[Début Juillet 550] Scorpion Rouge[PV Lesath]

Sunilda ?

La tête brune de la jeune femme se tourna vers les cieux. Un magnifique sourire s'installa sur ses lippes en détaillant les nuages blancs et cotonneux qui prenaient pour elle des formes intrigantes. Rêveusement, elle agita ses jambes dans le vide, se remit debout lestement avec la souplesse du chat. Perchée sur le toit de son Temple, elle attendait. Oui, mais quoi ? Elle même ne savait pas quoi ou qui, avec exactitude. Elle attendait, c'était tout ce qui importait. Mais on venait de l'appeler et Sunilda s'était donc mise en route. Tranquillement, sans se presser. Pourquoi courir ? Le temps filerait toujours de la même façon.

Elle gravissait les marches une à une, de sa démarche aérienne, fredonnant un air qu'elle croyait oublié. Mais juste perdu dans les méandres de son esprit et qui resurgissait du néant. Un air un peu triste, que son père lui avait sifflé de temps à autres, alors qu'ils festoyaient tous ensemble, à la faveur d'une nouvelle nuit de beuverie, devant le feu qui crépitait pour tout le monde. Pour les ouailles du Jarl. Dont elle fut la fille, à une lointaine époque. Petite princesse viking qui portait le nom du Soleil.

La petite esclave avait traversé les Temples, continué sa progression jusqu'à arriver à destination. Quand bien même elle ignorait les raisons de sa venue ici, elle savait juste que son voyage était terminé. Une forte odeur l'étreignit et l'ancienne esclave se prit à la humer, comme un animal. Une forme apparue à ses côtés, d'abord intangible, ombre parmi les ombres, jusqu'à prendre l'apparence d'un grand loup blanc. Sa louve. Cela faisait longtemps qu'elle ne lui était pas apparue. Elles échangèrent un long regard, faute de trouver les mots. Ils étaient de toute manière superflus. La jeune femme ne parlait pas beaucoup, elle n'en voyait pas la peine. Le langage du corps était nettement plus parlant que la fadeur des mots … Mais pas les noms. Eux étaient importants. Il ne fallait pas les prononcer n'importe comment.

Ils étaient vivants.

Elle s'aventura dans l'ombrage du Temple, les mains jointes derrière le dos, curieuse de découvrir cet endroit. Ces plantes odorantes qui lui faisaient tourner la tête. Elle connaissait ces dernières pour en avoir ingéré nombre de fois pour le bon plaisir de son maître ou pour faire taire une douleur trop insidieuse. Oh la jeune femme avait récolté nombre de coups de fouet. Son corps s'en souvenait, mais son esprit n'en avait que faire.

Sunilda.

La louve à ses côtés gronda quand Sunilda alla fouiner dans la cuisine pour dérober un quignon de pain. Elle soutint le regard de sa gardienne, la défiant sans ciller mais, reposa l'objet de son larcin dans un soupir. Son ventre protesta. La faim la tiraillait depuis de nombreux jours, depuis que le Taureau Blanc était parti pour sa « mission ». Elle avait oublié de vivre un instant. Aujourd'hui elle reprenait conscience de ce qu'elle était. Attirée ici comme un papillon de nuit hypnotisé par la flamboyance d'une flamme.

Sunilda …

Les yeux améthystes de la belle tombèrent sur sa mise. Elle avait conservé ses habits sales et usés qu'elle portait quand elle était encore une esclave. Ses mains tâchèrent de les débarrasser de la couche de poussière dont ils étaient imprégnés, mais … sans réel succès. Ne dissimulant presque rien du galbe de son petit corps. Elle paraissait être une petite chose esseulée, perdue et fragile. Débraillée, ses très longs cheveux sombres à peine coiffés, ne restait qu'un reliquat de cette tresse que les enfants lui avaient faite, à Rome. Ils traînaient par terre, comme le tissu vaporeux de sa robe. Des souvenirs.

« Oh, Scorpion Rouge ! »

Sunilda ...

Assis en tailleur le dos contre une colonne, pour ne pas changer, il avait les bras en croix. Il attendait, ou plutôt, il faisait passer le temps, l’esprit vide, le cœur fatigué. Satine avait rejoint Arbhaal, et le silence avait été réinstauré, brisé de temps en temps par le bruit du vent. Cela faisait quelques jours qu’il n’avait de plus aucune nouvelle de Nimuë, et sans que cela ne l’inquiète, il y voyait un signe. Le départ. Elle avait du céder aux sirènes de l’Atlantide. Un jour, il lui avait dit qu’elle était une anomalie. Elle avait fini par céder et essayer de rentrer dans la norme. C’était dommage, c’était le fait d’être anormal qui l’avait attiré, d’une manière ou d’une autre.

L’image qu’il renvoyait était celle d’un être en dehors de son corps. Les yeux étaient ouverts, le regard dans le vide. Dans la pénombre de son temple, il avait plus de la statue de que l’être vivant. Son teint, doré par le soleil grec, n’avait pas réussi à l’empêcher d’avoir ce ton maladif qui lui seyait depuis bien longtemps. Il n’essayait pas réellement de faire semblant d’un autre côté. Son être, son enveloppe, n’était que douleur depuis tant de temps, que l’apparence qu’elle renvoyait n’était que le cadet de ses soucis.

