[Fin avril 553] Les aventuriers de la prêtresse perdue [PV Silas]

L’aube pointait à peine le bout de son nez dans la campagne. Seul le chant des oiseaux et le bruissement des lapins dans les herbes bordant le chemin daignaient troubler la quiétude des lieux. Il n’y avait âme qui vive à plusieurs lieues à la ronde et la nature s’en accommodait fort bien. Nul homme ne put témoigner du spectacle dont les animaux furent seuls témoins pourvu qu’ils n’aient pas fuit.

Car un portail dimensionnel s’ouvrit sans que quoi que ce soit ne puisse l’annoncer excepté un éclair lumineux fugace comme si la trame de l’univers s’était déchirée en un instant avant de laisser s’échapper de cette plaie béante une carriole couverte, tractée par deux chevaux et transportant deux hommes ainsi que leur cargaison dans un tableau des plus surréalistes.

Aussitôt la dernière roue sortie de l’espace, le portail se referma comme s’il n’avait jamais existé laissant le véhicule poursuivre sa route. La journée s’annonçait radieuse même si les frimas de ce mois d’avril poussèrent Kaleb à réajuster la chlamyde de laine qu’il portait sur les épaules. Il ne put néanmoins réprimer un frisson.

«Alors… C’est très pratique ton portail… Mais dis donc, si tu pouvais faire quelque chose pour amoindrir le choc de température, ce serait pas mal non plus… Parce que si un jour on doit aller plus au nord, j’aimerai éviter de devoir revêtir directement mon armure d’or si tu vois ce que je veux dire…»

Une petite remarque amusée et un clin d’œil en direction de Silas. Ils étaient donc, pour les dormeurs, un marchand byzantin de vin et son scribe chargé de tenir comptes et registres en déplacement au cœur des territoires francs pour faire connaître leur vignoble et élargir leur clientèle. Une couverture que Silas avait proposé et à laquelle Kaleb avait consenti. Il savait que sa couleur de peau risquait au mieux d’attirer la curiosité, au pire l’hostilité tant les autochtones ne devaient pas être habitués à la diversité qui pouvait régner dans les territoires plus orientaux que les leurs.

La Vierge tenta de se repérer mais il ne connaissait pas particulièrement cette partie du monde. Aussi se tourna-t-il vers son compagnon pour savoir où ils se trouvaient.

«Et donc… Où as-tu eu la délicatesse de nous téléporter ? A part le fait que nous soyons visiblement au milieu de la campagne ? »

« Rho… Ce que tu peux être susceptible parfois… Ça devrait aller… Je te remercie néanmoins pour ta prévenance mais je crois que je préfèrerai une solution moins extrême…»

Silas pouvait à l’occasion se parer d’un humour plutôt piquant. Pas que cela puisse gêner Kaleb dans l’absolu. Mais la Vierge ne connaissait pas encore suffisamment les Gémeaux pour savoir les yeux fermés quelle limite il convenait de ne pas dépasser avec ses sages facéties. Cette nouvelle mission en commun, dans la continuité de la précédente était sans doute une excellente façon d’y remédier.

Ils se trouvaient donc aux abords de Lugdunum. Un nom que Kaleb avait déjà eu l’occasion de rencontrer dans certains ouvrages de sa bibliothèque.

«L’ancienne capitale des Gaules transalpines si je ne m’abuse ? Corrige-moi si je me trompe mais c’est un important carrefour commercial, non ? Tu as raison, nous y trouverons sûrement des marchands qui pourront nous donner les dernières informations concernant les royaumes francs. Il est préférable de ne pas y entrer à l’aveugle…. Nous trouverons bien quelques bavards dans une auberge… Haut les cœurs ! En avant ! »

A ces mots, la Vierge relança l’attelage au pas. Il ne restait que quelques lieues à couvrir pour atteindre la Cité, ce que les compères firent sans encombre.

Le soir même, ils se trouvèrent attablés dans une des auberges les plus fréquentées de l’ancienne capitale des Gaules. Deux coupes de vin et un assortiment de jambons, saucissons et autres fèves accompagnaient copieusement une livre de pain que les deux hommes avaient choisi de partager.

