[Mi Mars 553] Le prix du coeur (Morwenna - Kilian)

Spoiler:

J'avance le long d'une route plongée dans une brume étrange.
Chaque pas, chaque mouvement est source d'une douleur sourde. Mais je ne renonce pas.
Sur le bord du chemin d'étranges miroirs dévoilent de nébuleuses scènes qui ne m'appartiennent pas. Autour de moi, je peux observer les chants silencieux des souffrances. Celles de mes amis, de mes compagnes et compagnons durement éprouvés par le destin.
Ils sont tous là, je vois leurs visages plus jeunes, enfants parfois.
Et des larmes de sang coulent sur mes joues glabres. Sans que mon visage ne parvienne à exprimer la moindre émotion. Je ne peux qu'avancer, sans me retourner.
Je porte les chaînes de leurs stigmates, tout en sentant une étrange présence à la forme diffuse. Un œil m'observe, mais je ne le distingue en rien. Suis-je dans un Rêve ? Lequel ? Car il ne m'appartient pas.
Peu à peu, alors que défilent les souvenirs des âmes auxquelles je suis désormais lié, j'entrevois enfin une destination. Une lumière douce dans l'horizon si lointain.
Et alors que j’accélère le pas, une griffe cruelle s'empare de ma personne et m'extirpe de ce vague espoir, pour me ramener à ma triste réalité.
Je me relève de mon lit, en hurlant, une main sur le cœur.
Réflexe de médecin, mes doigts se portent à ma carotide pour en mesurer le pouls. Et je grimace de lassitude en sentant mon corps recouvert d'une sueur glacée. Suintant la maladie, ainsi qu'une vague odeur de mort prochaine.
Par la haute fenêtre de la chambre que je partage avec Morwenna, le lune ronde m'offre un semblant de réconfort, et je parviens à appuyer mon dos contre le mur de pierre, afin de me calmer.
Je laisse les larmes silencieuses couler. Comme pour m'empêcher de sombrer. Exprimer sa souffrance n'est pas une faiblesse, j'en prends pleinement conscience. Mais je reste silencieux, de peur d'attirer l'attention sur moi. Aucun chevalier ne doit apprendre l'essence de la torture que je subis...
J'aurais trop peur de leur rejet, de leur dégoût. Ou pire, de leur pitié.

« Kilian ? »

Ma voix n’est qu’un murmure brisé par l’émotion. Il ne semble pas m’avoir entendu rentrer dans notre chambre. Le voir ainsi scelle ma bouche. Je suis incapable de dire un mot de plus.
Sur le seuil, je n'arrive pas à faire un pas de plus. Je ne sais pas comment je dois agir. Pourtant, oui pourtant je me suis imaginée cette scène des milliers de fois dans ma tête !
Je maudis mon manque de courage en cet instant. J’enhardis mon cœur pour pénétrer dans la pièce plongée dans le noir.

Arrivée à sa hauteur, je porte une main hésitante vers son visage, efface avec douceur les larmes qui sillonnent encore ses joues. Nul besoin de mon cosmos pour percevoir ce qu’il tente de dissimuler au fond de lui.
Là-dessus, personne ne saurait me duper.

« Je suis là. » lui dis-je dans un sourire forcé, mais qui se veut sincère.

Qu’il ne doute pas de moi. Qu’il entende mes prières muettes. Ce combat, nous allons le livrer ensemble. Quitte à ce que cette lutte soit la dernière pour moi. Je l’aide à aller se rasseoir sur son lit.

« Tu peux me parler sans crainte. Je peux t’aider, tu sais. Et… j’ose espérer que tu n’es pas aussi entêté que je le suis, sinon, nous ne sommes pas sortis de l’auberge ! C’est le cas de le dire ! »

Je tente un brin d’humour pour me tromper moi, pour tromper sa souffrance à lui. Le monde entier. C’est ce que je sais faire de mieux. Mon masque à quitté mes traits. Quelque chose me dit que je n’aurais bientôt plus besoin de le supporter.

