[Fin Mars 553] A l'introspection nul n'est tenu (Solo)

Une fois sorti de la chambre vide de mon épouse, et la journée avançant à grands pas, j’avais éprouvé le besoin de prendre un repos bien mérité.
Mais pas seulement. Les derniers évènements tombés en cascade me laissaient un goût amer, et au milieu de ce chaos, je sentais la nécessité d’un brin de solitude, afin de faire le tri dans mes pensées, mais aussi dans mes projets à venir.
La mine sombre, les traits tirés par la fatigue et l’agacement, j’avais avalé en un rien de temps la distance qui séparait le palais Atlas de ma bonne vieille cour des miracles.
Et ce ne fut qu’une fois le pied posé dans la “Dame Rousse” qu’un sourire vint apaiser mon expression. Par son oeil aguerri, le tavernier que j’employais avait immédiatement décelé mon humeur. Et sans attendre, je reçus une bouteille de rhum sortie de ma cave personnelle en main. Ainsi qu’une assiette dans laquelle baignaient une tranche de gigot, du pain et un délicieux fromage. De quoi passer une excellente soirée en solitaire. Il me connaissait bien…
Fait rarissime, aucun client autre qu’une poignée de marins éméchés n’apportait un tant soit peu d’animation. Décidément, la situation d’Atlantis était grave… A tel point que les habitués, pirates, bandits, marchands louches préféraient demeurer dans leurs antres. Au cas où la garde se serait montrée trop zélée. Nul doute que des ordres avaient été donnés afin de ne faire preuve d’aucune retenue envers ceux qui m’étaient fidèles.

Que personne ne me dérange…

Pas la peine d’attendre une réponse face à cet ordre. Le personnel et les clients savaient que dans de rares cas, le capitaine devait se terrer dans l’antre du dragon. Et malheur ou celui qui osait me tirer de mon refuge…
Après avoir grimpé les marches menant aux étages, je gagnais mes appartements privés, avant de fermer la porte à double tour. Et avec lassitude, je m’affalais sur le lit à baldaquin, pour perdre mon regard dans la splendeur de la fresque imitant un ciel étoilé. Un étrange appel cosmique attira aussitôt mon attention. Étonné, je déployais paresseusement mes cartes devant moi, avant de voir l’une d’elle sortir du paquet, pour se révéler…

Le Diable m’observait de ses yeux de papier.
Que pouvais-je lire dans ses pupilles de feu ? Mépris ? Jugement ? Difficile à dire.
Contempler son faciès narquois me renvoya à mon affrontement avec l’assassin d’Orpheus. A cette image qu’il m’avait envoyé de ma nature profonde.
Un autre moi, ou celui qui ne faisait que dormir sous le vernis d’humanité dont je me parais depuis la fausse mort de Nimue ? Car j’avais changé, en trois ans. En bien ou en mal ?
Machinalement, je levais ma main à hauteur de vue, afin de contempler l’intérieur de ma paume. Aujourd’hui, je me trouvais au zénith de ma puissance. Rien à voir avec le jeune général de l’époque. Et pourtant, j’avais lamentablement échoué à venger mon Légat. Pourquoi ? Mon pouvoir était-il en cause ou seulement la faiblesse de mon mental ?
Mon attention revint sur la carte, terrible reflet de mes tourments cachés.
A l’époque, cette figure était la mienne. J’étais bel et bien le Diable tentateur, corrupteur, malin, malicieux. Prêt à tout pour briller et monter les échelons vers la gloire et la reconnaissance.
J’avais manqué tué l’enfant à naître de Nimue, poussé par Aoden. Serais-je aujourd’hui capable d’un acte aussi vil ? Assurément pas.
Mon ambition s’était émoussée. Et je n’étais pas certain de devoir m’en satisfaire.
Face au chaos qui régnait à Atlantis, j’avais sous-entendu à Cinead que je serais tenté d’éliminer purement et simplement les sénateurs traîtres. Endymion d’il y a trois ans n’aurait pas hésité.
Mais si des innocents se trouvaient parmi eux ? Pouvais-je assumer tant de sang sur mes mains ?
Je devais y voir plus clair…
Je fermais donc les yeux et concentrais mon cosmos, emplissant la pièce de ténèbres rampants. Mon esprit entra alors en méditation, afin de se projeter à la lisière du monde des esprits. Là où mes fidèles figures attendaient mes appels.