Soudainement, alors que son esprit vaguait sans but dans les méandres de l’oubli, il fut tiré de sa léthargie par un bruit. Un cri. On le hélait, d’une façon qui n’inspirait pas confiance. Il n’avait jamais entendu cette voix, ou alors elle appartenait à un passé qu’il avait oublié. Dans tous les cas, cette manière de l’appeler n’avait aucun sens. Scorpion Rouge ? Pourquoi cette couleur ? Il n’avait pas grand-chose des vifs reflets du carmin. Quand au scorpion… s’il s’agissait bien là de son signe gardien, il n’était pas son animal totémique. Dans sa religion, mélange astucieux de dieux romains et de coutumes païennes, il était coutume d’assigner à chacun un animal. Protecteur, il devait venir à bout des adversaires du jeune garçon, tant que celui-ci se voyait tatoué de sa marque. Dans son cas ce n’était plus une marque, ni même un seul animal qu’il avait sur le torse, mais l’arche de Noé. Le lynx y côtoyait le loup et le lapin. Mais l’un des animaux était clairement dominant sur les autres, tant sur la place qu’il occupait que sur son nombre d’itérations sur sa peau. Le loup des Pyrénées.

Lesath ouvrit les yeux et se releva, rejoignant en même temps le monde des vivants que celui de la douleur, et se dirigea vers l’entrée. Là, une femme. Une enfant peut-être ? Dépenaillée. Elle avait ce regard profond de ceux qui avaient trop connu, trop vite, trop tôt. Décidemment, ce temple était un moulin et un refuge pour les abandonnés des environs ? Mais cette aura … Il ne s’agissait pas d’une gamine. Pas cette fois-ci.

« Je suis Lesath. Je ne te connais pas ... Si ? » S’annonça-t-il. Si elle était sale et mal habillée, ce ne serait pas celui qui lui jetterait la première pierre. Après tout, lui-même ne portait qu’un simple pantalon de lin et une chemise usée jusqu’à l’os. Sa garde robe était garnie d’habits variés et colorés, mais il ne les mettait pas depuis longtemps …

Elle esquissa un « non » de la tête pour toute réponse, faisant par la même occasion voleter ses cheveux sombres où s'accrochaient des reflets cuivrés. Ils ne se connaissaient pas. Du moins, Sunilda ne s'en souvenait pas, ou n'en était pas sûre. Peut-être pas du tout après tout.

« Je ne sais plus. » Fit-elle d'une voix douce et légère avant de sourire innocemment. « Lesath ? C'est joli, c'est un nom fort. Mon maître m'appelle Lilith. Hm, non. Maintenant je suis Sunilda. C'est comme ça que mon père m'appelait. Mais … tu peux m'appeler Sun'. »

Ses yeux se détachèrent du jeune homme pour se perdre dans les hauteurs du Temple. Chaque détail lui apparaissait très nettement et longtemps, la jeune femme se prit à étudier, à ressentir la moindre émanation de cosmos. Même si il ne s'agissait que de vagues traces. Elle leva le nez pour humer une nouvelle fois l'air chargé de ce parfum d'opium. Si elle ne paraissait pas dérangée, quelque chose d'autre la contrariait, preuve en était l'expression qui s'installait progressivement sur son visage de poupée.

« Il y a eut un incident ici. Je sens l'odeur du sang. Pas le tiens. Quelqu'un d'autre. Je n'aime pas cette odeur. Le poison. Heureusement que l'opium camoufle … ça. »

Avait-elle dit avec une certaine note d'aversion dans la voix. Ses prunelles étranges, d'une couleur tirant sur le violet, se portèrent sur le gardien au devant d'elle. Avec lenteur, la jeune femme s'approcha pour l'étudier à loisir, sans se gêner. Comme un loup tournerait autour d'un de ses congénère pour l'observer. La distance fut brisée quand elle posa sa main gauche sur le torse du jeune homme.

« Je les entends … presque. Tu les cache. Hm, Scorpion Rouge. »

De quoi parlait-elle ? Sans doute l'intéressé en aurait une vague idée. Sunilda retira sa main, sentant sa gardienne gronder. Sa louve blanche qui ne l'avait pas quitté, s'avança à son tour pour saluer Lesath d'un signe de la tête. Ses yeux mordorés étaient … humains. Remplis de sentiments chaotiques.

« Elle te dit bonjour. C'est rare qu'elle se montre, elle doit bien t'aimer. »

Après une pause, la jeune femme reprit.

« Scorpion Rouge, tu n'aimerais pas manger un peu avec moi ? J'ai faim. Et on m'a dit que je devais faire connaissance avec les autres « Dorés ». Je m'ennuie dans mon Temple, j'oublie de vivre quand j'y suis. Ça ne t'embêtes pas alors ? Mon père m'a toujours dis que partager un repas était le meilleur moyen de se faire des amis. »

Elle dodelina de la tête en triturant nerveusement le bas de sa robe élimée.

« Mais si tu n'en as pas envie, je m'en irai. Taureau Blanc est parti et je n'ai pas eu le droit de le suivre alors ... alors ... Je ne sais plus. »

Sunilda ...

« Momenti Nomen »

L’importance des noms. Dans certaines cultures, il ne fallait à aucun moment donner son nom à un étranger, car celui qui le possédait détenait un certain pouvoir. D’autres légendes indiquaient que les noms n’étaient que rarement donnés par hasard. Dans tous les cas, Lesath ne comprenait pas bien ce que cette inconnue, cette Sunilda, trouvait à son nom. D’un autre côté, il ne connaissait ses origines. Peut-être qu’en son langage son patronyme résonnait différemment.

