[Mars 553] Invitation désintéressée [PV Dardanos]

Éa Tremere œuvrait avec une certaine prudence, dans un silence presque contemplatif, loin de sa nature originale. Cachée, dissimulée.
Son entrevue avec Étrius lui avait laissé un goût amer. Mais, résignée, d’une certaine façon, la jeune femme allait s’en tenir à ce qu’on attendait d’elle. En apparence.
D’abord se rapprocher de son supérieur, leur nouveau Régent Emrys, puis là, en ayant fait une demande des plus triviales en invitant Dardanos Bjornaer à souper au sein de la propre demeure familiale.

L’invitation avait été envoyée la veille, et, loin de se formaliser d’un refus de sa part, la jeune noble s’était plu à organiser cette rencontre informelle, laissant à penser à une lubie de riche fille souffrant d’un manque de compagnie qu’à un véritable entretien. Mais là-dessus, Éa doutait fortement que Dardanos soit dupe.

Si elle ne l’avait jamais réellement croisé, ni entretenu une vraie conversation avec cet homme, il ne restait pas moins qu’avoir accédé à une Écaille pourrait avoir le mérité d’ouvrir d’autres champs de perspectives.
Car, si elle écoutait les rumeurs à son endroit, le Patriarche Bjornaer était un homme d’action.

Peut-être sera-t-il alors ennuyé par l’invitation. Mais Éa misait sur sa curiosité. Et sur son titre de fille unique du Patriarche Tremere pour l’attirer dans ses filets.

Le soir tombait et l’obscurité se fit dans cette grande bibliothèque où Éa s’était installée depuis quelques jours pour lire et s’intéresser à une multitude de sujets. Confortablement assise dans un klinê, elle tendit la main vers un serviteur qui s’empressa d’aller lui resservir un peu de vin. Une autre coupe attendait.

« Il vous faut autre chose, Dame Éa ? »

Trempant ses lèvres dans le breuvage, elle leva les yeux vers les portes closes et poussa un long soupir.

« Un peu d’action. » susurra-t-elle entre ses dents serrées, commençant à douter de sa stratégie.

Finalement, les portes s’ouvrirent sur un homme, celui que la Tremere attendait. Une personne robuste d’à peu près son âge. Un guerrier, taillé pour le grand air, moins pour les palais et leur faste.
Et la politique. Sa réponse à de quoi la faire sourire. Elle rétorqua, en se levant de son fauteuil :

« Au milieu des livres, probablement pas, c’est vrai. » Une main se porta à ses lèvres pour cacher un début d’hilarité. Elle s’inclina à son tour. « Quoique, il peut y avoir quelque chose d’assez épique à vouloir essayer de décrypter les notes de son vieux père. »

La servante s’approcha alors du Patriarche pour lui proposer la coupe emplie de vin.

« Dame Éa ? »

L’intéressée mit quelques instants avant de réagir, apparemment peu habituée à de telles sollicitations – aussi surprenant que cela puisse paraître – elle secoua doucement la tête.

« Je ne m’y ferais jamais. Hm… Ne vous en faites pas pour moi, je ne risque rien avec le Patriarche, n’est-ce pas ? Et je sais que votre fille à besoin de vous, c’est plus important que de veiller sur un Capitaine. » fit-elle avec plus de douceur dans la voix tout en glissant discrètement dans la poche de la suivante, de quoi lui permettre d'acheter des remèdes à son enfant.

« B-bien Dame Éa, m-merci ! »

Une fois seuls, la brune observa Dardanos de ses prunelles lilas.

« Je crois que nous n’avons jamais eu vraiment l’occasion de discuter, vous et moi. Mais… »

L’atlante vida sa coupe sans faire de manières et la délaissa sur une table où étaient entassés nombre de documents variés : légendes, traités commerciaux, cartes, sa prédilection du moment semblait être orienté vers les navires. Elle poursuivit :

« Mais tous les deux nous avons pour ainsi dire prit du gallon. Vous à représenter votre Famille au Conseil, moi… à avoir le cul entre deux chaises. Je veux dire, à la fois praticienne et membre de l’Amirauté. »

Arrivée à sa hauteur, elle croisa les bras, l’expression plus sérieuse.

« Seigneur Bjornaer, vous devez vous demander pourquoi la fille d’Étrius vous a invité au sein de sa demeure. Je devine que vous avez accepté de vous plier aux usages, plus qu’autre chose. »

L’homme ne paraissait pas à l’aise ni des plus heureux d’être là, aussi allait-elle essayer de lui épargner des palabres trop inutiles. Elle orienta la discussion dans le vif du sujet.