Spoiler:

Non...
Tout mais pas cela... Je ne suis pas prêt. Pas encore. Et ne le serais peut-être jamais.
En entendant la voix inquiète de Morwenna, je détourne le visage, rouge de honte. Sait-elle ?
Lorsqu'elle vient m'aider à m'asseoir plus confortablement et ôte son masque, le doute n'est plus permis.

Childéric, bien évidement...

Il lui a parlé. Il lui a expliqué l'essence de mon châtiment. Pourquoi ?! Pourquoi m'infliger cette nouvelle honte et participer à affaiblir la malheureuse, par une nouvelle inquiétude dont elle n'a pas besoin ?!
L'espace d'un instant, je vitupère intérieurement contre le Grand Pope, avant de baisser les armes. Je n'ai même plus la force de me mettre durablement en colère.
Sa main frôle mon visage, et je pose mes doigts sur les siens pour lui communiquer un semblant de réconfort, au lieu d'en puiser toujours plus.
J'ai mérité mon sort, pas elle.

Personne ne peut m'aider, hormis moi même. Ma vie n'est pas en danger, n'aie aucune crainte.

Et je lui adresse un pâle sourire, retenant de peu le sang que je sens teinter ma bouche close.
Pourtant, je ne mens pas. Hormis une vague de désespoir à laquelle je manquais céder, avant d'être empêcher par Athéna en personne, je ne cours aucun risque immédiat. Ressentir la douleur n'est pas la vivre.

Et toi ? Comment te sens-tu ? Nous n'avons pas vraiment eu le temps de...

Une vague de nausée me submerge, et je serre brièvement les dents, avant de fermer les yeux. Je concentre alors ma volonté bornée, et repousse la douleur aussi loin que possible, avant de rouvrir les paupières, avant de relâcher un rictus faussement désinvolte.

M'as-tu vu au tournoi ? Je m'en veux d'avoir échoué si prêt du but... Mais je suis tout de même satisfait de ma prestation.

Il joue. Mime que tout va bien. Il sait que je ne suis pas dupe, pourtant il cherche à me préserver. Kilian est un O’Bannon, une forte tête que rien ne peut faire vaciller. Cette idée à de quoi me réconforter. Au moins un peu, c’est déjà ça de prit dans le flot de douleurs, des errances incessantes.
Je sais tout, oui. Childéric me cache peu de choses. Ses maux n’en font pas partie. Il aurait été de toute façon ridicule de rester muet sur cette question. Je m’en serais rendu compte. Je ne suis pas encore aveugle, ni trop stupide. Empathique, comme lui, son sort m’importe bien plus que le mien.

Ma vie s’étiole. La sienne n’est pas en danger. J’essaye de lui sourire, les traits marqués par la fatigue. C’est une réponse suffisante, je pense, à lui apporter. Rien de nouveau sous le soleil. Astre que je ne pourrais sans doute plus contempler d’ici quelques temps. Je sens mon corps abandonner le combat là où ma volonté s’est ravivée. Peut-être est-ce cela qui me maintient en vie et ne me fait pas tout à fait sombrer ? Oui, ça et les promesses.

Il ne reste que ça.

Je hoche de la tête à l’affirmative. J’ai eu l’occasion de voir mon frère se battre. « Vraiment, je n’aimerais pas me retrouver face à toi. » Je soupire. « J’aurais aimé que tu me voies telle que je fus autrefois. »

Me rendant compte de mes mots mélancoliques, je les balaye d’un petit rire. « Ta sœur est loin d’être commode et si un jour tu as l’occasion de laisser traîner tes oreilles au bon endroit, peut-être que tu aurais encore l’occasion d’entendre de belles histoires sur mon compte ! De quoi te faire rougir, ou frémir cher frère ! »

Je me lève pour commencer à farfouiller dans les plantes de mon frère, me retourne pour lui en tendre une. « Tu devrais mâcher ça, ça soulagera tes nausées. »

Un clin d’œil.