Il regarda la jeune femme se mouvoir, et immédiatement, le Scorpion plissa les yeux. Il y avait dans cette petite silhouette quelque chose d’animal. Cette impression se vérifia immédiatement après, alors qu’elle s’avançait humant l’air, comme l’aurait fait un prédateur. Il croisa ses bras sur son torse et serra un peu les lèvres. Sous ses airs innocents, cette jeune femme était dangereuse. Sans gêne, elle posa sa main sur son torse, ignorant les us et les coutumes les plus rudimentaires. Ils ne se connaissaient que depuis quelques instants et déjà elle franchissait plus de barrières qu’un grand nombre de personnes qu’il avait pu côtoyer. Il ne lui en tint pas rigueur cependant. Pas encore. L’éducation était encore une fois différente en fonction de là où on venait.

« Ce sang est corrompu, à sa façon, mais la personne de qui il provient est … importante. D’une certaine façon. » Répondit-il après quelques secondes de silence, se demandant ce que Nimue avait bien pu faire pour disparaître de la sorte. « Quand à eux… » Continua-t-il citant ce à quoi il pensait qu’elle faisait référence. « Je ne les cache pas. Ils sont sur ma peau. Je n’ai pas vocation à me présenter torse-nu aux nouvelles venues, contrairement à d’autres Chevaliers d’Or. »

Ce fut à cet instant qu’il vit la bête, jusqu’alors inexistante à ses yeux. Ce n’était pas tant qu’il ne l’avait pas aperçue, mais jusqu’à ce moment, il n’avait pas fait attention à son regard. Ce dernier trahissait une nature différente. Il ne s’agissait pas là d’un simple animal, c’était impossible. Il hocha la tête, rendant le salut à l’être étrange, ne voulant vexer ce qui pouvait être une déité mineure.

« On ne m’aime pas. On me tolère. Je doute qu’elle soit une exception. »

Si Sunilda avait eu pour but de s’inviter, elle ne s’y serait pas pris autrement. Si elle n’avait pas été un chevalier d’or, elle aurait fait un redoutable pique-assiette, en tout cas. « Manger. Heu. D’accord. » Murmura-t-il s’éloignant. Comme d’habitude il n’avait pas grand-chose à propose, après tout, ce n’était pas dans ses habitudes de se goinfrer. Une amphore de plus pourrait tomber, c’était toujours ça de pris, dans tous les cas. Il s’aprocha donc de son stock indécent – merci Satine qui avait arnaqué un pauvre vendeur du port – et en attrapa une par l’anse. Sous son bras, une miche de pain et un morceau de fromage. C’était peu, mais c’était mieux que rien, probablement. Il tendit tout le barda à la petite, et fit un aller-retour derrière une colonne pour en tirer deux gobelets en métal.

« Je n’ai par contre pas grand-chose pour ton amie. » S’excusa le Scorpion en haussant les épaules.

Momenti Nomen. Immédiatement, la louve et la Sainte portèrent de concert leurs regards dans la direction du Scorpion Rouge. Un large sourire carnassier aux lèvres, ces deux créatures paraissaient enchantées, comme si un de leur semblable venait de se présenter à elles d'une façon fort plaisante. L'air absent et rêveur que la jeune femme affichait jusqu'alors s'évanouit, laissant place à une expression plus trouble, plus animal, comme il semblait le comprendre. Il y avait chez l'ancienne esclave de la maison Batiatus, quelque chose de dérangeant, issus des limbes d'un royaume que les hommes craignent.

Il n'avait pas aimé cette intrusion, ce contact, bien que bref, la fermeté de ses traits en était la preuve la plus évidente. Ses prunelles améthystes avaient noté cette infime réaction. Logique, pour beaucoup. Mais bien plus que cela pour Sunilda qui se prit à dodeliner légèrement de la tête de gauche à droite, amusée et un peu troublée, pour une raison qu'elle gardait pour elle. Face à la réponse sur le sang, elle se contenta d'un simple haussement d'épaules. Cela ne la concernait pas, elle n'aimait simplement pas l'énergie qui s'en dégageait.

« Ils sont sous ta peau, sur, gravés, quelle importance ? Ils sont enchaînés à toi. C'est dommage, ils doivent te donner beaucoup de force. C'est toi qui les domine tous, Scorpion Rouge. Tu le dois » De quoi parlait-elle au juste ?

Ses yeux braqués sur lui ne cillaient pas, ne papillonnaient pas. Ils paraissaient voir bien au-delà des choses matérielles et puis, brusquement, elle tituba, un bref instant. Se reprit presque immédiatement. Un fin sourire ourla ses lippes. Revoici Sunilda perdue dans la contemplation des hauteurs de ce vaste temple.

Il était d'accord pour partager un repas. Lesath s'était donc absenté un moment pour chercher de quoi se sustenter. En attendant, Sunilda continuait sa promenade visuelle sous l’œil attentif de sa louve. De là où elles se tenaient toutes deux, elles purent entendre quelques bruits provenant de la cuisine.

Sunilda …

Hm ?

Ce n'est pas ainsi que l'on dialogue avec les autres.

Un autre haussement d'épaules.

Je ne sais pas comment faire autrement. Je ne sais pas comment agir avec lui.

Elle revint à elle quand il lui confia toute la nourriture qu'elle eut tôt fait de disposer sur la table, répondant automatiquement et inconsciemment à un geste répété mille fois. Une fois la table sommairement dressée, la jeune femme brune s'empara de la petite amphore de vin et remplit les gobelets en métal.