« Fille d’Étrius, c’est bien cela qui me dérange. L’ombre paternelle est grande et en sortir n’est pas vraiment chose aisée. Voyez-vous, il est facile de coller des étiquettes aux gens. Je l’ai fait, vous le faites en ce moment-même. Sans offense ! » ajouta-t-elle précipitamment. « Tout ce que je veux dire c’est que j’ai ma propre vision d’Atlantis, n’en déplaise à mon papounet adoré. »

Le ton était donné. Elle ne cachait pas son aigreur vis-à-vis de cette figure figée dans ses grands principes.

« Je ne trouverais rien ici. » souffla-t-elle en reprenant les propos du Bjornaer.

Son regard se porta vers la fenêtre.

« Dehors, en revanche, pour ceux qui ouvrent les yeux, nous trouverons tout autre chose. De la souffrance. De l’instabilité. De la peur. »

Les mains derrière le dos, la silhouette de la brune se déplaça dans la lumière. Son ombre à elle s’étala sur le sol.

« Que voyez-vous, Seigneur Bjornaer ? »

« Oh, ne vous en faites pas, j’ai parfaitement conscience de ce que je dois faire. Et qui je dois étouffer. »

Une lueur dangereuse gravita dans ses prunelles améthyste. Avant qu’un sourire mutin ne le contrecarre. Son attention portée uniquement sur le Bjornaer, elle leva à son tour un sourcil.

« Des serpents ? » Elle singea un malaise, porta une main contre son front. La dame semblait aimer s’approprier des rôles. « Que Poséidon nous en garde. »

Son sérieux ne dura qu’une poignée de secondes. Un rire fusa à travers la pièce. « Vous êtes du genre optimiste, vous alors ! »

Éa retourna prendre ses aises sur son fauteuil, attrapant un parchemin d’un plan de navire de guerre. Sans quitter le document des yeux, elle lança à l’homme :

« Plus de la moitié d’Atlantis y passerait. Mais c’est peut-être ça, la solution ? »

Son regard, encore, se para d’un orage latent.

« Des opportunités. » répéta-t-elle, songeusement. « Il faut des ambitieux pour sertir cette pépite. Et je gage que vous en faites partie, sinon, pourquoi auriez-vous abandonné l’amirauté ? »

L’atlante cherchait, creusait, ne louvoyait plus tellement face au caractère de Dardanos. Elle visait à le titiller aussi :

« Mais je m’interroge tout de même. Vous auriez pu vous éviter la politique et rester libre. Enfin, un peu plus. Allons, allons, je ne suis pas dupe, tout ça… ce Conseil, c’est de la poudre aux yeux. Une diversion pour que les vipères ambitieuses puissent agir à leur guise. »

Lentement, elle reposa les plans sur ses genoux.

« Comment comptez-vous donc chasser les serpents, Seigneur Bjornaer ? Avez-vous seulement des alliés ? »

« Je vois qu’en plus de ne pas m’écouter, vous ne me prenez pas au sérieux. Dommage. »

Éa Tremere afficha un air déçu. Il restait trop engoncé dans ses a priori et sa mauvaise humeur pour ne serait-ce que creuser ses sous-entendus. Son discours ne l’intéressait pas le moins du monde.
Sans doute parce que la jeune femme ne s’y prenait pas de la bonne façon. Revêtir les traits d’une noble atlante s’avérait beaucoup plus ardu que Circé le pensait. Elle ne put se retenir quand Dardanos évoqua la liberté :

« Connaître la liberté, hein ? Tu me fais rire. Je l’ai connue. Je la connaîtrais une nouvelle fois. On me l’a retirée, je la retrouverais encore. Et encore. »

Ses prunelles lilas prirent l’éclat du rubis. Dans son cosmos naquirent des relents sauvages. Une sourde colère dont les origines restaient obscures. Elle affichait à présent un tout autre visage, son masque ne pouvant totalement camoufler la flamme de sa réalité à elle.
Puis, tout à coup, son expression redevint calme, presque douloureuse. Elle avait perdu beaucoup et cela transparaissait avec force.

« Cette liberté, je ne la destine pas qu’à moi. »

Nulle duplicité, plus de faux-semblants. Éa ne regardait plus son invité, elle se perdait dans ses souvenirs, les siens, pas ceux qu’elle avait pu dérober.