« J’ai eu quelques mésaventures avec une certaine Aoifé. » dis-je en posant une main contre mon bras en écharpe. « La pauvre, tu aurais dû voir sa tête quand elle m’a attrapé le bras et qu’il s’est démis, comme ça… » Comme on serrerait une motte de terre durcie par le soleil et qui s’effrite. Ridicule. Faible. Inutile.

Spoiler:

Tu le redeviendras, voyons.

Je lui adresse un sourire épuisé mais où brille encore un espoir.
Elle me parle avec désinvolture, et je me gorge de sa vitalité. De la force de son esprit.
Je me saisis docilement de l'herbe familière et l'avale sans autre forme de procès. Le soulagement est immédiat mais ne durera pas, c'est évident.

Aoife... J'ai entendu parlé de cette femme... Elle a eu une attitude méprisable lors de sa défaite face à une Oracle et au général dragon des mers, parait-il. Je suis même étonné qu'elle n'ait pas fini en cellule.

L'affaire avait fait grand bruit. Jusqu'à éclipser mon propre affrontement en compagnie de ce maudit cardinal. Mais qu'importe le caractère emporté de cette femme étrange.
Je saisis le poignet de Morwenna, avant de plonger mon regard dans le sien. Pas de fuite possible, ni d'un coté que de l'autre.

Me détestes-tu, ma soeur ?

Je me posais cette question depuis des jours. Impossible de la formuler autrement. J'avais besoin de savoir, de l'entendre.

En voulant t'aider, je t'ai trahi... Je ne mérite pas ton pardon. Mais, si les informations que j'ai communiqué au Grand Pope peuvent te sauver la vie... La souffrance imposée par Athéna n'est qu'un faible prix à payer. Je ne veux pas te perdre alors que je viens à peine de te trouver...

L'angoisse menace de me faire suffoquer. Mais je serre les dents. La vérité peut causer bien des troubles, mais elle est aussi délivrance. Si Morwenna m'en veut, alors je ferais en sorte de me faire pardonner... Tout comme pour ma déesse et son représentant.

Qu’il évoque le Dragon des Mers me met un instant mal à l’aise. Il mettra sans doute cela sur le compte de cette histoire : décidément, Aoifé montre trop souvent les dents. Cette femme marche sur un fil aussi fin que le mien. Et sa douleur me concerne, autant qu’elle concerne Childéric. Mes sourcils se froncent lorsque mon frère me saisit le poignet.

« Te détester ? » soufflé-je le cœur serré. « Kilian… »

Je retire mon bras, fais un pas en arrière pour le considérer avec gravité. C’est cela qui t’accable le plus ? Vraiment ? Mon expression se froisse. Penser cela est légitime. Mon époux l’a pris en grippe, c’est après tout toute notre mascarade qui tombe à l’eau. Et de cette chute, une guerre pourrait s’annoncer.

« Cela n’a pas la moindre importance maintenant. » dis-je sombrement. Autant être pragmatique, d’ici quelques mois, je ne serais plus là et cette vérité sera creuse. Je lui souris, viens envelopper Kilian d’une étreinte se voulant rassurante. Si je peux au moins lui donner l’absolution… « Au contraire. Je me sens libérée d’un poids. Bien sûr, cela risque d’avoir des conséquences, mais… ce n’est pas important. » Plus maintenant.

Ma tête repose contre le creux de son cou. « La seule chose qui importe, c’est que mon enfant reste en sécurité là où il se trouve. Et ce secret-là, je l’emporterai dans la tombe. »

Une confession, une dernière.

« Je ne t’en veux pas, mon frère. Il faut au moins te libérer de ce poids. »

Et avancer ensemble jusqu’à la fin.

Ce qui est fait est fait. Je le sais, mais comment assumer ma terrible erreur ?
Morwenna ne m'accable pas. Au contraire, elle me pardonne. Mais ses paroles me font froncer les sourcils, tel un reflet de son propre visage.

Laisse donc ta tombe là où elle est... Tu n'en est pas encore là. Le Grand Pope t'a t-il révélé le contenu des informations que j'ai malgré tout obtenues ?