« Oh elle n'est pas de notre monde. Elle n'a plus besoin de manger, comme nous. C'est ma gardienne. Elle est le lien qui me relie entre ce monde et celui des Morts. J'espère que sa présence ne te gêne pas ? Elle n’apparaît pas beaucoup, comme je te l'ai dis. Ce n'est pas pour rien … »

Un autre sourire énigmatique.

« Si, je pense qu'elle t'apprécie. À sa façon. Elle doit sentir une similitude, entre nous. Je ne l'explique pas. »

Puis elle se mura dans un profond silence. Elle attendait, debout, immobile, qu'il lui autorise à se servir, à s'installer. Les habitudes étaient tenaces.

Etonnement, ils avaient en commun bien plus qu’il n’aurait pu l’imaginer. Des loups entre les hommes. L’influence du canidé sur l’Ibère était moindre. Sa religion païenne avait été adoptée par les peuples de la péninsule, et même l’arrivée des goths n’avait pas modifié cela. Ils dominaient les villes, mais les campagnes restaient libres. Romaines. Païennes. Dans tous les cas, la présence de l’animal sur sa peau n’était pas qu’un tatouage. Il s’agissait là de son totem. Il le savait, et apparemment, elle l’avait sentie. Plus louve que femme. Plus animale que nécessaire. Sunilda avait un regard si vivant. Si fort. Un autre aurait pu en avoir froid dans le dos. « Je ne domine rien ni personne. Ce n’est pas mon rôle. Je ne suis ni le chef, ni le guide de la meute. » Répondit-il calmement, alors qu’il aidait la jeune femme à disposer la table.

Il jeta un coup d’œil appuyé sur la louve. Ainsi il s’agissait d’une gardienne. D’un esprit. Une déité mineure, ou un fantôme d’un ancien temps. Dans sa religion, les totems étaient cela, mais ils n’avaient pas d’incarnation visible. On les sentait. On les discernait du coin de l’œil. Mais quand on tournait la tête, ils étaient ailleurs. C’était là une toute autre forme d’être qu’il n’avait jamais connu. Sa deuxième facette, la romaine, acceptait cette existence pourtant. Nombreux étaient les dieux et les esprits, et chacun d’entre eux avaient leur place dans ses croyances. La louve elle-même avait allaité les frères fondateurs de Rome, après tout.

Alors qu’il allait ouvrir la bouche pour proposer à la jeune femme de s’assoir, quelque chose le marqua. Elle s’était tue et le regardait maintenant comme attendant la suite des évènements. Ce n’était pas normal, mais d’un autre côté, l’était-elle ? Sans doute pas. Il attendit quelques secondes, scrutant le moindre fait ou geste qu’elle aurait pu réaliser, mais … rien ne vint, si ce n’est un léger froncement de sourcil de la part du Scorpion. Un léger froncement de sourcil et le retour d’une amie fidèle qui l’avait accompagné de nombreuses heures durant. Elle était de retour, et s’annonçait comme d’habitude par un léger bruissement en son intérieur. Ce signalement en général n’était pas bon signe. Quelques secondes plus tard, il serait de nouveau aux portes d’une agonie si habituelle qu’elle en devenait monotone. Il leva l’index pour s’excuser, et recula de deux pas, jusqu’à ce que son dos touche le mur froid en pierre du temple.

S’asseyant sur ses talons il inspira et attendit qu’elle ne se précise. Cela faisait quelques jours qu’il n’avait pas eut de crise, et, si au début de sa maladie il vivait chaque parenthèse en espérant qu’elle dure le plus longtemps, aujourd’hui il savait qu’elles ne persistaient jamais. Le monde, autour de lui, se voila une seconde ou deux, et il ressentit que les deux êtres qui venaient de le voir s’affaisser s’étaient comme approchés.

« Une seconde, s’il te plaît. » Souffla-t-il entre ses lèvres, qu’il tentait de ne pas se mordre de l’intérieur. Il inspira une bouffée d’air qui sembla lui briser les cotes, et se redressa, d’un seul trait, avant de marcher comme un illuminé jusqu’au saint Graal. Sans se soucier du que dira-t-on il ouvrit un lin, duquel il extirpa un peu d’une substance marron que Sunilda connaissait peut-être. De l’extrait de pavot, évidemment. Celui qui embaumait la pièce de son odeur si caractéristique. « Je crois que je ne vais pas être d’une grande utilité. » S’excusa-t-il alors qu’il était de dos au duo, posant une main sur la table, et se laissant tomber sur une chaise.

Un spectacle qui se répétait, mais avec un public différent.

La jeune esclave n'avait pas bougé, s'était immobilisée dans une attitude d'attente, les mains jointes devant elle. Elle attendait mais ne fit rien quand elle capta l'interrogation dans les prunelles du Scorpion Rouge. Le mal qui s'insinuait chez l'Ibère. Sunilda l'observa faire, vit ce petit manège qui paraissait être joué bien souvent, se répéter. La jeune femme ne chercha pas à lui apporter assistance, ce serait brisé sa danse, sa routine et il ne le fallait pas. Beaucoup aurait pris cela pour de la froideur, un manque d'intérêt pour un homme qui souffrait le martyr. Ils ne comprenaient pas comme elle le comprenait. C'était nécessaire, un moindre mal, qu'elle partageait. Sa tête dodelina, Sunilda levait les yeux vers le ciel. Son ventre gronda, elle attendait, encore, docilement.

