché, prend le temps de le déguster, avant de revenir au sujet.

— Atlantis, c’est pas vraiment un coin facile d’accès pour les étrangers, si tu vois ce que je veux dire. Qui plus est de venir jusqu'ici. J’aspire à intégrer la garde, du coup, je comprends plutôt bien que le gars qui traîne avec toi n’est pas qu’un simple compagnon de voyage.

La nuque se penche, pour toutes salutations.

— C’est que Monsieur Kelarch est plutôt connu des aspirants et des gardes…

Helin ne se déleste pas de cette attitude qu’elle conservait depuis un moment déjà. Pour l’instant, elle attend ses expressions et ses mots, ces réponses à la question qu’elle n’estime pas nécessaire de reposer. Pour autant, il n’est plus question de le fixer, car il faut profiter des mets tant qu’ils sont encore là.

La jeune fille effectua une magnifique parade verbale, suivie d'un contre qui toucha vrai. L'égyptien garda son sourire malgré tout, confiant. Il était impressionné par l'esprit inquisiteur d'Helin, mais ses promptes accusations trahissaient un zèle trop prononcé, qui lui faisait ignorer l'évidence. Un débordement propre à sa jeunesse, assurément. Adoptant un ton faussement vexé, l'Oracle incognito rétorqua aussitôt.

- Quelles intentions me prêtes-tu? Je m'inquiète simplement de l'impression que je te donne, pour que tu me soupçonnes ainsi de te cacher des choses...

Une demi-vérité plus qu'un mensonge. La Pythie restait fidèle à elle-même. Rudjek soutint pendant un instant le regard de la jeune femme, cherchant à lui faire comprendre que malgré son remarquable répondant, il faudrait qu'elle lui donne un peu plus de matière avant d'avoir des réponses. Malheureusement -ou fort heureusement, selon les points de vue-, le brave Sabas revint vers eux en leur apportant les spécialités promises. Les odeurs qui emplirent l'air témoignèrent immédiatement de la saveur tant vantée de cet assortiment. Helin, dégustatrice expérimenté, saisit immédiatement ce qu'elle convoitait et commença à mordre dans la chair d'un poisson, alors que l'invité, lui commençait à récolter dans son plat un peu de tout.

Finalement, la nourriture délia la langue de la jeune fille qui se décida à partager la source de sa méfiance. La présence d'un étranger dans un endroit aussi secret, qui plus est accompagné par un commandant de la garde, lui avait mis la puce la l'oreille. Rudjek se tourna à moitié vers Kelarch. Il n'avait pas réalisé qu'en plus de son grade, son stoïque gardien était une célébrité! Cela expliquait donc le scepticisme de Helin. En partie. Regardant directement sa guide, l'Oracle hocha la tête. Il commençait à se faire une idée de comment aborder cette épineuse question.

- Je vois. Une bonne observation. Mais... Au risque de tester ta patience, je vais te répondre à nouveau par une question. Juste une, et ensuite je t'en dirai plus. Es-tu déjà allée à la surface, Helin? Une fois? Souvent? Jamais?

La jeune fille connaissait sa ville. Elle l'avait dors et déjà démontré. Mais était-elle familière avec le monde qui existait au-delà de ces eaux? Peut-être était-ce là que résidait la véritable raison de son refus à accepter qu'un visiteur puisse arpenter les rues d'Atlantis. Une ignorance qu'au-delà de ces murs, il existait des hommes et des raisons dignes de justifier qu'un simple mortel foule les avenues d'Atlantis sous prétexte de "tourisme". Rudjek se doutait déjà de la réponse, mais peut-être Helin le surprendrait-elle, une fois encore.

En attendant sa réponse, l'égyptien gouta enfin le premier met de son assiette. Un fruit de mer à la chair blanche. Immédiatement, son visage s'illumina. Il enchaina immédiatement en avalant un bout d'un poisson à la forme étrange, qui avait été enfermé dans une sorte de poche? Un roucoulement de félicité se fit entendre dans sa gorge. Alors que, un à un, Rudjek se faisait devoir de gouter à tous ces mets, il laissa échapper quelques mots à l'adresse d'Helin entre deux bouchées.