Kaleb analysa la situation en essayant de se montrer le plus pragmatique possible, déroulant un parchemin pour envisager la suite de leur voyage. Quelques regards curieux s’étaient tournés vers l’axoumite que sa couleur de peau aussi bien que cette carte entre les mains rendaient singulier en ces lieux. Il tâcha néanmoins de ne pas y prêter attention et poursuivit sa logorrhée.

« Je te propose de remonter le rhodanus jusqu’à sa source. Ensuite, nous prendrions la direction de Toul puis de Mettis, la capitale du royaume si j’en crois les informations que j’ai pu réunir avant notre départ de Constantinople. Il y aura sûrement des clients intéressés par notre marchandise qui auront des choses à nous donner en échange. A moins que tu ne souhaites directement poursuivre plus à l’ouest vers Avernis ? Qu’est-ce qui te semble le plus judicieux ? »

Une véritable interrogation. Après tout Silas était celui qui était censé diriger l’expédition aussi bien sous couverture que dans la réalité. Mais il avait peut-être aussi un autre plan. Après tout, il avait lui aussi certainement réfléchit au mouvement suivant.

«Peut-être devrions nous nous informer sur les derniers événements dans l’un et l’autre des royaumes pour éclairer notre décision…»

« Orléans ? Pourquoi cette ville précisément ? Tu y as gardé des connaissances féminines d’une précédente mission ?»

Une plaisanterie de Kaleb mais qui masquait une véritable curiosité ? Pourquoi cette ville précisément ? Orléans n’était pas forcément une cité particulièrement connue au-delà des royaumes francs. En tout cas, malgré ses recherches lors de la préparation de leur mission, cette ville ne disait rien à la Vierge excepté son nom qu’il avait pu repérer sur une carte. Le fait que les Gémeaux la connaisse, lui qui était originaire de l’Empire et avait été formé en Perse, avait quelque chose d’intriguant.

Pour autant, suivre l’intuition de son ami lui sembla néanmoins ne pas contrarier les plans fixés, bien qu’il y mis un bémol immédiat.

«Voyons d’abord ce que nous découvrirons à Messis. Je ne sais pas pourquoi mais j’imagine mal notre contact se dorer la pilule en Aquitaine. Peut-être préfère-t-elle les climats disons plus… rugueux… »

C’était agaçant pour Kaleb de ne pas avoir toutes les cartes en main. Il avait l’habitude de peaufiner ses plans. « Gouverner, c’est prévoir ». C’est ce que lui avait enseigné son père. Et Eunoia avait parfaitement pris le relais dans ce domaine, s’inscrivant dans la même veine en formant son disciple à toujours préparer avec minutie les choses pour laisser un minimum de place à l’imprévu.

Mais Kaleb savait qu’il fallait relativiser cette croyance. Il avait appris de la nature que tout ne se déroulait pas toujours comme espéré et qu’il fallait s’avoir s’adapter à l’imprévu pour survivre. Et saisir les opportunités qui se présentaient. L’idée de Silas était loin d’être stupide. Aussi la Vierge fit-il signe à l’aubergiste d’approcher. Ce dernier sembla se déplacer de mauvaise grâce. Etait-ce sa couleur de peau ou bien le fait de privilégier le latin au francisque qu’il ne maîtrisait pas pour s’exprimer ? Difficile à dire. Néanmoins, il tenta sa chance en posant quelques triens d’or, la monnaie de l’empire pour tenter de lui délier la langue d’un air affable.

« Excusez-moi de vous déranger mais mon maître et moi-même venons de loin. Il souhaiterait obtenir quelques informations… contre paiement, tout naturellement…. »

Il ne restait plus qu’à observer comment l’homme devant eux allait réagir. Kaleb se mit en retrait pour laisser la main à Silas, se penchant à nouveau d’un air absorbé dans un parchemin tout en prenant soin de rester aux aguets sur les paroles que l’aubergiste allait prononcer mais aussi sur les discussions des tables alentours. Qui sait ? Il pouvait peut-être capter au vol quelques bribes d’une discussion intéressante à la table d’à côté ?