Ce ne fut que lorsqu'il s'affaissa tout à fait, qu'il prit place sur sa chaise que la jeune femme le rejoignit, s'asseyant à ses côtés, sans un geste pour lui. Un moment la jeune femme avisa de la nourriture disposée et tendit une main vers un peu de fromage qu'elle n'avait jamais goûté. Mais se ravisa finalement, optant pour un simple morceau de pain qu'elle se hâta d'avaler. Il lui fallait un peu de force pour ce qu'elle s'apprêtait à accomplir.

« Ce n'est pas grave, Scorpion Rouge, je vais tâcher d'emmener ton esprit plus loin. Si tu veux bien vagabonder avec moi ? » Elle ajouta, sur ce même ton d'une neutralité absolue, comme si elle énonçait des vérités simples, anodines. « Nous ne risquons rien, ma Louve sera là pour nous ramener jusqu'à nos corps. Ta drogue ne suffira pas, cette fois, je me trompe ? Alors viens. »

En réalité lui laissait-elle seulement le choix ? Ses mains se glissèrent entre les siennes pour nouer un premier lien qui les relierait ensemble sur Terre. Une mesure efficace et nécessaire, encore. Il serait dommage de se perdre ou de se tromper. L'expérience n'était généralement pas très agréable aussi ferma t-elle les yeux, son cosmos se manifestant par la même occasion. Des murmures, des chuchotis, on les invitait à entrer dans le monde des esprits.

« Oublie la douleur, laisse ton esprit s'envoler. »

Sunilda … n'oublie pas.

Oui.

« Lesath ? Ouvre les yeux. »

Sunilda était différente. Ses yeux et ses cheveux avaient pris une teinte différente, rouge pour les premiers, immaculée pour les seconds. Son corps était si léger que ses orteils peinaient à rester accrochés au sol. Un simple mouvement suffirait pour qu'elle prenne son envol. Lesath devait sentir la même sensation grisante l'étreindre. Nulle douleur devait l'enserrer en cet instant où il avait quitté son corps. Ils étaient devenus des êtres éthérés qui pouvaient observer leur enveloppe charnelle endormie.

« Tu es fâché ? »

Elle se trompait. La drogue aurait pu suffire. D’ailleurs, elle commençait déjà à faire son effet. Mais de toute façon, il n’aurait pas eu le temps de signaler son désaccord même s’il l’aurait désiré. Quelque part, les nouvelles expériences n’étaient pas de son goût. En général, s’il aspirait à quelque chose c’était à un calme entre deux tempêtes, et les nouveautés n’étaient rarement autre chose que des catalyseurs pour accélérer les crises. Cependant, il décida de ne pas se soustraire à cette invitation. Son instinct lui dictait de voir, et se laisser porter. Cela ne pouvait que difficilement être pire que ce qu’il endurait de toutes manières.

Au début, il ne sentit rien d’autre que cette paire de mains sur les siennes. Une peau étrangement douce, mais non sans quelques irrégularités. Une ou deux cicatrices. Cette jeune femme cachait un passé trouble, Lesath en était sur. Puis des bruissements se portèrent à ses oreilles. D’abord lointains. Puis, comme poussés par le vent, ils augmentèrent de ton, tout en restant inintelligibles.

D’un coup, il n’eut pas besoin d’ouvrir les yeux pour voir. Toujours tenu par les mains par sa nouvelle connaissance, il se voyait, de l’extérieur. La douleur elle, s’était tue, comme peu de fois auparavant. Comme jamais pour être honnête. C’était donc ça, la liberté ? S’il avait pu ou su comment soupirer sous cette forme, il l’aurait fait. Il savait ce qui l’attendait lorsqu’il rejoindrait son corps, dans tous les cas, et ne savait pas si cette expérience était finalement souhaitable. S’habituer à l’horreur qu’il subissait tous les jours lui avait couté tant de travail... Dans sa bonté, Sunilda venait de lui rappeler qu’il était possible de vivre sans ce poids, et c’en était presque décourageant. Il n’en pipa mot. Après tout, elle avait cru agir en pensant à son intérêt, et ces quelques moments de répit valaient peut-être bien des mots de remerciement.

« Tu m’as extrait de mon corps, Sunilda du Cancer. » Constata-t-il d’une voix calme, presque trop neutre pour être honnête. Il avait compris ce qu’elle avait fait et n’en était ni terrifié, ni amusé. Tout au plus, cette situation était inattendue. Quelle ait ce pouvoir, cependant, avait annoncé sa constellation. Elle était celle qui manipulait et guidait les esprits parmi les chevaliers d’Or. La question de la jeune femme le marqua. Elle lui demandait s’il était fâché contre elle. C’était peut-être son ton qui donnait cette impression, mais ce n’était pas du tout le cas. Il n’était pas habitué à la compagnie féminine, et ce malgré les rencontres récentes qui l’avaient forcé à adapter son comportement. « Non. Je ne suis pas fâché, pourquoi le serais-je ? Je suis … je suis peu habitué à cet état de fait. Je n’avais jamais été mort auparavant. »

En réalité il se trompait. Quelque part, il était mort presque vingt ans plus tôt, lors de cet entrainement. Peut-être n’était-ce là rien d’autre qu’un tour des dieux afin de lui faire comprendre que telle était sa situation ? C’était un peu tiré par les cheveux, et il était au final peu probable qu’une déité quelle conque ne s’arrête sur son cas, mais …