J'ignore si Childéric a évoqué les réponses données par Findabair, ou si de son propre chef, il les a balayé avec autant de rancune et de force que ma frêle personne. Il m'en veut, je le sais. Mais pas au point de condamner ma sœur pour ma faiblesse.

Il y a toujours un espoir, une issue... Enfin.

Car c'est le désespoir, cette interminable agonie de Morwenna sous mes yeux de médecin impuissant qui fut à la source de mon manque cruel de prudence. Qu'au moins, mon crime ne soit pas vain.
Pourtant, j'ai bien retenu la leçon et me suis promis de ne plus dépasser certaines limites. Je me refuse donc à évoquer le recours qu'est Hermès à mes yeux. Childéric me l'a bien fait comprendre... Et après un statut de maudit, je ne souhaite pas endosser celui d'hérétique.
Mon attention revient alors sur un sujet qui me serre le cœur. Une nouvelle révélation dans ce drame qui se joue sous nos yeux.

Un enfant... Je... Que préfères-tu que je fasse ? Veiller sur lui dans l'ombre au cas où...

Les mots refusent de franchir mes lèvres, aussi je laisse un bref silence achever mon propos.

Ou mieux vaut qu'aucun lien ne subsiste ? Oh... J'ai parfois l'impression que mon existence même est source de problèmes sans fin... Mon sang pourrait mettre en péril ce bambin, alors que je voudrais tant t'aider à le préserver...

Un éclair de lucidité me traverse alors... Un enfant ? Mais le père ? Se pourrait-il que... Certaines pièces du puzzle se mettent en place dans mon esprit, et j'écarquille les yeux, alors qu'une vive douleur vient parcourir mon corps, dans un soubresaut atroce.

« Oui, il m’a dit. Mais je ne sais pas quoi en penser. »

Je sens que la vérité se trouve ailleurs. Que la réponse ne tardera pas, d’une manière ou d’une autre, à me parvenir. Ce pressentiment me presse à non pas la résignation, mais l’acceptation plus douce et paisible. L’annonce de la fin, sans doute, éclaire mon esprit de nouvelles perspectives. Je vois le monde autrement, veux sourire d’un rien pour chasser l’obscurité. Pardonner ce qu’il y a à pardonner et offrir ce que je peux. Oui, il existe toujours un espoir, mais il existe toujours un « mais ». Kilian y vient aussi.

Sa surprise et la question qui glisse sur sa langue me font esquisser un doux sourire. « Il est en sécurité, là où il se trouve. » tenté-je de le rassurer du mieux que je peux. « Il s’appelle lasrach. »

Le souvenir de l’enfant que j’ai mis au monde pare mes prunelles d’un voile de tristesse. Quelques larmes menacent de glisser le long de mes joues pâles. Je les essuie avant qu’elles ne chutent. Le manque. C’est de loin le sentiment le plus cruel qui soit.

« Mère. Un titre bien creux pour celle qui a abandonné son plus précieux trésor, tu ne penses pas ? » un sanglot interrompt mes paroles. « Son père et moi nous nous sommes toujours refusés à faire subsister un lien. Ne serait-ce que le voir de loin… grandir… »

Je constate avec horreur que ma douleur se repend jusqu’à mon frère et je m’étrangle, me confonds en excuses. « Tu as compris, n’est-ce pas ? » Je viens le soutenir, l’aider à s’asseoir sur le lit. « Je m’étonne que tu ne l’aies pas deviné plus tôt. »

Voilà le dernier secret que je pouvais bien lui révéler. « Tu devrais te reposer. Et ne plus t’inquiéter de tout cela. J’ai encore suffisamment d’énergie pour vivre. Je lui ai promis, comme je te l’ai promis aussi. Et j’essaye d’être une femme de parole. Et quand bien même cette aventure devait s’achever en fin de compte… »

Un regard tendre lui est adressé. « Je serai en paix. »