«Suis-je bête… J’avais omis ce point… Pourtant, j’aurais dû le savoir… J’ai encore beaucoup à apprendre sur cette partie du monde semblerait-il…»

Kaleb secoua la tête comme s’il se reprochait cette erreur. Bien sûr, il n’était pas omniscient. Mais il considérait qu’il était de son devoir d’être le plus informé et le mieux préparé possible pour une mission de cette importance. Comment avait-il pu oublier qu’Orléans était la capitale du royaume d’Aquitaine ? Il ne manquerait pas de se reprocher cette étourderie, heureusement, pour l’heure, sans conséquence.

La Vierge écouta néanmoins avec attention les propos de l’aubergiste. Rien de réellement intéressant à se mettre sous la dent. Silas avait raison. Il ne servait à rien de traîner dans les environs.

«Partons demain pour Messis. De là, nous débuterons réellement notre enquête. Je pense que les capitales sont un bon début. Après tout, Eirwen peut bien apprécier la douceur de vivre des royaumes francs du Sud, elle voudra sans aucun doute retourner à Asgard un jour où l’autre. Et pour cela, elle aura besoin d’appuis politiques. Et qui mieux que les souverains des royaumes francs pourraient le lui offrir ? Il m’est aussi d’avis que si ce « Asher » ne fait pas intervenir ses propres guerriers sur le terrain, c’est qu’elle doit se trouver dans un endroit sensible diplomatiquement pour le Grand Nord…»

Kaleb resta sur cette réflexion une partie de la soirée et de la nuit qui suivit. Le lendemain, après un passage sur le marché, ils prirent la route vers le nord en direction de la capitale du roi Clothaire. Le chariot remonta lentement les rives du Rhône. La vierge en profita pour soumettre une idée à son frère d’arme.

«Je me demandais… Ne crois-tu pas que nous devrions aussi prétendre rechercher des objets nordiques ou des débouchés plus au nord pour notre production ? J’essaie de trouver une manière discrète de sonder les contacts éventuels que les cours ou les commerçants des capitales peuvent avoir avec les Terres du Nord. On ne va pas arriver et demander s’ils connaissent la Grande Prêtresse déchue d’Asgard, n’est-ce pas ? Mais tu as peut-être une idée plus judicieuse que la mienne…»

Il se tourna alors vers Silas et attendit calmement sa réponse.

Messis… Capitale de l’Austrasie. Ils avaient trouvé refuge dans une auberge du quartier le plus proche du palais royal. Kaleb avait une idée précise sur la manière de procéder et il espérait que Silas partagerait son point de vue. Autour d’un verre de vin, le premier soir suivant leur arrivé, la Vierge s’en ouvrit sans détours.

«Tu veux utiliser ton frère ? Je te propose donc d’allier une certaine audace à ton idée. Il nous faut rentrer dans le palais, prétextant une mission marchande et laissant entendre une mission diplomatique officieuse de l’empire. Après tout, un tribun peut bien missionner quelques émissaires à l’étranger sur un prétexte ou un autre, non ? »

Il fallait pénétrer dans le Palais et se rapprocher du pouvoir. Car il était quasiment certain que c’était dans ces cercles que l’ancienne prêtresse d’Asgard gravitait. Car pour l’instant, ils n’avaient pas un seul indice, une seule information à se mettre sous la dent. Et puis les palais avaient sans aucun doute des liens entre eux. Et en habitué des caravanes marchandes, Kaleb prenait le pari que les informations se déplaçaient d’une cour à l’autre à la vitesse d’un cheval au galop. La question était de savoir comment rentrer. Il poursuivit sa réflexion

«Je ne sais pas… Tenter de demander une audience à un personnage important de la cour… Un conseiller du roi ? Ou tout du moins un noble influent… »

Silas avait raison. Demander au patron leur permettrait d’en savoir un peu plus sur les us et coutumes locales. Kaleb fit donc un geste en direction du tenancier. Celui-ci approcha. Il avait l’air plus affable que celui de Lyon. C’était toujours ça de pris. Dans un franc encore imparfait mais qu’il avait eu l’occasion de perfectionner lors de leur itinéraire, Kaleb s’adressa à lui.

«Veuillez m’excuser mais mon maître aimerait savoir à qui l’on devait s’adresser pour obtenir une audience au Palais. Ou tout du moins si vous connaissez une personne capable de nous y faire rentrer… »

Que ce soit légalement ou non, ils devraient pénétrer dans la place. Mais il valait mieux que cela se fasse dans les règles de l’art.