Testez-moi…

Mon corps était puissant, mon cosmos plus encore. Mais mon âme ? Ma volonté ? Je devais en avoir le coeur net.

Sur mon ordre, dociles et loyales, mes figures se lancèrent à l’assaut.
Le principe n’était pas de blesser gratuitement, mais de sonder mon âme et la force que je sentais filer entre mes doigts, suite à trop de tragédies. Avais-je encore cette flamme ? Cette rage de vivre et de dévorer l’existence à pleines dents ?
Concentré sur cet entraînement, j’esquivais de peu la main du pendu jaillissant du sol pour me saisir la cheville. Sitôt le pied posé, je bondis dans les airs, alors qu’un rayon de sorcellerie fusait. Mais la poigne glacée de la mort me saisit à la gorge, afin de me dévorer un soupçon de vitalité.
Je la repoussais d’une manchette, alors que la Justice apparaissait sous mes yeux, doigt inquisiteur pointé sur ma poitrine.
L’attaque me toucha de plein fouet, m’arrachant une grimace. Je heurtais le sol de néant, et posais un genou à terre le temps de reprendre mon souffle. Une courte pause qu’abrégea l’étoile, qui crut bon de filer dans ma direction, afin de poursuivre mon supplice. D’une roulade, je m’épargnais cette nouvelle honte. Une fois de nouveau sur mes appuis, je vis mes arcanes unis face à moi, flottant légèrement dans le rien, et prêts à poursuivre l’humiliation dont je m’étais moi même affligé.
Le pire dans tout ça ? Au lieu de sentir la fièvre du combat grimpait en flèche, je restais partagé entre colère puérile et défaitisme douloureusement ancré.
La mort de Nimue, l’annonce de la perte de mon fils, le départ de Calista ou l’assassinat d’Orpheus. Quelle était la cause, le déclencheur de cet abattement qui s’était insidieusement emparé de mon esprit, jadis bravache ?
C’est à ce moment précis qu’il fit son apparition.
Le chevalier noir m’avait donné vue sur son apparence. Mes traits, mon sourire. Un autre Endymion caché au plus profond de moi. Le Diable, trop longtemps endormi. Ou nier.
Il se tenait au milieu de mes arcanes, dans une posture de défi. Goguenard au possible, rapière en main, il commença à me narguer en jouant de sa lame dans le vide.
Je pouvais le défaire, je le savais. Le renvoyer dans son sommeil. Mais le voulais-je vraiment ? Je sentis une goutte de sueur froide coulait le long de ma colonne vertébrale en distinguant dans l’obscurité derrière les figures, une ombre massive.
Lui aussi n’attendait que cet affrontement, tapi dans mon esprit.

Je ne pouvais plus me défiler, car désormais un juge serait spectateur de mes renoncements éventuels. Et reculer me vaudrait de terribles conséquences. Je me retrouvais donc face à deux choix : accepter le Diable sur mon épaule ou le combattre. Mais impossible de me terrer dans mon déni, comme depuis de longs mois.
Ce fut à ce moment précis que mon reflet maléfique se jeta sur moi, rapière en avant. Je l’esquivais de peu, le métal frôlant ma tempe, et répliquais par une pulsion cosmique qui le fit reculer brutalement.

Pauvre con … Où étais-tu quand j’avais besoin de toi ?!

Une colère trop longtemps enfouie me submergea alors. Un vent de révolte, de rancoeur. Presque un abandon exprimé par une rage animale.
Je m’étais retrouvé seul dans l’arène du tournoi, seul face au meurtrier, seul face au retour de Nimue et à la révélation de son mensonge. Oui, le Diable en moi était resté silencieux, et je lui en voulais plus qu’à nul autre. Percevant mon trouble et ma haine, la figure pourvue de mes traits repartis à l’assaut, mais à sa grande surprise, je me saisis au vol de sa lame. Indifférent à mon sang qui coulait de ma chair malmenée par le métal froid, je dardais un regard terrible sur ce Diable de pacotille.

Tu es à moi, et non l’inverse !