Rien n'est pire qu'un espoir se révélant être une fausse promesse.
J'ai obtenu la réponse, et en paye désormais le prix. Et la suite ne me concerne plus, de peur d'aggraver encore une situation qui me dépasse.
Cette histoire a débutée sans moi, et s'achèvera de même.
Envers et contre tout, bravant les interdits et indifférents aux conséquences, ils se sont aimés. Je devrais presque leur en vouloir, mais une vague de compréhension me submerge. Cruel est ce monde où deux âmes liées ne peuvent simplement s'aimer librement.
Sa douleur, sa peine s'empare de mon être et ma soeur m'aide à reprendre place confortablement.

A bien des égards, je reste un grand naïf.

Un défaut qui m'a valu mon état actuel. Mais je le glisse avec un sourire d'autodérision. A sa façon, Morwenna possède la même candeur. Un héritage familial, sans doute.

J'ai également appris ton véritable nom, bien malgré moi. Mais je te fais le serment que jamais il ne franchira mes lèvres. Quelqu'un d'autre est-il au courant ?

Je saisis sa main et y appose un baiser. Je sais qu'elle lutte. Nous le faisons tous à notre manière.

Tu sais... Les secrets sont un poison. Nos peurs nous guident et nous imposent le rythme des pas qui nous mènent vers notre damnation. Cela ne me regarde pas, mais... Si j'étais lasrach, j'aimerais connaître mes racines et savoir à quel point je suis aimé. Rien n'est pire que de démarrer sa vie avec pour passé une page blanche.

Orphelin de père, jusqu'à très récemment, je connais bien le sujet de l'abandon et du déracinement.

« Oh, qui te l’a révélé ? » demandé-je, amusée. Les secrets me concernant sont fragiles. « Deux grands rêveurs. »

Je hoche doucement de la tête.

« Oui, un ami qui m’est cher. Je suis ressuscitée à ses yeux depuis peu de temps, je me trouve d’ailleurs bien cruelle, mais… je lui devais bien ça. Il s’appelle Endymion, le Général du Dragon des Mers, justement. »

La simple évocation de mon Second me transporte des années en arrière. Ah… lui et moi, nous en avions vécu des aventures ! Et notre duo a souffert de nos caractères, mais, c’est aussi ce qui a fait sa force.
À bien des égards, nous sommes des âmes sœurs. Jumelles, indomptables. Libres. En danger.

« Tu as sans doute raison, oui. Et une partie de moi aimerait le revoir. Mais… là encore, je suis tenue par une promesse. Je ne saurais la briser. Au risque de me retrouver dans une situation semblable à la tienne, j’en ai peur. »

Je ne peux pas aller à l’encontre de la volonté de ma Déesse. C’était le prix à payer. Un bien lourd tribut… je préfère orienter la conversation ailleurs.

« J’ai toujours voulu te demander : tu aimes naviguer ? »

Derrière la question se cache une amère révélation.

« Je vais encore aborder un sujet bien triste seulement… si jamais, enfin, tu sais… Il faudrait que tu me rendes un petit service. Et que tu m’emmènes à Endy’. Il saura quoi faire et… promets-moi que tu ne feras rien pour l’en empêcher. » J’observe mon frère avec le plus grand des sérieux. « Il dispose de ma mort. Il a toute ma confiance. Il sait… ce que je souhaiterais. Un dernier voyage. »

Je serre ma main dans la sienne.

« Je t’en demande beaucoup, je suis désolée. »

Un soupir.

« Quant à Childéric… préserve-le un maximum de l’ombre qui se penche sur lui chaque jour un peu plus. Je l’éloigne du mieux que je le peux… mais la couronne est ce qu’elle est et j’ai peur qu’il finisse par s’y perdre. »

Parfois, je ne reconnais pas l’homme que j’ai épousé. Ce triste constat me fait baisser la tête.

Celle par qui l'espoir et mon malheur sont venus... Findabair, la fille de Mebd. En évoquant Lucius, elle a parlé de sa disciple... Et il m'a suffit d'assembler les pièces pour comprendre.