« Je l’espère aussi. Pour eux…»

Une phrase sobre et efficace comme la Vierge pouvait en avoir le secret à l’occasion. Néanmoins, se rendre chez un marchand d’alcool était bon pour leur couverture. Et pour les affaires de Silas. Kaleb n’émit donc aucune objection.

Rencontrer un membre de la petite aristocratie était un premier pas. Mais pas forcément celui qui leur permettrait d’obtenir les informations escomptées. En retrait, Kaleb laissa Silas prendre la parole. Après tout, c’était lui, le « maître ». Comme à son habitude, les Gémeaux se montrèrent plutôt direct. Mais au visage plus que circonspect du noble, la Vierge se dit qu’il n’y arriverait sans doute pas de cette manière. Aussi rentra-t-il dans la danse, avec calme et humilité.

« Veuillez m’excuser, monseigneur, mais ce que mon maître essaie de vous dire, c’est que nous avons été envoyés depuis l’empire sur vos terres car il nous a été narré que votre royaume est déjà rentré en contact avec les hommes des Terres du Nord. L’Empereur a chargé le Tribun d’élargir les routes commerciales vers le Nord ce qui pourrait être une opportunité non négligeable pour vos dirigeants. Donc, peut-être il y a-t-il un émissaire, un commerçant ou un traducteur à la cour qui pourrait nous guider dans notre entreprise ? Vous connaissez, sans doute la réputation de générosité de l’Empire… »

Il prit un temps de pause pour voir si ses paroles produisaient le moindre effet sur l’attitude de l’homme qui leur faisait face. Il chercha à appuyer son propos, espérant faire pencher la balance en leur faveur.

« Je suis certain que si vous parveniez à nous rendre ce service ô combien précieux, le tribun saurait se montrer reconnaissant. Il a une excellente mémoire et sachez, au demeurant, qu’un Aquillius paie toujours ses dettes… »

Une promesse autant qu’une menace. Cela suffirait-il à convaincre le dénommé Georgins ? Se tournant vers Silas, il lui adressa un regard, espérant dénicher un signe d’approbation à son initiative. Pour autant, il enfonça le clou en faisant aussi jouer le principe de mise en concurrence cher aux marchands comme aux nobles.

« Bien évidemment, si jamais vous ne pouviez malheureusement pas accéder à notre requête, nous serions amenés à tenter notre chance ailleurs, dans d’autres contrées et le tracé d’une hypothétique voie commerciale s’en trouverait d’autant modifié… Mais nous ne pouvons exiger de vous une chose que vous ignorez… »

Il avait fait jouer plusieurs cordes. La compétition, la recherche des honneurs et l’avidité. Pas forcément les sentiments les plus nobles mais parfois les plus efficaces. Surtout avec les élites. Il espérait juste avoir fait mouche.

Il est facilement lisible sur le visage de l’homme qu’il a l’impression de perdre son temps avec vous deux. Qu’il a largement mieux à faire que de s’occuper de deux petits fonctionnaires d’un empire trop lointain et qui ici, ne pèsent pas lourd. Après tout, le frère d’un tribun n’a déjà pas beaucoup de poids dans ses terres, alors dans les royaumes Francs, il ne pèse pas lourd. Surtout vu la mission qu’il semble ici formuler. Il se montre néanmoins poli et reçoit les deux hommes avec la diplomatie nécessaire, mais rien de plus. Il s’attarde un peu plus sur les paroles du scribe mais pas beaucoup plus. Mais bon, mieux vaut se faire un ami que de laisser quelqu’un repartir les mains vides :

« - Votre frère se paie votre tête si vous voulez mon avis. Mais bon, essayé sûrement du côté de Reims, vous aurez plus de chance qu’ici. Quelques mercenaires étaient installés là-bas il y a quelques semaines. Je ne sais pas s’ils y sont toujours, mais ils devront avoir ce dont vous avez besoin sur les marchés et vous pourrez peut-être rencontrer quelques marchands dans la ville. Je ne peux pas faire grand-chose de plus pour vous... »

«Merci pour votre conseil, seigneur. Nous irons donc tenter notre chance dans l’ancienne capitale de votre royaume…»

Kaleb compris, à l’instar de Silas, qu’il ne tirerait rien de plus de l’homme qui leur faisait face. Il ne servait à rien d’insister. Aussi emboîta-t-il le pas des Gémeaux vers l’auberge où ils logeaient. C’est autour de la table et du repas commandé qu’ils analysèrent tous deux la situation et les options qui s’offraient à eux.