- Tu disais vrai! C'est vraiment succulent! De quelles eaux ces poissons proviennent-ils? Je n'en avais jamais vus de tels.

L'Oracle avait beau, après chaque jour en Atlantis, découvrir des choses qui repoussaient les limites du possible, cette journée passée au marché revêtait une saveur toute particulière. Ce n'était plus la ville légendaire qu'il avait ici le sentiment d'explorer, mais le monde extérieur, et les terres inconnus dont même les anciens pharaons n'avaient pas soupçonné l'existence. Les Atlantes étaient décidément, de bien des aspects, des pionniers. Et qui mieux que des pionniers pour conter des histoires jamais entendues ailleurs?

Des intentions certes inconnues, mais perceptibles dans la moindre mesure ; les histoires ne berçaient que ceux qui acceptaient de les entendre. Les mensonges n’étaient qu’un cadre, un emballage. Qu’importait les regards soutenus, les échanges tacites : cela ne changerait pas les faits. Le voyageur l’avait compris, mais il ne cessait de tenter.

Ne pas trop pousser la chance.

Helin ne s’embarrassait pas de cela plus que nécessaire, consciente que les hommes avaient leurs propres secrets. Cependant, la curiosité l’assaillait plus encore à chacun de ses essais.

Dis-moi ce que tu caches.

Pour le moment, les plats arrivaient sur la table et Helin préférait largement se restaurer. Le reste attendrait et l’étranger n’allait, de toute manière, pas s’envoler. En tapinois, elle guettait les réactions, gardait les protagonistes dans son champ de vision : quand bien même Kelarch assurait la surveillance, deux paires d’yeux valaient mieux qu’une.

Un haussement d’épaules accueilli tout d’abord sa question, tandis que les crocs s’enfonçaient derechef dans la chair du poisson. Helin était un bon vivant, alors la nourriture passait avant. Pourtant, l’autre mettait du temps à attraper les premiers ingrédients. Pouvait-il seulement résister à cette odeur alléchante ?

Un presque criminel.

De nouvelles interrogations, et déjà un rictus amusé s’inscrivait-il sur les commissures. Cette remarque innocente montrait particulièrement bien la bestiole, entre autres.

— Eh bien, jouons un peu, tu veux ? On est où actuellement ?

Sans attendre, une nouvelle bouchée enfournée dans sa bouche, mâchée puis avalée. D’un signe de la main, elle interpella Sabas, qui passait par là : s’ils avaient le nécessaire en matière de nourriture, autre chose manquait encore sur leur table. Ainsi, une commande passée pour des boissons qui ne tarderont pas à arriver.

— J’te prête aucune intention particulière, c’est juste les faits qui m’intéressent : Atlantis est loin d'être facile d’accès, donc à moins d’avoir un passe droit de qualité, j'doute que tu sois là uniquement pour visiter. Surtout avec M’sieur Kelarch qui te colle aux fesses. Sinon, pour te répondre, oui, j'connais la surface. Plutôt bien même, mais revenons-en au sujet.

Parce que, s’il espérait s’escamper, c’était raté.

Malgré toutes les tentatives de l'égyptien de la rassurer. Hélin demeurait prudente, mesurée, distante. Rudjek n'allait pas la blâmer. C'était, après tout, une marque d'intelligence. Mais il allait falloir que ce petit jeu cesse, à un moment ou à un autre. La jeune femme, dans toute sa mesure, commençait à laisser échapper sa frustration. Elle devenait négligente, laissait échapper peut-être plus qu'elle ne le souhaitais. Les signes se révélaient, mais l'Oracle ne savait encore comment les interpréter.

Pour l'heure, leur discussion avait été interrompue par l'arrivée de la nourriture promise, au fumet si exotique. Rien que pour ce gout unique que la jeune fille lui offrait, la décision de Rudjek de la suivre avait révélé une valeur improbable. Il appréciait chacune de ses bouchées, à l'exemple de son hôtesse. Kelarch, à son côté, semblait faire de même. Bien que toujours réservé, même lui ne pouvait cacher aux yeux dorés de l'égyptien cette imperceptible hâte qu'il avait à engloutir son poisson.
Cet instant de félicité fut à peine troublé par l'appréciation et la question de l'Oracle sur la provenance de ces plats. Répondu par une autre question de Hélin, il marqua un arrêt, se demandant où elle voulait en venir. Quelques secondes furent nécessaires pour qu'il la suive dans son raisonnement, et lui réponde en hochant la tête.