Je hausse un sourcil stupéfait en attendant l'aveu de ma soeur.

Un marina ?! Bon sang... Difficile de faire plus risqué... Est-il au moins fiable ? J'ai entendu parler de lui...

Et pas vraiment en bien. Un séducteur dépravé, un pirate sans scrupules, ni valeur. Un rat de fond de cale de la pire espèce ! Mais dans quel monde Morwenna a-t-elle donc baigné ? Décidément, j'ignore tant d'elle et de son passé. De notre famille, d'Atlantis, cette cité qui est aussi ma patrie et que je ne verrais probablement jamais.
Une promesse faite à Athéna ? En effet, mieux vaut la respecter à la lettre. Et pourtant, une idée un peu folle me vient. Je tente de la chasser, mais elle est désormais bel et bien présente dans un recoin de mon esprit et un frèle sourire étira mes lippes, avant que je ne renvoie d'où il vient, afin de ne pas éveiller la curiosité de ma sœur. Chaque chose en son temps...

Eh bien... Pas vraiment, en fait. Je suis du genre à préférer le plancher des vaches, ou un bon vieux laboratoire.

A sa demande, je me contente de hocher la tête, avec tristesse. Nous n'en sommes pas encore là, mais... Le sujet est au moins abordé. Et d'un soupir, j'accepte sa supplique.

Tu parles comme si j'étais le mieux placé pour aider Childéric... Nos relations sont relativement tendues, tu sais... Et sincèrement, je pense qu'il ne m'apprécie pas vraiment. Mais je ferais mon possible.

« Je vois… » Findabair, la princesse du Connaught. Ce n’est pas la première fois que j’entends parler d’elle. Ryme a évoqué déjà cette jeune et gentille femme. « Je la plains, vraiment. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller lui parler, mais elle a une douce réputation… bien plus humaine que ses parents. »

La réaction de mon frère à de quoi m’amuser. Endy’ fait toujours cette impression-là sur le monde entier. Et Kilian n’a pas besoin de préciser sa pensée pour que je devine tout. Mais moi je n’ignore pas que derrière ce masque, ce rôle qu’il se donne, le nouveau capitaine de la Rose Sanglante a un cœur loyal.

« Je te l’ai dit, je lui confie ma mort. Mais je lui confierai aussi ma vie sans l’ombre d’une hésitation. »

Je ne dévoile rien de plus sur cet auguste personnage. Mon ami. « Quoi ?! » Je singe l’outrage, une main portée sur le cœur. Je fais mine de me sentir mal en me laissant tomber en arrière, sur le lit. Je ris.

« Toute une éducation à revoir mon frère ! Je le crains ! »

Passée mon hilarité, je le détaille d’un air plus sérieux. Ma main tapote doucement son dos. « Tu te trompes. Il t’aime bien. C’est juste que… eh bien… il aurait des choses à redire aussi sur ton éducation, haha ! »

Sur ce trait d’humour, je me redresse, non sans difficulté. Je cache une grimace, me rappelant que je ne porte plus mon masque. « Ton cœur est-il plus léger, Kilian ? Je pourrais te raconter quelques aventures de mon cru, quand j’étais encore une terrible capitaine pirate ! Je te préviens, tu risques d’être choqué. Apprendre que ta sœur a frayé avec des personnes de la trempe d’Endymion… je peux te dire que mon titre de Sainte en a pâti ! Ah… c’était une autre époque. Une époque où je ne craignais rien ni personne et surtout pas la Mort. Je n’avais rien à perdre parce que je repoussais tout le monde. Une habitude que j’ai dû retrouver… » Une lueur de mélancolie s’installe dans mes yeux rouges. « On m’appelait encore Celle-qui-précède-la-Mort. Niveau réputation, je me posais là ! »

La nostalgie m’étreint comme une vieille amie. Où est passée la fougueuse rouquine ? Que reste-t-il de moi ?