La Vierge écouta son homologue en silence, puis, prenant quelques secondes de réflexion, il abonda dans son sens.

«Effectivement, je pense que la carte diplomatique soit plus pertinente. Mais aussi plus périlleuse. Nous devrions partir sur la piste des mercenaires dont ce Georgins nous a parlé. Mais il va falloir se montrer vigilants. Car si ces hommes sont liés à la prêtresse, une approche en annonçant que nous voulons instaurer des relations diplomatiques entre l’Empire et les royaumes du Nord pourrait jouer contre nous… N’oublions pas qu’elle est considérée comme une traîtresse…»

Il leur fallait affiner leur propre stratégie et réfléchir à ce qu’ils pourraient dire une fois les mercenaires trouvés et leur lien avec la prêtresse établit si tel était bien le cas. Ils eurent le temps du trajet vers Reims pour y réfléchir. Alors qu’ils se trouvaient à proximité de l’enceinte de la ville, après plusieurs jours de route, Kaleb esquissa une proposition mûrement réfléchi à son ami.

«Voilà ce que je te propose. Si nous finissons par trouver les mercenaires, nous leur demanderons de nous guider à une personne pouvant parler en leur nom. A cette personne, nous exprimerons la volonté de l’Empire de développer des liens commerciaux et plus si affinité. Si nous tombons sur des hommes loyaux au grand Prêtre actuel, cela ne dévoilera pas notre couverture. Dans le cas contraire, cela amènera forcément à discussion. Et nous pourrons toujours laisser entendre que l’arrangement peut être étendu à d’autres sphères au-delà du commercial. Qu’en dis-tu ?»

Tout à ses pensées, sans jeter un regard à son ami, il ouvrit machinalement une petite aumônière d'argent dans laquelle se trouvait une mèche de cheveux roux...

Reims.

En interrogeant les différents voyageurs, ils apprirent qu'il existaient Quatre grands quartiers dans la ville des Rois. Le nord ouest était celui de la Cathédrale, tenue par la sainte Eglise et on y comptait de nombreux hospices pour les plus démunis. Au sud ouest, on se trouvait dans le quartier des marchands, à la fois et riche et pauvre. En effet, la rapine et les meurtres y étaient courant dans cette partie de la ville. Au sud est, on y trouvait le quartier des Corporations, tisserands, manouvriers, maçons, tailleurs se pierre s'entremêlaient dans un labyrinthe de maisons latines et germaniques. Enfin, au Nord est, on y trouvait le quartier des Bouchers. Lieu extrêmement gardé, c'est là aussi où les grands fours des Boulanges faisaient leurs offices. Des murets séparaient aussi au nord le quartier des Juifs, surtout usurier.

Encore un coup pour rien. Décidément, il fallait bien admettre que la Chance n’était pas forcément de leur côté. Les informations arrivaient au compte-goutte. Et encore fallait-il les arracher à grand renfort de monnaies sonnantes et trébuchantes ou d’alléchantes promesses. Cela semblait particulièrement laborieux à Kaleb. Mais il s’était préparé à cette éventualité. Il était évident qu’ils ne tomberaient pas sur l’ancienne Grande Prêtresse au détour d’une auberge ou d’une taverne. Il n’était d’ailleurs même pas sûr que la piste les menant aux hommes du Nord était d’une quelconque validité.

Néanmoins, ils parvinrent au moins à comprendre la topographie de la ville et la répartition de ses quartiers. Après avoir esquissé un rapide plan sur une tablette de cire avec les informations glanées auprès des différents voyageurs, la Vierge se tourna vers Silas qui se trouvait de l’autre côté du plat de charcuterie.