« J’ai vu et je vois encore des hommes enchaînés. Esclaves. Surfaciens ou Vulgaires, voilà des étiquettes qu’il serait bon de brûler ! Ces chaînes-là… ont liées et lient encore Altantis dans un immobilisme dangereux. Tu vois des opportunités, moi aussi. Car du chaos, peut naître l’harmonie. »

La brune le fixa droit dans les yeux.

« Tu as vraiment le pouvoir de changer les choses ? » demanda-t-elle avec défi. « Je me battrai pour obtenir ce droit. »

Un soupir outrepassa la barrière de ses lèvres. Elle alla se resservir un verre de vin, n’en proposa pas à son invité : il n’avait même pas touché à sa coupe. Dans d’autres circonstances, la pirate dissimulée le lui aurait reproché.

« Et détrompe-toi. J’ai des alliés moi aussi. » un sourire énigmatique vint trôner un instant sur ses traits. « Prends-moi pour une vipère si ça te chante. Prends-moi pour la fille d’Étrius, prends-moi pour une enfant gâtée qui fait un caprice. Mais ne me prends pas pour une noble qui ne connaît rien à la liberté. »

Il l’avait blessée. Il avait sans le vouloir, sans le savoir, remué son passé.

« La liberté… murmura Éa. Je l’ai connue grâce à la mer. Elle faisait gonfler les voiles de mon navire, chanter mon cœur et ma bouche. La mienne et celles des hommes qui croyaient en moi. Nous étions libres de rire face à la tempête, de pleurer devant une perte que l’on retournait à la mer. Libre de prendre et de donner. Libre d’aimer… et de haïr. »

Elle prit rêveusement les plans de son navire qu’elle froissa.

« C’est peut-être pour ça que mon père s’est désintéressé de moi et qu’il préférait mon frère. »

Reprenant place devant la fenêtre, la Tremere observa les environs.

« Je suis une tempête. J’apporterai avec moi un vent de liberté. » Une pause. « Il y a beaucoup à faire, oui. Et je voulais savoir quel genre d’homme tu es. S’il était utile ou non de nous côtoyer, de nous entraider. Mais à tes yeux je ne resterais que l’héritière, le second choix d’un serpent. »

Un léger sourire. Il montrait enfin autre chose qu’un profond agacement ou un stoïcisme irritant. Qu’elle ait dû jouer cette carte l’ennuyait ; c’était possiblement lui dévoiler un semblant de vérité. Fort heureusement, Dardanos ne la connaissait pas assez pour comprendre la supercherie.
Qu’il puisse croire autre chose l’arrangeait. Couvrir son mensonge de nouvelles rumeurs, détourner son rôle, ça, elle pouvait y voir une opportunité non négligeable. Tant pis si la réputation de la Tremere en pâtissait. C’était là le but recherché après tout.

Enfin, en partie.

Elle n’était pas une noble, encore moins férue de politique. « Tu me prêtes effectivement des qualités que je ne possède pas encore. »

Consciente de ses faiblesses, Éa faisait patte blanche. Au moins était-elle parvenue à un semblant d’intérêt de sa part.

« Oui, cela je ne l’ignore pas. Mais avons-nous seulement le choix ? Je ne veux pas me terrer sous une pierre à attendre que la tempête passe. »

Elle se retourna vers lui, l’évalua en silence. Avant de le briser encore : « Dénicher les serpents, comme toi. À commencer par cet assassin qui sévit dans nos rues. As-tu des précisions sur ce sujet ? »

En croisant les bras sous sa poitrine, la jeune femme hésita un moment. « Pour le reste, je vais t’épargner le discours nébuleux d’une gamine pétrie de rêves pour sa Cité. Il y aura des morts, tu l’as dit. »

Une ombre flotta dans ses prunelles lilas. « Crois-tu en la vision d’Arhan ? »

« Je n’ai pas peur de me salir les mains, ni même de mourir. J’apprendrai, je te l’ai dit. »

Ou elle périrait en se risquant dans ce jeu dangereux. Sans ressentir quoi que ce soit d’autre que de la détermination à voir ses projets aboutir. Comme ceux des alliés qu’elle allait se choisir.
Et Dardanos pourrait compter parmi eux, si Éa manœuvrait habilement.

« Je peux t’apporter la chute de mon père. Je peux t’apporter ses pensées, ses projets, avoir accès au savoir des Tremere. »

Un savoir jalousement gardé, restait à savoir si Dardanos y serait sensible. Au moins avait-elle cru comprendre qu’il cherchait, comme elle, à se débarrasser de cette figure « paternelle ».