- L'Antarctique. Certes. Mais j'ai bien peur que cela ne m'éclaire guère. Je n'ai aucune idée d'où se trouve cette région, de quel continent ou océan il peut bien s'agir...

Les maitres des océans devaient bien se moquer de ceux vivant à la surfaces, et de leurs connaissances limitées sur le monde. Le passage de Rudjek par le marché lui avait déjà prouvé que les atlantes voguaient sur des mers dont les autres nations ne soupçonnaient même pas l'existence. Nul doute que ce nom, comme ceux des autres quartiers et Piliers, faisait référence à un tel lieu. Mais quant à savoir où dans ce monde il se situait... Rudjek devait bien admettre que sa vision comme son savoir ne portaient pas aussi loin.

Hélin, après avoir bien aimablement commandé des boissons, lui adressa à nouveau plusieurs remarques et observations des plus astucieuses. Simples, également, surement, pour quiconque vivait dans une telle cité. Ils arrivaient cependant là où le voyageur voulait diriger la conversation. Donc, elle disait connaitre la surface. Une prétention étrange, pour celle qui semblait être une commune gamine des rues. Mais peut-être avait-elle une réelle occupation tournée vers l'extérieur de ces murs. Il lui faudrait vérifier. Mais pour l'instant, il allait lui donner les réponses qu'elle désirait. Certaines, tout du moins.

- Si tu connais si bien la surface, alors tu dois savoir qu'Atlantis est loin d'être le seul lieu à subsister ainsi, caché aux yeux du commun des mortels. Il y a d'autres peuples, d'autres élus, qui évoluent dans les mêmes sphères que les Atlantes. Même secrets. Même connaissances. Même vérité.

Les paroles de l'égyptien s'interrompirent un bref instant pour avaler une nouvelle part de son poisson. Il en profita pour juger en silence de la réaction de Hélin, voir si elle le suivait. Après avoir avalé, il reprit.

- Il se trouve que je suis de ceux-là qui connaissent la face cachée du monde. Et que j'ai eu la chance, à Alexandrie, de rencontrer par hasard l'un de vos Généraux. Nous nous somme reconnus pour ce que nous sommes. Des élus du secret. Et nous avons eu une discussion ma foi forte agréable. Suite à laquelle il m'a invité à venir visiter votre cité et rencontrer quelques personnes. Tout simplement.

Il n'y avait rien de plus simple, ni de plus honnête, que ce qu'il venait de révéler. Tout au plus, Rudjek épargnait à la jeune fille certains détails qui n'auraient fait qu'alourdir inutilement sa réponse. Il n'y avait nul autre motif à sa présence sous les eaux que ceux-ci : le désir de la découverte, le besoin d'apprendre. Sa conviction, sa foi, le conduisait pour le reste à s'en remettre à Apollon. S'il avait pour lui d'autres projets en Atlantis, ils se révèleraient en temps et en heure. Avec un sourire confiant vers Hélin, l'étranger prit la carafe de boisson qui venait de leur être servie et commença à en verser le contenu dans leurs différents verres.

- Tu vois, Helin? J'ai été honnête avec toi. Je suis ici pour admirer Atlantis. Rien de plus. Tout ce qui pourrait se produire d'autre au cours de mon séjour... Ce ne seront que de bien heureuses coïncidences. La volonté des Dieux, peut-être?

A ces mots, Rudjek leva son verre, un éclat un brin narquois dansant dans ses pupilles.

Les unes après les autres, ses tentatives échouaient. Qu’importait les raisons avancées par l’étranger, elles ne suffisaient pas à expliquer son arrivée dans leur cité. Pourtant, son accoutrement attirait assurément l’attention, démontrait qu’il ne venait peut-être pas de si loin qu’il n’y paraissait. Un mélange non pas de sang, mais d’allégeance ; le berceau du savoir et des arts.