«Bon… Je vois mal des mercenaires Nordiques païens prendre leurs quartiers dans celui de la cathédrale. Les corporations verraient sans doute également d’un mauvais œil l’installation d’une telle troupe à proximité. Cela pourrait nuire à leurs affaires. Reste le quartier des marchands et celui des Bouchers. Ces hommes doivent forcément s’approvisionner en pain et en viande. De plus, la garde pourra peut-être nous renseigner à leur sujet. Il n’y a rien de plus suspicieux aux yeux d’une troupe régulière que des étrangers en arme payés pour exécuter des missions qui devraient leur revenir, tu ne crois pas ? »

Silas laissa, pour cette fois, la Vierge décider de la marche à suivre. Ils se dirigèrent donc vers le Nord-Est de la ville. Dès l’entrée du quartier des Bouchers une étrange odeur vint les saisir à la gorge. Un mélange de céréales brûlées et de sang en putréfaction. Quelque chose de nauséabond et de désagréable. Mais il en fallait davantage pour les faire reculer. Kaleb repéra immédiatement un membre de la garde en faction. Il s’inclina respectueusement et lui adressa la parole dans un dialecte franc qui s’améliorait au fur et à mesure du voyage.

«Veuillez m’excuser de vous importuner dans votre mission de surveillance mais on nous a signalé que des mercenaires norrois se trouvaient en ville. On m’a toujours enseigné que les hommes de la garde étaient les yeux et les oreilles des cités franques et que rien ne saurait leur échapper. Surtout quand il s’agit de la sécurité… Peut-être auriez-vous donc une idée du lieu où nous pourrions les trouver?»

Une manière flatteuse de tourner les choses. Le tout était de savoir si l’homme aurait une quelconque information. Dans le cas contraire, la Vierge espérait qu’il saurait au moins leur indiquer le chemin vers son supérieur direct.

Tu peux sentir sur ta personne le regard suspect des gardes que tu arrêtes. Quelque chose chez toi semble les interpeler ? Quoi exactement ? Difficile à dire. Ta couleur de peau, probablement la première fois qu’ils sont confrontés à quelqu’un venant d’un autre continent. Ta façon de t’adresser à eux, peut être, un peu trop douce, trop mielleuse. Proche de ceux qui préparent un coup en douce et essaie de ne pas se faire remarquer. Surtout demandant à avoir affaire à des mercenaires dont la réputation n’est plus à faire. Peut-être aussi ta maîtrise de la langue pas encore bien au point. Mais la tension monte d’un cran et voilà ses messieurs te demander des comptes. Sans pour autant sortir les armes, il va falloir rendre des comptes…

Pourtant, quelque chose semble doucement se mettre en place, et des badauds s’attroupent, à moins que… Silas, un peu retrait pourrait observer une ou deux personnes filer plutôt que de s’arrêter ici.

L’instant qui suivit, la Vierge senti ostensiblement que quelque chose clochait. L’atmosphère s’était tendue d’un seul coup. Etait-ce sa couleur de peau ou son statut d’étranger qui les dérangeait ? Ou alors avait-il posé une question dérangeante ? Sans doute un peu tout cela en même temps. Mais le résultat était là.

Lentement, les gardes se rapprochèrent de lui, l’air peu affable. Décidément, cette mission ne leur épargnerait rien. A croire qu'elle était placée sous de mauvais augures. Pour autant, le chevalier de la Vierge conserva son air bienveillant et sa sérénité. Bien évidemment, il ne poserait aucun acte qui pourrait laisser présager de sa nature d’éveillé. Mais il était tout à fait capable de se défendre le cas échéant. Et puis, surtout, il n’était pas seul.

Silas était resté à l’écart. Kaleb avait voulu prendre une initiative, et pour une fois, ne pas laisser son compère seul essuyer refus et informations fragmentaires. Pour une première, il fallait avouer que c’était plutôt réussi. Au jeu de l’intervention la plus désastreuse, il venait clairement de surpasser les Gémeaux. Mais ce dernier, beau joueur, lui offrit une porte de sortie des plus audacieuses.

Une bonne vieille bagarre des familles. Un pugilat sur la place publique. Bien vite, les hommes s’empoignèrent. Les solidarités familiales, amicales, de maisonnée, éclatèrent bientôt au grand jour dans des affrontements entre différents clans soutenant l’un ou l’autre des offensés, saisissant l’occasion pour régler une ancienne querelle ou des frustrations accumulées.

Kaleb, lui, ne demanda pas son reste et, rabattant sa capuche sur son visage, il profita de la cohue pour s’éclipser vers le premier coin de rue venu. Il jeta avant cela un coup d’œil par-dessus son épaule. Silas s’était évaporé. Avait-il découvert quelque chose qui lui avait échappé ?