« Du sang, du savoir, des possessions plus matérielles si tu le souhaites. Un retour triomphal au sein de l’Amirauté quand je serai devenue Légat. »

Là encore, elle observa sa réaction. Il était fort à parier qu’il ne la prendrait pas au sérieux, qu’il allait se rire d’elle, de son ambition, lui qui la prenait pour une enfant capricieuse. Pourtant, elle n’y avait plus une seule note de duplicité ou d’amusement dans son regard.

« Mais sache que je ferai passer les intérêts de cette cité avant les tiens ou les miens. Mais je payerai le prix qu’il faudra. »

Éa se retint de sourire. Malgré tout, la conversation prenait une tournure pour le moins intéressante. Elle avait parié gros, pour finalement amener Dardanos à vouloir lui confier quelques miettes.
Mais ces quelques bribes d’informations pourraient être capitales. Les grains de poussière brillaient au soleil après tout et rien n’était à négliger. Aussi la jeune femme écouta-t-elle l’homme qui lui faisait face avec un intérêt renouvelé.

Là encore, en s’abstint d’un commentaire qui aurait pu la trahir. Ça et un mouvement un peu trop familier que la Tremere ne se serait permis que sous sa véritable identité. Cracher dans sa main et tendre la paume pour sceller une alliance ? Cela ne ressemblait guère à une noble.

Elle se contenta d’opiner. « Tu as ma parole. »

Qu’importe le sujet de cette loi. Qu’importe ce qui anime le cœur de cet homme. Tout ce qui comptait, c’était la Cité.

« Et ma garantie. Autrement tu pourras glisser une lame entre mes côtes. » Une pause. « J’accepte sans te demander d’abord de quoi il est question. Mais je t’avoue être de nature curieuse… De quelle loi s’agit-il ? »

Éa doutait fortement qu’il libère son projet comme ça, au sein même de cette demeure de serpents.

Un pari est un pari, elle prenait le risque !

Il pouvait compter sur elle. Sur la force de ses ambitions, la vision qui émergeait chaque seconde un peu plus fort dans son esprit. Son retour en Atlantis avait éveillé bien autre chose que la sourde colère.
Le poids de ses propres chaînes.

Quelques-unes de ses questions trouvèrent enfin des réponses. De précieuses informations qu’il faudrait communiquer en temps et en heure. Cette piste aussi, elle comptait bien la poursuivre, ne serait-ce que pour laisser libre cours à son vide. Trouver une raison de faire éclater sa rage en plein jour, sans devoir la brider. Se retenir. Aveugle. Satine l’était. Pour Éa, elle devait donner l’illusion. Apparaître telle que les autres voulaient qu’elle soit.

Utile. Serpent. Héritière.

« Très bien. Ce qui en fait un homme à ne surtout pas sous-estimer. Je te remercie pour ces informations. »

Un fin sourire ourla ses lèvres. Il semblerait que ce soit à son tour de délivrer ce qu’elle sait sur son cher « père ». Elle prit le temps de la réflexion.

« Je sais qu’il s’est installé au Pilier du Dragon des Mers et qu’il incrimine ce dernier au sujet du Triangle. Il fait ses petites expériences dont je n’entends pas grand-chose. Comme il le déplore lui-même, je suis restée trop longtemps à la Surface. Par contre, ce que je peux te dire, c’est qu’il semble obnubilé par ce sujet. Les Fragments ? » Elle balaya cette hypothèse, elle en sait trop peu pour avancer quoi que ce soit. « Il y a peu, j’ai eu la chance d’avoir été convoquée par Étrius. Mon père. » se reprit-elle. « À l’issue de cet entretien, j’ai pu jeter un œil à son bureau. Là encore, je n’y comprends pas grand-chose, mais j’ai été interpellée par une espèce de grand miroir sombre et des cristaux colorés chargés de Cosmos. Je n’avais jamais rien observé de tel, c’était… intrigant. Outre ça, j’ai repéré des plans de construction, une architecture proche des Piliers… c’est ce qu’il a installé chez Endy’, je crois. »

User de tant de familiarité en parlant du Général du Dragon des Mers pourrait être à double tranchant. Sa réputation sulfureuse lui plaisait, montrer un certain intérêt sur sa personne pourrait peut-être alléger la suspicion de Dardanos ? Ou la renforcer !