« Que se passerait-il si mon corps mourrait maintenant ? Est-ce que je serais coincé sous cette forme ? »

C'était précisément ce qu'elle avait fait, extraire leurs esprits hors de leurs corps. Et elle sut presque immédiatement qu'elle avait causé bien plus de mal qu'autre chose. Légèrement Sunilda avait baissé la tête, honteuse d'avoir agi avec précipitation, n'écoutant, encore une fois, que son instinct plutôt que sa tête. La jeune viking n'était pas connue pour être quelqu'un de raisonnable. Bien plus depuis sa rencontre avec la sorcière qui lui avait enseigné cet art de la projection. À devenir une gardienne de la Porte des Esprits. Elle n'avait voulu que l'aider un peu à surmonter cette souffrance sans savoir qu'il pourrait en souffrir davantage. Le mal étant fait, la belle ne pouvait de toute façon pas défaire ce qui venait d'être fait. Détisser cette œuvre maintenant serait dangereux et plus irresponsable encore.

La jeune femme, un peu penaude, releva la tête quand il lui répondit qu'il n'était pas fâché. Ses yeux étranges, dérangeants comme on les décrivaient souvent, se posèrent sur le Scorpion. Elle le détailla un moment, le sonda même en laissant son cosmos l'effleurer, le guider. Après tout, elle était le lien. Sa gardienne. Son guide. Elle ouvrit la bouche. La referma. Paraissant chercher ses mots. Sunilda approcha de quelques pas souples, semblant voler plus que marcher.

« Vraiment ? » Sa main chercha la sienne, l'empoigna avec force comme pour lui rappeler qu'il était là, et pas ailleurs. « Reste avec moi, alors. Tu pourrais facilement être tenté et si tu t'égares … »

La brune secoua gravement la tête, eut une petite moue inquiète. Embarrassée. Mais elle releva la seconde suivante le nez vers son interlocuteur qu'elle gratifia d'un beau sourire.

« Mais ça n'arrivera pas avec moi ! »

Non, elle ne le permettrait jamais. Sunilda tenait à ce rôle et plus que tout, en tant que Sainte, elle était ici pour de bonnes raisons. Elle était ici pour les guider tous si, par malheur, leurs âmes venaient à s'égarer. Taureau Blanc, Le premier Scorpion Rouge, le second, qu'elle tenait fermement entre ses doigts graciles. Ils allaient être nombreux à devoir supporter sa présence. Envahissante.

« Qu'est-ce qui se passerait ? Eh bien … Tu deviendrais ce que vous appelez un fantôme. Tu serais coincé ici pour toujours, dans cet état, jusqu'à ce que la folie s'empare de toi. Ton âme s'étiolerait et tu … cesserais d'exister sans avoir la possibilité d'atteindre la Porte des Esprits. »

Avec lenteur, elle l'entraîna dans son sillage, l'encouragea à se laisser faire. D'une légère pulsion de son cosmos, la Sainte du Cancer les fit s'élever au dessus du sol. Elle ferma un instant ses paupières pour apprécier cette sensation de légèreté.

« C'est mon rôle de vous protéger tous et de vous guider. Quitte à me perdre moi. »

Qu'entendait-elle par là ? Rien n'était plus simple et pourtant, l'avouerait-elle aux autres ? Non. Mais sa louve était là. Pour remédier à son problème. Vagabonder entre les mondes … Ô la voilà déjà partie ailleurs, à observer l'invisible qui se pressait autour d'eux. Plusieurs esprits qui chuchotaient. Sunilda approcha encore, susurrant à l'oreille de l'Ibère.

« Il ne faut pas les écouter. »

Pourtant leur chant était fort et puissant. Comme celui des sirènes.

« Viens, ma louve surveille nos deux corps, nous reviendrons quand le tien sera … un peu plus en paix. »

Elle se tourna vers les hauteurs, le guida de plus en plus haut jusqu'à traverser le plafond et faire face au ciel, immense, de la Grèce. Le spectacle était beau, plus encore vue à travers le prisme de son monde qu'elle voulait lui montrer.

« C'est beau, Scorpion Rouge, hein ? C'est tellement plus … coloré et calme que l'Autre Monde. Enfin je veux dire le vôtre. Le nôtre. »

« La mort n’est plus une tentation depuis longtemps. Je n’ai pas particulièrement envie de connaître le cercle des enfers qui aura le loisir de loger mon âme… »

Car il ne se faisait aucune illusion sur son destin, tout chevalier se battant pour l’humanité qu’il était. Sa main avait emporté la vie de ceux qui le méritaient, soit, mais aux yeux de qui ? De sa déesse, de son leader, de son propre chef. Il n’y avait pas de vérité, seulement des prises de position. Et dans tous les cas, l’existence même des âmes qu’il avait condamnées suffisait à ne lui laisser aucun doute sur sa destinée. Il se rendit compte qu’il était morose, et que tel n’était pas le but de la jeune femme. L’ibère se reprit et réfléchit donc aux quelques mots qu’elle prononçait.

« Un fantôme. Un esprit maléfique en quelque sorte. Ce n’est pas un destin souhaitable, il faut le reconnaître. » Lança-t-il calmement. Devenir un tel être n’était sans doute pas souhaitable, mais était-ce pire que ce qui l’attendait de l’autre côté du miroir ? Probablement pas non plus. Dans tous les cas, elle ne semblait pas encline à le laisser choisir un tel futur. Son rôle, son devoir même, était de permettre aux âmes d’atteindre bon port. Il s’agissait sans doute d’une affaire personnelle.