Une surface qu’Helin arpentait suffisamment pour prétendre y avoir vécu ; glissant à travers le brouillard, la Magicienne Inconnue musardait, veillait sur les âmes d’Alexandrie depuis bon nombre d’années. En outre, les ouvrages alimentaient ses rêves d’ailleurs, ces images qu’elle façonnait à son bon vouloir. Des régions, semblait-il, subtilisées au regard de Rudjek, qui se démontrait plus ignare qu’il ne l’était en vérité.

Voyons voir comment l’enfant-soleil va s’en sortir.

Les océans n’étaient en aucun cas comparables aux terres que les Hommes traversaient. Ils apprenaient de leurs ombres et de leurs histoires, chose infiniment plus délicate dans le cas présent. Poisson en bouche, elle s’esclaffa alors, agitant les bras :

— On raconte que la glace s’y étend à perte de vue, quelle que soit la période. Franchement, t’y crois, toi ?

Un court instant, une enfant s'éveilla.

L’extérieur comportait moult facettes, en effet. Que cela soit aux yeux des mortels, des endormis ou des éternels, seules les moires renfermeraient ce pouvoir, d’après les légendes parcourues. En cela, l’enfant d’Alexandrie pencha la tête, dubitative : les Atlantes n’avaient pas connaissance de tout, quand bien même ils vivaient ici ; ici, même les Généraux demeuraient un mystère partiel.

Une vérité de façade, tout juste bonne à arquer un sourcil, curieux de la bête qui se mussait dans l’ombre de l’invité. Les prunelles, toutefois, se relevèrent lorsque leur bienfaiteur du jour apparut par-delà les toiles. Aussitôt, les récipients changèrent de mains, se remplirent d’une liqueur sucrée.

Une heureuse coïncidence, hm.

— J’viens de la surface, surtout. D’Alexandrie. Tu vois, pour moi, c’était juste une légende, un vieux rêve un peu débile. Et finalement j’suis là, alors j’imagine bien que, si Atlantis existe, il doit bien avoir d’autres lieux similaires autre part, la question que je me pose, c’est comment ? Pourquoi ?

C’était ainsi que se résumait le récit de la vie d’Helin, après tout. En cela, il n’y avait qu’une forme de vérité dans ces aveux-là. L’honnêteté et la vérité disposaient d’autant de figures différentes qu’il y avait d’hommes pour les raconter.

— Hélas, j’crois ni aux coïncidences ni au poids des Dieux, une excuse un peu facile, tu avoueras… J’comprends ton point de vue, mais j’ai du mal concevoir qu’on puisse tout résumer à ça.

Les Atlantes étaient décidément bien avares de leurs savoirs. Malgré la perche tendue par Rudjek, Hélin n'avait pas mordu à son hameçon pour lui dévoiler la direction de cette mystérieuse contrée de l'Antarctique. Tout au plus l'égyptien savait-il à présent qu'elle était piégée éternellement dans la glace. Mais c'était là une image déjà des plus merveilleusement parlante. Une contrée de froid et de gel en tout temps de l'année... Celle-ci devait être décidément bien loin de leur Egypte natale. Cette perspective éveillait la curiosité du voyageur.

- Je l'imagine, bien que difficilement. Pour ceux qui y vivent, l'idée d'une mer de sable comme notre désert doit paraitre toute aussi étrange.

De fil en aiguille, pendant le repas, l'égyptien et l'atlante conversèrent à propos des raisons de la présence de l'un, des liens avec la surface de l'autre, puis enfin pour arriver au sujet des secrets perdus de ce monde. Kelarch, silencieux, avait déjà terminé son assiette et ne semblait pas vouloir se resservir. Rudjek, lui, ne se gêna pas pour profiter pleinement des nouvelles découvertes gustatives que lui offrait Hélin. Avec les boissons arriva une question à laquelle l'Oracle ne s'était pas attendue de la part de la jeune fille. Elle avait décidément un don pour aborder les problématiques les plus épineuses.