Auréolé de mon cosmos, mon poing fusa pour transpercer le torse de mon double, dont j’arrachais le coeur encore battant. L’arcane se dispersa alors en poussière étoilée, alors que je jetais à terre son organe sanguinolent.
Et dans mon autre main, une carte vierge se para des traits de ma propre figure déformée par un rictus malveillant. Le voilà revenu à sa place. Je tournais alors mon attention vers les ombres, où venait de s’agiter la forme massive. Et deux diamants serpentins se posèrent sur ma frêle silhouette.

Tu as quelque chose à me dire, dragon des mers ?

Le reptile massif m'observa de ses pupilles avides et brillant d'un intellect supérieur.
Point de cage, point de barreaux entre lui et moi, hormis un voile de ténèbres. Celui qui dissimulait sa stature à mes yeux de mortel.
Pourtant, nous nous connaissons intimement. Entremêlés. Complices. Âmes jumelles.

Faible... Esprit faible.

Va te faire foutre, lézard d'eau douce !

Voilà, la relation qui nous unissait. Deux caractères de merde en opposition puérile.
Et dans un même élan, le dragon et moi nous chargèrent.
Insecte agile, je bondis sur son dos, en évitant de peu la morsure de ses crocs meurtriers. Dans un élan rageur, sans cesser de courir comme si ma vie en dépendant, ce qui au final n'était pas une option démente, je plantais ma rapière entre deux écailles, sans grand espoir de causer un dommage. Ce n'est pas ainsi que je le vaincrais, mais quel pied de l'agacer ! Danseur aérien, je sautais en harmonie avec les soubresauts de la bestiole, bien décidée à m'écraser sous son poids massif.

Je commence à en avoir marre qu'on cherche à me piétiner !

Et dans un élan de pure folie, hurlant comme un possédé, j'atterris sur le haut du crane du dragon ulcéré par cet affront. Secouant la tête en tout sens pour virer l'insecte que j'étais, le reptile entra dans une sorte de frénésie pâle reflet de la mienne.
Et dans un cri de rage partagé, j'enfonçais ma lame dans l’œil droit du dragon des mers.

C'est qui le faible ?! Respecte ton maître, connard !

Il était en colère, j'étais en colère. Nous étions en grosse colère.
Rendu fou de douleur, le reptile rua, m'expédiant au sol et me gratifia d'un bond coup de griffe qui me traça un sillon écarlate sur le torse. Dragon et moi nous dévisagions, en reprenant notre souffle.
Le premier round venait de se clore. Un partout.

Pris dans la frénésie de l'affrontement, je fus bien incapable de définir le temps passé lorsque la bête fut trop épuisée pour poursuivre. Pour autant, j'étais dans un état tout aussi déplorable.
Un bras pendant, le torse griffé, un oeil tuméfié, du sang coulant de ma lèvre inférieure et le souffle court, je vacillais sur le haut du crane écailleux du reptile vaincu.
J'avais tout donné, sans hésiter, sans me retenir, sans penser à ma propre survie.
Mais au delà de ma victoire, j'avais exprimé toute ma rage contenue, toute cette frustration accumulée depuis Camelot. Et les larmes silencieuses qui coulaient sur mes sangs ensanglantées exprimaient à la fois ma fureur mais aussi une détresse impossible à exprimer autrement.
Je brûlais de vivre. Je brûlais de prouver ma valeur. Je brûlais de redevenir le dragon des mers. Cette part de moi même brisée, étouffée depuis la "mort" brutale de Nimue et mon exil volontaire d'Atlantis.
Mais à force de me faire piétiner, d'accepter l'inacceptable, mes limites étaient atteintes.
Et aussi étrange que cela paraisse, je sentis le reptile dominé satisfait. Sa lourde silhouette se mua en volutes d'ombres, qui dansèrent vers les profondeurs du royaume des esprits.
Et je me retrouvais de nouveau seul, épuisé, à genou, dans le Rien. Incapable de savoir si je devais me réjouir ou non.
Avant de sentir mon âme de nouveau happer par mon corps endormi.
Ce fut alors que nos regard se croisèrent. Il souriait de nouveau, mais cette fois cela ne me causa qu'une étrange indifférence. Presque une résignation. Cet Endymion corrompu, malfaisant, désormais je ne pouvais plus le nier en me réfugiant derrière une humanité de façade.
Il était temps de redevenir celui que j'avais toujours été au fond.
Un pirate. Un diable. Un dragon. Un prédateur.