Tout en détalant dans le dédale des rues menant à l’auberge où ils résidaient, Kaleb ne cessa de s’interroger. Ce n’était pas le style de son frère d’arme de disparaître ainsi. Mais il lui donnerait certainement une explication à postériori. Après tout, il devait bien le reconnaître, il lui serait difficile à lui, l’axoumite, de passer inaperçu en terre franque.

Lorsqu’il s’estima hors de portée des gardes, Kaleb s’immobilisa dans un recoin sombre et attendit de longues minutes afin de voir s’il avait été suivi. Il n’avait rien appris d’utile. Que pouvait-il faire de mieux ? Se rendre dans un autre quartier de la cité et continuer l’enquête au risque d’attirer à nouveau l’attention ? Ou retourner bien sagement à l’auberge et attendre des nouvelles de son acolyte ?

Il devait faire sa part. Silas et lui avaient toujours convenu de se retrouver dans l’auberge où ils logeaient si jamais ils se retrouvaient séparés. Il prendrait donc en toute discrétion la direction du quartier des marchands, l’option qu’il avait écartée de prime abord. Mais il devait d’abord s’assuré qu’il n’avait pas été suivi.

La bagarre de Silas offre à Kaleb l’opportunité de s’échapper, mais cette dernière meurt bien rapidement, calmée et par les gardes et par les gens. Après tout, des invectives lancées de cette façon, ne font pas effet bien longtemps. Mais c’est suffisant. Quelques coups manquent de te retomber dessus, Silas, mais tu les évites sans mal. Il est difficile pour ceux qui ne te voient pas après tout, de t’éviter. Kaleb s’étant fait la malle, vous voilà séparé, invisible l’un à l’autre, sans moyen de vous retrouver, vous voilà bien avancé…

Mais… la filature n’est pas si simple. Les typesque tu cherches à filés ne rentre par chez eux ventre à terre. Ils font beaucoup de détours et à un moment, tu perds leur trace dans le sud de la ville… Néanmoins, de ce que tu as pu observer de loin, ces types, sont venus de Germanie et des forêts profondes, soit du nord de l’Europe…

Kaleb avait eu de la chance. Soit les gardes de Reims étaient moins futés et persévérants qu’il ne l’aurait cru, soit il s’était montré beaucoup plus discret et son entraînement visant à imiter ce qu’il avait pu percevoir de Xanathos lors de leur mission commune avait porté ses fruits. La Vierge penchait davantage pour la première solution avec l’humilité qui le caractérisait.

Il mit quelques minutes avant de bouger et constata donc qu’il n’avait pas été suivi. Avec néanmoins une prudence à la hauteur de la situation, Kaleb parcouru le chemin qui le menait vers le quartier des marchands. Ayant retenu la leçon, il conserva sa discrétion et observa les allers et venues. Pas question de se faire remarquer cette fois-ci. L’objectif était surtout d’accumuler le maximum d’informations et de voir s’il y avait, comme lui, des individus qui sortaient de l’ordinaire aux alentours.

Peut-être qu’il retrouverait Silas par la même occasion. Il se demandait ce que son compère avait bien pu entrevoir pour disparaître ainsi de la sorte. Il avait certainement suivi une piste. Le tout étant de savoir s’il avait fait chou blanc ou non. Kaleb présageait que les Gémeaux n’agirait pas sur un coup de tête et en solitaire. Il était direct mais loin d’être stupide. La Vierge resta plusieurs heures à scruter les mouvements dans le quartier depuis plusieurs coins sombres aux alentours des quelques places de la zone d’où il avait une vue imprenable sur les auberges mais aussi quelques commerces qu’il jugeait stratégique pour des mercenaires.

Ce n’est que le soir venu, à l’heure du repas, qu’il regagna leur auberge. Il s’y attabla, présageant que cela ne tarderait pas à faire sortir du bois le gardien de la troisième maison. Il se fit servir une copieuse assiette de fromages et de charcuteries pour patienter. Comme prévu, Silas ne tarda pas à montrer le bout de son nez, embrayant directement sur l’incident du quartier des bouchers. Kaleb se contenta de hausser les épaules d’un air blasé.