- Je me suis souvent posé cette question. Pourquoi autant de merveilles sont-elles cachées aux yeux de tous? Beaucoup estiment que c'est par peur de les voir ternies, voir détruites. Pour les préserver, on élève des murailles de mensonges. Mais je pense qu'il y a également une part d'avidité. Certains veulent garder ces secrets pour eux, uniquement, et ne pas avoir à les partager avec d'autres. De tels comportements existent, et se perpétuent au détriment de tous.

L'Oracle demeura pensif. Il y avait beaucoup à dire à ce sujet, et Rudjek aurait pu continuer pendant encore toute leur collation. Mais il craignait que s'étendre sur toutes ses théories et pensées à propos de ce qu'est ou devrait être le monde ne vienne à bout de la patience de Hélin, qu'il n'avait déjà que trop éprouvé.
Fort heureusement, sa vis-à-vis revint plutôt sur ce qu'il avait dit à propos de la volonté des Dieux qui l'avait conduit à rencontrer Drystan. Ainsi, elle ne croyait pas aux coïncidences ni aux plans divins. Pourtant, si tout arrivait pour une raison comme elle le semblait convaincu, était-il si dur de croire que eux, pauvres mortels, n'étaient pas capables de comprendre le pourquoi du comment lorsque c'étaient les puissances divines qui se mêlaient de leurs vies?

- Les Dieux ont des desseins pour chacun de nous. Ne fait pas l'erreur de les sous-estimer, eux et leurs grands projets. Ceux qui les rabaissent apprennent cette leçon tôt ou tard, et doivent en payer le prix fort.

Un air à la fois affectueux et condescendant s'installait sur les traits de l'égyptien alors qu'il répondait à la jeune fille. Qu'il était étrange d'entendre ces mots, qui avaient été ceux de l'homme qu'il avait été autrefois, dans la bouche d'un autre. De bien des manières, l'Oracle revoyait l'ancien Rudjek en Hélin. Son ambition, sa défiance, sa volonté de vouloir s'en sortir par ses propres moyens... Au fond, il ne lui souhaitait que de ne pas connaitre le même sort que lui lorsque viendrait le moment de vérité. Un léger rire lui échappa lorsqu'il se fit cette réflexion, et il décida de changer de sujet pour désarmer cette discussion.

- Mais j'ai bien peur que ce conseil tombera dans l'oreille d'une sourde. Après tout, tu sembles être du genre à défier l'adversité! Tu viens donc de la surface, et souhaite rejoindre la garde d'Atlantis? Ce ne doit pas être simple. De ce que j'en ai vu, les atlantes n'ont que peu d'estime pour ceux qui viennent de la surface.

Hélin avait dévoilé un peu d'elle-même, mot par mot. Rudjek commençait à se faire une idée plus précise d'elle. Il ne s'expliquait cependant toujours pas cette curiosité de la jeune fille : si elle venait aussi de la surface, pourquoi était-elle si surprise de voir qu'un autre comme elle avait trouvé son chemin jusqu'ici? Peut-être la gamine des rues allait-elle lui donner, par ses prochaines paroles, la réponse à cette question silencieuse.

— Une mer de sable, carrément. Eh bien, on peut dire que t’as le sens des grandeurs !

À titre exceptionnel, Helin se contentait de s’en amuser, préférait ne pas le questionner outre mesure sur ses origines étrangères. Force était d’avouer que cela ne lui apporterait pas d’informations supplémentaires, au-delà de satisfaire, éventuellement, une curiosité d’emprunt. Or, il y a avait d’autres choses à entendre de sa bouche, à soustraire de ses gestes et de son comportement ; des choses bien plus importantes encore, à commencer par ses croyances.

Ainsi exprimait-il ses pensées, sur des sujets précédemment lancés. Subito, la demoiselle cessa de mâcher les aliments, les avala d’un coup, manquant de s’étouffer. En outre, dans la paume de sa main, une brochette de poisson fumé se figea dans l’instant, comme arrêté par le temps. Forte de sa naïveté, la jeune apprentie n’avait jamais poussé ses réflexions aussi loin, car cela remettrait en cause la bienveillance des Hommes.