« La beauté ne me parle pas. Là où tu vois des couleurs et des émotions, je ne vois que les risques et les conséquences. Je suis désolé, mais je ne sais pas me séparer de cette manière de réfléchir, Sunilda du Cancer. »

Devant son regard, impassible, les couleurs changeaient comme la lumière du soleil se reflétant dans un diamant. Là le vert virait au turquoise puis au bleu. Ici les formes semblaient peu solides, presque intangibles. Ce monde était un chaos sans fin, principalement. Mais un chaos indolore physiquement. Il espérait juste ne pas devoir subir ces variations trop longtemps, de peur d’en perdre le sens de la réalité.

« Il s’agit d’un concept qui m’échappe, très chère. » Ajouta-t-il alors qu’il s’asseyait plus ou moins sur place, alors que son esprit semblait voguer dans les airs sans de réel but. S’il pouvait voler sous cette forme, il pourrait sans doute le faire sous cette forme.

« La douleur par contre… La douleur est réelle. Presque palpable. Il s’agit d’une présence qui m’accompagne depuis bien longtemps. Nous pouvons rentrer si tu le souhaites. Que je souffre, au final, n’est pas important. Cela n’est plus depuis bien longtemps. Je ne peux pas partager cette douleur. La seule fois que j’ai osé passer le pas … Cela s’est mal fini, c’est sur. »

Inconsciemment il se passa la main sur le menton, ou du moins, il tenta de le faire. Mais sous cette forme, il n’était pas sur d’y parvenir. Ce n’était pas grave. Il fixa la jeune femme comme pour lui faire comprendre qu’elle ne pouvait pas grand-chose pour lui. Personne ne le pouvait, après tout.

« Je ne comprends pas … pourquoi tu t'excuse ? Cela t'échappe, mais, ce n'est pas grave. Il y a des choses qui m'échappent à moi aussi. C'est … une bonne chose. Je crois. »

Elle dodelina de la tête, continuait de sourire. Même si ce sourire c'était un instant figé. Elle n'avait jamais rencontré pareille personne. Et Sunilda était intriguée. Son essence même attisait sa curiosité comme un tison que l'on agitait dans les flammes pour en raviver la force. La douleur, il voulait revenir vers elle. Cette compagnie.

« Elle te manque ? Pourquoi ? Parce que tu as l'impression que c'est la seule chose qui te fais dire : « Je suis vivant » ? Ta réalité ? La mienne est ici. Peu de chose me retient auprès de vous. Mais ce n'est pas grave. Je suis heureuse comme ça. Oui … je crois que la souffrance est la seule chose qui pourrait réellement me faire revenir vers vous. »

Sunilda réfléchissait à voix haute, se laissait aller. Sa silhouette éthérée voletait de plus en plus haut, s'éloignait du Scorpion. Pour faire volte face. Sa chevelure blanche accompagnait chacun de ses mouvement dans une danse hypnotique. Dans le lointain, elle entendait des murmures, qu'elle tentait d'ignorer. Mais à la voir se recroqueviller de plus en plus, Lesath pouvait comprendre que quelque chose n'allait pas. Elle luttait contre une chose. Contre des noms. Mais elle ne devait pas les prononcer. Surtout pas. Pas maintenant. Une larme puis une seconde allèrent se mêler pour rouler sur sa joue pâle. Une perle cristalline bien réelle qui dégringola dans le néant.

« Pars ! »

Hurla t-elle brusquement, les yeux écarquillés par la peur subite qu'elle sentait grimper en son sein. Sa main se leva vers le Scorpion Rouge et la seconde suivante, une vague de cosmos le projeta violemment en arrière, dans son corps. Elle, continuait de s'éloigner.

Sunilda !

La Louve Blanche ne pouvait pas agir. Pour une raison qui lui échappait, la Sainte du Cancer la repoussait avec virulence. Un rage exacerbée. La créature tournoya alors rapidement autour du Saint, dans l'espoir de l'éveiller. Elle jappait, se lamentait, tentait de mordre la peau de la jeune femme. Sans y parvenir.

Elle ne veut pas revenir ! Il faut que tu fasses quelque chose Scorpion Rouge !

Et vite, sinon quoi, elle serait perdue à jamais.

« Non. Elle ne me manque pas, elle est moi. Je suis la douleur. Cet état, dans lequel nous sommes n’a pas grand-chose à voir avec mon quotidien. C’est difficile de comprendre, je le conçois mais… Depuis dix ans je n’ai pas eu le loisir de connaître un tel instant.» Tenta-t-il d’expliquer alors que quelque chose de bien plus important se déroulait face à lui. Se tassant, se recroquevillant, Sunilda semblait se consumer, comme du papyrus dans une flamme. Les larmes qui perlèrent sur son visage ne laissèrent que peu de doutes sur la nature de ce qui se passait. Elle souffrait. Ces quelques instants de calme furent interrompus par un hurlement rauque. Le chevalier du Cancer en était l’auteur.

