[Mai 553] Jouer, c'est vivre

L’ordre de mission était on ne peut plus clair. Childéric comptait sur moi pour mener à bien cette mission. Une mission qui traînait décidément en longueur et prenait de trop grandes circonvolutions. Tentaculaires, même. Ce démon de Narsès continuait de faire du mal dans l’ombre, et ses suppôts prospéraient et proliféraient comme de la mauvaise herbe.
Assez pour qu’un chevalier d’Or ne quitte une seconde fois sa garde pour ses beaux yeux. Kilian et moi nous avions fait du bon travail. Reste que quelqu’un œuvrait encore suffisamment bien pour nous échapper.
J’étais partagée. À la fois heureuse de lever les voiles et angoissée. Mon secret n’en était plus vraiment un, et je prenais un risque en m’engageant personnellement là-dedans. D’un autre côté, je sentais bien que mon ermitage ne serait pas éternel et mon âme de pirate s’enflammait rien qu’à la perspective d’être ENFIN utile à quelque chose.

Je n’allais tout de même pas me balader à visage découvert dans tout Alexandrie. Je n’étais pas à ce point folle. Quoi que, il y aurait eu un peu de grabuge ! Assez pour peut-être voir Endymion débarquer comme une furie et me crier dessus jusqu’à ce que je l’abreuve assez pour qu’il oublie. Enlever mon masque me démange beaucoup. Mais je savais aussi qu’il n’allait pas duper tout le monde.

Je m’étais donc installée dans une auberge. Assez cossue pour attirer les marchands aisés et les voyageurs de passage désireux de délier leurs bourses et leur langue. Je me faisais passer pour une barde itinérante qui avait fait fortune. Comment ? Pourquoi ? Je m’enveloppais d’un manteau de mystère pour appâter les curieux et les curieuses. Je racontais des histoires extraordinaires inspirées de mes propres aventures.

Chaque soir je donnais un petit spectacle. Je m’amusais. J’écoutais. Beaucoup. L’alcool aidait et j’appris des choses intéressantes. Et d’autres qui m’inquiétèrent davantage. Je sentais, aussi, que l’Océan était étrange, sans pour autant savoir quoi. Mais ce que je ressentais venait du plus profond de mes entrailles. Une peur instinctive, non pas pour mon propre compte, mais… pour eux.

Ce fut dans cet état d’esprit que j’entamai un vieux chant celte aux accents mélancoliques. Si je savais que personne n’en comprendrait les paroles, mon interprétation était suffisamment éloquente et poignante pour arracher des larmes à l’assistance. Même les grands gaillards faisaient mine d’avoir une poussière dans l’œil ou se cachaient derrière leur chope.

Je me levai de mon tabouret et laissai mon instrument – une vieille lyre qui appartenait à l’aubergiste – pour m’incliner et récolter des vivats, quelques pièces et des propositions plus ou moins indécentes. Parmi elles, on m’invita à une table pour jouer à un jeu obscur aux règles farfelues. Je ne refusai pas, étant d’humeur joueuse.

« Bien, donnez-moi vos petits noms les gars que je sache qui je vais plumer ce soir. »

Je récolte quelques rires. Sous le masque, l’un de mes sourcils s’arque. Voilà qui est intéressant, se doter d’un nom à l’occasion d’une simple partie de jeu ? Après tout, pourquoi pas, le principe semble amusant. Je m’installe en rendant les diverses salutations d’un signe de tête. Je mémorise rapidement le nom de chaque protagoniste et y associe volontiers quelques caractéristiques liées à leur choix de commande. Celui qui m’a adressé la parole « Ma'moul », m’évoque assez bien cette douceur venue d’orient : probablement enrobé d’intentions… sucrées ? J’étouffe un léger rire. En tout cas, celui-ci, tout particulièrement, présente bien et dégage une assurance tranquille. La couleur de ses yeux, surtout, à de quoi interpeller. Une teinte inhabituelle, comme l’est celle de ma chevelure que je ramène sur une épaule dans un geste rapide avant d’aviser le comptoir.

Je lève la main dans la direction de l’aubergiste qui, me voyant, se met à trottiner vers moi.

« Ah, m’dame, quelle belle représentation ! » il tapote sa lyre qu’il a récupérée sur la scène. « Je crois que vous avez fait des heureux, et moi l’premier ! Depuis que ma femme est morte l’an dernier, j’ai jamais pu rejouer. Vous lui avez fait honneur, merci. »

Ma main vient serrer l’avant-bras du robuste gaillard. Il a la larme à l’œil et je compatis à sa douleur.

« Avec plaisir. » dis-je d’une voix un peu nouée.

L’émotion m’a submergé comme une vague s’échouant contre les récifs de façon brutale et assez inattendue. Je m’étonne de me sentir comme ça, et balaye très vite ce sentiment d’un petit rire de gorge.

« Il semblerait que la tradition soit de se choisir un nom par une commande. Je doute que vous ayez des spécialités de chez moi, d’autant que… il faut le dire, nous autres irlandais nous excellons partout, sauf dans l’art culinaire. Par contre, la bière, je… »

« N’en dites pas plus ! » m’interrompt joyeusement l’aubergiste. « J’ai ce qu’il vous faut ! »

Il file derrière son comptoir.

« La mise est de combien ? »

Le marchand, « Houmous », coule vers moi un regard critique, dont la condescendance a tôt fait de me hérisser le poil.

« Sans doute un peu élevée pour vous. » se permet-il de me dire.

Je pose une bourse ventrue sur la table. Les pièces tintent et paraissent lourdes. J’ai sur moi un joli pactole, de quoi rabattre le caquet de tous ces cons de marchands de tapis. Houmous se renfrogne et concède à distribuer les cartes. L’aubergiste revient, un grand sourire aux lèvres. Il dépose, fier de lui, une boisson que je reconnais aussitôt à sa couleur foncée, presque noire. Le nubien désigne la chope, curieux :

« Qu’est-ce que c’est ? »

« De la stout. Une bière brune, vous m’étonnez, aubergiste. »

L’intéressé se gratte l’arrière de la tête, tout content de lui.

« C’est offert par la maison m’dame. Pour la musique, et l’amour que je porte encore à ma femme. Mais il faut me promettre de rejouer un peu plus tard dans la soirée ! »

Je scelle cette promesse en levant mon verre dans sa direction. Je lève le bas de mon masque pour goûter le breuvage et m’étonne de sa fraîcheur. Rien de tel pour remuer encore ma carcasse ! Un fin sourire ourle mes lèvres – seule partie visible de mon visage à ce moment-là – empreint de nostalgie. Je rabaisse mon carcan d’argent et jette ou coup d’œil à Ma'moul.

« Ce sera donc Stout. »

Reste à voir si je suis en veine ce soir.