«Que veux-tu… J’en ai l’habitude. Même au sein de l’Empire, il n’est pas rare que ma couleur de peau interpelle. Et j’ai bien vu le regard que les gens ont pu me lancer à Camelot. Plus nous monterons vers le nord, moins je suis susceptible de me fondre dans le paysage, je le crains. Contrairement à toi, à priori… »

Il n’avait pas eu le temps de voir les Gémeaux s’éclipser. Il présageait donc que Sila possédait un talent similaire à celui dont le Phénix avait déjà pu faire usage lors de leur mission face aux Oracles dévoyés. Il lui adressa un sourire entendu.

«J’ai déjà vu Xanathos utiliser une technique similaire avec un même niveau de discrétion. J’espère que cela ne fait pas parti de l’entraînement de base du chevalier car sinon cela signifie que mon maître a manqué une partie fort utile de ma formation…»

Il se servit dans le pichet de vin que Silas avait commandé.

«Alors ? As-tu pu apprendre quelque chose d’intéressant ?»

«Oui, je vois parfaitement à quelle capacité tu fais référence… Je n’ai pas eu le privilège de voir le Grand Pope l’utiliser mais, à ma connaissance, il n’est pas le seul au sein de notre confrérie à posséder cette capacité, n’est-ce pas ? »

Devait-il ajouter que Dana et Argus en étaient capables ? Non. Cela leur appartenait. Mais il soupçonnait qu’elles n’étaient probablement pas les seules et qu’au sein du Cercle d’Or, d’autres étaient capables d’en faire de même. Après quelques instants de réflexion, la Vierge retourna néanmoins à sa première considération.

Ainsi, c’était donc ça. La capacité dont avait usé Xanathos sur l’île d’Isa. Une capacité à se faire « oublier » du monde qui l’entourait ? Intéressant. Et particulièrement utile de surcroit. Mais il fallait sans doute du temps pour développer une telle capacité. Et ce n’était pas au milieu d’une mission cruciale qu’il pourrait s’y atteler. Kaleb acquiesça donc calmement.

«Effectivement, c’est une compétence à ne pas négliger. L’effet de surprise est toujours un atout dans un combat comme en diplomatie. Cependant, je ne suis pas certain d’avoir cette possibilité en moi. Nous verrons bien lorsque nous aurons mené à bien notre ambassade et que nous serons de retour dans nos pénates…»

Le gardien de la sixième maison laissa le temps à son acolyte pour lui narrer ses observations et la piste qu’il avait suivi. Dans un demi-sourire, le chevalier de la Vierge regarda son compagnon d’arme avec un air entendu.

«Laisse-moi deviner… Le quartier des marchands, c’est ça ? Effectivement, il me paraît judicieux d’y retourner. Mais il va falloir la jouer fine si tu veux mon avis. Sinon ces types vont à nouveau nous glisser entre les doigts comme des anguilles. Et j’avoue que je n’ai pas particulièrement envie de jouer à cache-cache indéfiniment. Mais il m’est d’avis que tu as déjà un plan, je me trompe ?»

Kaleb but son verre d’une traite et se resservit. Au moins, pour la première fois, ils avaient une piste tangible. Pas une vague rumeur ou des racontars de vieil homme aviné au fin fond d’une taverne crasseuse. Il ne fallait pas laisser passer cette occasion. Pour autant, cela ne signifiait pas que ces hommes puissent être liés d’une manière ou d’une autre à la prêtresse. Et cela Kaleb se devait de le formaliser pour qu’aucun d’entre eux ne se fasse d’illusions.

«Après, saxons ou germains, cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont liés à la Grande Prêtresse. Ce sont peut-être de simples mercenaires venus ici pour l’appât du gain ou pour une toute autre raison. Néanmoins, ils pourraient aussi savoir où se trouvent d’autre de leurs semblables dans le royaume… Il nous faudra prendre le temps de l’observation pour savoir à qui nous avons à faire. Il va falloir que je trouve un moyen de me faire encore plus discret. Inutile de réitérer notre mésaventure d’aujourd’hui, tu ne crois pas ?»

Kaleb adressa un rire amusé à Silas. Il les avait mis tous deux en difficulté. Cela ne devait pas se reproduire.