Les mots entraient, sortaient, une fois incrustés dans sa tête, tant est si bien qu’elle ne voyait plus rien, ne percevait qu’une voix lointaine. Quelques minutes, tout au plus, elle se fit absente, en dépit de sa présence corporelle. Hélas, ses suppositions se rapprochaient sans doute de la vérité, notamment la dernière énoncée.

Finalement, ses prunelles s’écarquillèrent, abasourdies, puis se teintèrent d’une désillusion certaine. Un changement subreptice s’effectuait alors, avant qu’elle ne réalise. Les paupières clignèrent à maintes reprises ; le menton se releva également dans sa direction, d’un mouvement rapide.

— Hein ? Ah oui, la garde d’Atlantis… Comme tu dis, une partie des Atlantes est assez conservatrice, donc c’est pas facile tous les jours. Mais bon, c’est pas une raison pour abandonner, non ? J’veux dire, c’est normal de faire des efforts, surtout quand on est étranger.

Toujours troublée, elle détourna la tête, hésitante, puis reporta son attention sur Rudjek de manière plus concrète.

— Tu penses qu’ils garderaient ça pour eux, pour une question d’avidité ? C’est quand même triste. Tu sais, j’y connais pas grand choses à ces histoires de Dieux et de projets, j’fais ce que je pense être juste et c’que j’ai envie de faire, aussi… Alors, tout ça, ça me dépasse un peu.

Il y avait quelque chose d'étrange dans cet conversation. Un malaise léger que Rudjek ne pouvait nommer, comme une ombre à peine décelable rôdant sous la surface de l'eau. L'Oracle s'en amusait. Certaines surprises, incohérences et étrangetés, n'étaient que plus d'épices sur les mots de cette délicieuse conversation.
Elle venait d'Alexandrie, mais semblait étrangère à la vision du désert? Et elle semblait surprise par le lien qu'il avait fait entre deux de ses précédentes déclarations? Que de réactions inattendues de la par de la petite Hélin. Comme si elle cachait quelque chose? L'Egyptien n'en avait pas espéré tant en engageant la discussion avec cette gamine des rues d'apparence banale, un peu plus tôt. Alors que la jeune fille révélait une intention moins banale qu'elle ne voulait le faire croire, Rudjek rajouta de l'huile sur le feu.

- Faire des efforts pour atteindre un objectif est une chose louable. Mais encore faut-il que l'objectif en question en vaille la peine. Quel intérêt pour un étranger de simplement rejoindre la garde? Autant que tu marques les mémoires en visant bien plus haut, non? L'ambition est l'apanage de la jeunesse. Ne te prive pas de cet atout.

L'héritier des Pharaon n'avait que peu d'estime pour ceux qui se complaisaient dans la médiocrité. Et de ce que Hélin avait pu lui montrer, il avait le sentiment qu'elle n'était pas faite pour n'être qu'un simple membre de la garde ici, en Atlantis. Rudjek sentait plus de potentiel en elle. Une simple intuition. Ou peut-être un simple désir égoïste de sa part : celui de voir une jeune fille pleine de promesses laisser sa marque sur Atlantis.
Mais la cité lui laisserait-elle seulement l'occasion de faire ses preuves? Depuis quelques jours qu'il était ici, l'égyptien avait pu voir que le mépris était une mauvaise herbe qui avait planté bien profondément ses racines. Hélin semblait surprise et affectée par cette perspective. Pour un peu, l'Oracle aurait pu s'en vouloir de lui avoir brisé ses illusions... Mais pour voir le bien en l'Homme, il fallait également accepter de voir le mal en lui.

- Les personnes de pouvoir souffrent toujours de vices. Par orgueil, par avidité, ils cherchent à conserver ce qu'ils considèrent leur appartenir... Et à s'accaparer ce qui ne leur appartient pas encore. Enfin, je ne t'apprends rien. C'est quelque chose que tu dois connaitre.

A toutes les échelles, cela était vrai. Pour les rois qui se lançaient dans de nouvelles conquêtes, comme pour les marchands qui pouvaient refuser un fruit à un homme mourant de faim. Rudjek ne pouvait croire que quelqu'un comme Hélin, qui semblait connaitre la dure loi de la rue, n'avait jamais connu cela. A moins que... Non. Il était trop tôt pour avoir une telle pensée.
L'Oracle continua sur sa lancée.