Lorsqu'elle évoque une éducation à refaire, je m'empourpre, prêt à répliquer... Jusqu'à ce qu'une quinte de toux ne m'oblige à me calmer de force.

Je te rappelle, ma tendre soeur... Que faute de père et d'argent, mon éducation a consisté à voler, piller, assassiner... A arpenter les rues en quête d'un quignon de pain ou d'un crétin aviné à qui vider les poches. Et quand mon acolyte de toujours est tombé malade, mon unique horizon a été les parois d'une grotte remplie de fioles et d'alambic.

Je raconte mon passé avec amusement, et non reproche ou plainte. Pourtant, je me retiens de justesse de faire un comparatif avec le destin qui attend mon neveu.
Morwenna ne peut pas comprendre cela, elle qui a vécue mille vies, mille aventures avec un pirate dragon et une totale liberté. Des repères, aussi. Une famille. Un passé contre lequel s'ériger. Le mien n'a été qu'un vaste brouillard, et aujourd'hui j'en paye encore le prix.

Sincèrement... Je pense qu'il se met tant de pression sur les épaules, qu'il a du mal à faire réellement confiance. Je pense comprendre ce que tu veux dire par le poids de sa couronne...

Voilà pourquoi, malgré ses réprimandes et sa violence à mon encontre, je n'en veux pas au Grand Pope. Je le plains même, et je me méprise d'ajouter à ses tourments. Un fardeau de plus pour le brave lion.

Mon cœur sera léger le jour où tu pourras m'emmener faire un tour en bateau pour me montrer tes talents, au lieu de me les conter.

Et je lui adresse un clin d’œil taquin, afin de masquer une grimace similaire à celle qu'elle vient de lâcher.

D'ailleurs, tu ne m'as jamais dit... Toi qui était pourtant prédestinée à devenir une générale des mers, pourquoi avoir tout rejeté pour rejoindre Athéna ? Par amour ? Par révolte ?

Je me rends compte à quel point le début de nos existences a été rude, marqué d’épreuves. Loin de nous en plaindre, nos aventures nous ont forgé et fait grandir. Grâce à elles, nous sommes devenus des êtres épris de liberté, résilients, et profondément empathiques. De vrais O’Bannon.

« L’alchimie à part, je dois dire que nous avons évolué sur les mêmes sentiers. » Et ce n’est pas forcément une bonne chose, j’en conviens. « Il se perd dans le Rêve de notre Déesse. Enfin, s’y perdre ! » J’ai un rire sardonique, trahissant mon amertume. « Je ne crois pas qu’il s’y soit perdu, au contraire. Il s’y plonge et, dans cet océan inconnu, piqué d’étoiles, il devient… quelqu’un d’autre. Et j’ai l’impression de le perdre chaque jour un peu plus. »

L’avouer à haute voix, pour la première fois à quelqu’un d’autre, soulève de nouvelles questions pour moi. Suis-je capable de garder une part d’humanité chez la Voix de notre Déesse ? Ai-je le droit de l’enchaîner ici, avec moi ? En tant qu’épouse, oui. Mais si je dois considérer mon titre de Chevalier d’Or ? Je me reprends, face aux interrogations de mon frère :

« L’histoire est plus compliquée que ça. » Je prends une grande inspiration. « Il est vrai que j’étais destinée à la mer. La preuve, abandonnée moi aussi par Aoden, j’ai dû apprendre à survivre, et c’est tout naturellement que j’ai embarqué sur un navire, dès que j’en ai eu l’occasion. Les O’Bannon sont des voyageurs, d’une manière ou d’une autre. » Je lui fais un clin d’œil. « Mais j’ai rencontré Lucius, mon maître, celui dont t’a parlé Findabair. Et ma destinée s’est vue bousculée. C’est lui qui a empoisonné mon sang, lui qui est à l’origine de mes maux. Pourtant… je l’ai aimé, comme j’aurais pu aimer un père. Mais lui, cet amour viscéral pour moi est devenu obsessionnel. Aujourd’hui je comprends maintenant pourquoi. »

Cuchulainn et Emer…

« Je suis devenue la Sainte des Poissons avec beaucoup de peurs, de ressentiments. Je vivais comme une Ermite, je ne me liais jamais à personne. Jusqu’au jour où j’ai rencontré Ainia, Silas et… Childéric. »

Rêveusement, je lève mes yeux fatigués vers le plafond, me remémore ces instants, précieux, notre première rencontre, et toutes celles qui ont suivies.