- Atlantis souffre-t-elle aussi de ce mal? Ou a-t-elle été épargnée de l'influence de la surface ? C'est bien ce que je compte découvrir pendant mon séjour ici.

Avec un sourire plein d'un entrain presque sauvage, le voyageur acheva la dernière bouchée de son repas. Les plats entre lui et la jeune atlante était à présent vide. Kelarch, pour sa part, avait terminé depuis longtemps le peu qu'il s'était servis. Le commandant échangea un regard avec l'Oracle qu'il avait à sa charge. Rudjek devinait que l'heure avançait : ils étaient tous deux attendus au Pilier de l'Arctique, à présent. Reportant son regard doré vers Hélin, l'étranger considéra un dernier instant le mystère de cette jeune femme qu'il avait tant de mal à lire, avant de finalement se relever.

- Tu n'avais pas menti à propos de la qualité de la nourriture de Sabas, en tous cas. Je te remercie de m'avoir fait découvrir cet endroit et les saveurs qu'il abrite. Si l'occasion m'est offerte, je reviendrai! J'espère que je te reverrai également, Hélin la curieuse.

L'Oracle eut un ultime salut pour sa guide. Indéniablement, l'un comme l'autre était encore sur sa faim. Leur curiosité demeurait inassouvie. Mais il fallait parfois attendre qu'une ingrédient arrive à maturité avant de le déguster. Et le Temps, à bien des égards, était l'allié et ami de Rudjek.
Alors qu'il se dirigeait vers la sorte, l'étrange visiteur croisa Sabas et déposa, sans rien ajouter qu'un "Félicitations", une lourde bourse dans ses mains.
L'Oracle était généreux, et tenait sa parole. Ou du moins se donnait-il cette image.

Spoiler:

La folie des grandeurs, pourrait-on dire. Cette sensation, l’Égyptien la transpirait par tous les pores de sa peau : le désert engendrait une mer de sable et, désormais, ce dernier l’intimait à viser plus haut qu’un simple rang de garde. Intrinsèque, cette rencontre l’amusait assurément ; elle l’amusait bien plus, au final que celle avec le Lin Jaune, quelques années auparavant.

Pour première approche, Helin secoua la main avec vivacité, mimant la négation, mais également la gêne dans chacun de ses gestes. L’instant suivant, la lueur présente dans son regard s’adoucit plus encore, alors même que les prémices d’un sourire timide naquissent sur ses lippes.

— C’est juste un vieux rêve. J’imaginais pas que ça deviendrait réel un jour, on m’disait juste que j’divaguais quand j’en parlais. J’veux juste être utile, j’me vois pas être chef de la garde, alors juste le fait de pouvoir p't-être l’intégrer un jour, c’est déjà beaucoup pour moi !

Parce que les étrangers n’avaient pas toujours leur place, notamment, et sans doute que Rudjek l’avait d’ores et déjà remarqué, en se promenant dans la cité. Les vices dormaient partout, dans chaque parcelle de vie accordée.

— Un peu comme le gosse tout à l’heure, Estes. Ces vieux renards de marchands sont tellement accrochés à leurs ventes qu’ils…

Elle s’interrompit, visiblement touchée par une suite qui ne viendra pas. Ils gagnaient suffisamment, ils n'étaient pas en manque, alors pourquoi refusaient-ils ?

— Tu sais, c’est pas un mauvais gamin, il fait tout c’qu’il peut pour que la p’tite aille mieux. Ici, j’pense que c’est comme partout, y’a du bon et du mauvais, mais tu m’diras ce que t’en as pensé si on s’recroise quand tu reviendras. Puis on en profitera pour faire la suite de la visite !

Si, lui, prenait la direction de la sortie, elle, restait un moment supplémentaire à l’arrière de l’échoppe de Sabas, profitant des mets jonchant encore la table.

Citation :: Terminé également ici ; merci pour le sujet et au plaisir de se recroiser avec Helin !

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