« Tous les deux, nous nous sommes bousculés. Beaucoup. Trop, peut-être. Mais un jour, l’appel de la mer a été plus fort et je suis partie. »

L’ombre du regret revient. « Je me souviens de mes adieux avec le Lion. Je crois que c’est ce jour-là, précis, que j’ai su, et lui aussi… » mes joues s’empourprent un peu, mon sourire se fait sincère, léger. Il finit par se figer. « Poséidon m’a offert l’opportunité de rejoindre ma Famille, celle que je cherchais tant. En acceptant, j’ai su, pourtant, que je quittais ma véritable famille. Seulement... j'étais lavée de mon poison. Je pouvais vivre pleinement. »

Je triture un peu nerveusement, le tissu de ma veste.

« Tu sais, même encore maintenant, je reste partagée entre la terre et l’océan. Et bien que je sois devenue par la suite la Sirène Maléfique, une part de moi était restée avec notre Grand Pope. »

J’essuie une larme traitresse qui glisse sur ma joue. « La finalité de cette histoire, tu la devines. Je suis revenue au Sanctuaire en devenant Morwenna des Poissons. Aux yeux du monde, Nimuë était morte. »

Était…

J'écoute son récit, dont les similitudes avec le mien me poignent le cœur. Et je hoche la tête, témoin de ce moment d'intimité.
Sa réserve concernant le Grand Pope tombe rapidement, et j'ai devant moi une épouse inquiète de voir son époux changer chaque jour davantage. Que dire pour la rassurer, là où je nourris moi même tant de sentiments ambivalents pour ce chef à la fois humain et bête ?

Le changement est un élément normal. Nous évoluons tous, à chaque instant, par nos expériences, nos échecs, nos émois et nos ambitions. Le fait que Childéric soit devenu le Grand Pope accélère probablement ce processus, mais il est fort possible que les années auraient eu le même résultat.

Si Morwenna continuait à conserver le souvenir passé de son amour, alors oui, elle le perdrait. Mais si au contraire, elle trouvait la force de l'accepter dans son avancée... Alors ce couple pourrait résister à tout. Amusant comme un total novice dans ce domaine pouvait avoir comme recul. En sachant que le jour où je m'attacherais moi aussi à quelqu'un... Je serais probablement une véritable victime des élans de mon coeur.

Aoden, quel père exemplaire...

Je crachais cette mention avec agacement, plus qu'autre chose. Ce géniteur inconnu ne m'inspirait pas grand chose, tant il demeurait à mes yeux une vague silhouette.
Toutefois, cette pensée fut vite balayée par une autre, née d'une phrase lâchée par ma sœur.

Lavée de ton poison ?! Poséidon disposait de ce pouvoir ?

Le seigneur des océans avait-il été capable de purger le sang de ma soeur, là où Athéna se contentait de la voir dépérir ? Dans ce cas... Le retour de Nimue parmi les soldats du Sanctuaire était d'autant plus héroïque.

Je vois... Et ce dragon des mers, alors ? Est-il un rival de notre Grand Pope ? Sa réputation est véritablement sulfureuse... Je doute que Childéric l'apprécie beaucoup, ahah.

Un éclat de rire m'échappa en imaginant le sévère et rugueux Grand Pope face au pirate dont on m'avait conté les méfaits. Mais rapidement, le sérieux revint imposer sa loi.

L'ancienne sirène est encore morte, tu sais... Selon moi, Findabair parlera le plus tard possible, ou même ne le fera jamais de son propre chef. Aussi étrange que cela paraisse, c'est une jeune femme d'une pureté et d'une humanité remarquable.