« Partir ? Que… » Articula-t-il avant de se sentir comme aspiré. Et de nouveau, l’agonie. Il ne l’avait quitté que quelques secondes, mais ces quelques instants semblaient avoir duré une éternité. L’espace d’un instant, chaque parcelle de son être lui fit souffrir le martyr, tout particulièrement son torse, aux multiples cicatrices et tatouages. Sa tête partit en arrière et ses yeux se fermèrent alors qu’il étouffait une plainte, en serrant les dents. Dans sa tête une présence tentait de le ramener à la réalité, mais c’était peine perdue, il était aspiré dans un maelstrom d’affliction et de douleur, qui manqua de lui faire perdre la tête. Se concentrant sur sa respiration, il s’empêcha de chavirer, et, quelques secondes de folie plus tard, il réussit à se réhabituer à cette présence. Comme une femme jalouse, la douleur s’était signalée. Elle n’avait pas aimé être mise de côté. Alors qu’il ouvrait les yeux, son regard se porta sur cette étrange créature qui criait, jappait, mordait et tentait d’attirer son attention. Dans son esprit une idée germait.

Sunilda du Cancer ne voulait pas revenir.

« Encore une qui abandonne ses devoirs ? Pas ici. Pas dans mon temple. » Maugréa-t-il, ne comprenant pas forcément ce qui se déroulait devant lui. « La souffrance n’est-ce pas ? » Ajouta-t-il en se rappelant les dernières paroles sensées de la nordique. Ainsi si elle voulait connaître la douleur, il pouvait partager, il connaissait cette sensation comme peu. Alors qu’il se redressait, quittant sa position assise non sans une pointe de regret, il arma sa main gauche. L’ongle de son index droit s’allongea, comme mu par une conscience étrangère à celle de son corps.

« Stimulus. » Souffla-t-il alors qu’il frappait de ce dernier la jeune femme, trois fois. Evitant les points vitaux, chaque impact laissa derrière lui une petite tache de sang ainsi qu’une douleur indéfinissable. Le dard du Scorpion d’Or venait de frapper. Et sa cible n’était autre qu’une alliée. Mais dans cet improbable acte ne pouvait se trouver aucune velléité de faire mal. Seul un désir de la ramener dans le monde des vivants.

« Allons Sunilda, reviens parmi nous, très chère. Il est temps d’abandonner ton refuge. » La voix de l'Ibère était incroyablement douce à cet instant, contrastant avec l'acte qu'il venait de commettre. Au final, Lesath n'était-il rien d'autre qu'un oxymore ?

Il était la douleur, cela, elle le comprenait et pouvait le concevoir. Pour avoir côtoyé le sorcier de son village, les « yeux d'Odin » comme on l'avait tant appelé, Sunilda percevait dans les mots du Scorpion, une certaine concordance. Elle se souvenait encore de la souffrance qu'affichait le visage du vieillard, énuclée à l'âge où l'on devenait homme chez les nordiques. De ses paroles quand elle l'interrogeait sur la douleur qu'il devait ressentir. Chaque fois le mage noir affichait un éclatant sourire. « Don et Malédiction, la souffrance est une nécessité, la douleur est la clef. » lui avait-il confié une fois, la veille, avant que son village ne soit attaqué.

Puis tout avait basculé quand sa mémoire s'était tournée vers les esprits de son passé. Les flammes qu'elle voyait se dresser alors qu'elle renvoyait Lesath dans son corps. Non, elle ne pouvait pas rentrer et ne le voulait pas. Les maux des spectres pouvaient être plus forts que ceux des vivants, l'enchaînant à ce Monde éthéré et si beau à ses yeux.

Sunilda ! Hurlait sa gardienne tout en continuant de japper pour attirer l'attention du Scorpion Rouge. Reviens ! Ne prête pas attention à ton Père et tes Frères !

Les silhouettes de sa famille à jamais perdues dans les limbes harassaient une Sunilda en proie au doute et aux incertitudes. Non, ce n'était pas le moment pour les retrouver. Mais eux, une fois encore, étaient parvenus à l'attraper.

« Laissez-moi ! »

Stimulus.

Quelle belle et douce sensation. Les paupières closes de la belle s'agitèrent, s'ouvrirent avec lenteur, combattant la luminosité ambiante, bien trop forte pour elle. Une main se porta devant son regard améthystes et blessé alors que l'autre frôlait ses blessures. Trois piqûres, trois gouttes de sang qui allèrent souiller davantage la mise de Sunilda. Un goût métallique en bouche, la Sainte du Cancer soupira, se redressa sur sa chaise. Elle eut un grand sourire, son cœur reprit une course plus lente dans sa poitrine.

« Merci, Scorpion Rouge. Sans toi, ils m'auraient eu cette fois. » Il y eut un moment de flottement durant lequel la jeune femme se tint coi, comme en alerte. La présence de la Louve à ses côtés l'apaisa peu à peu. « Je ne voulais pas que tu sois pris au piège toi aussi. C'est … mon père et mes frères qui me cherchent. Mais ils n'ont pas le droit de franchir la Porte des Esprits, pas maintenant. Alors ils m'en veulent, ils sont en colère que … je ne les appelle plus par leurs noms. Que disais-tu ? Oh … oui … Momenti Nomen. »

Elle eut une petite mine triste.

« Je suis désolée, Lesath. »

Une petite larme naquit au coin de son œil pour dégringoler le long de sa joue pâle. Qu'elle eut tôt fait d'essuyer. Elle ajouta rapidement, se sentant mal à l'aise tout à coup.

« Est-ce que je peux t'apporter un peu d'opium ? Ou préfères tu que je m'en aille ? »

Pour une fois, elle semblait complètement consciente du « vrai monde » et de ce qu'elle avait pu engendrer. Par sa faute.

« De rien. » Siffla-t-il entre les dents closes. Il avait agi comme il le devait, et s’était déchargé d’une certaine partie de sa propre douleur pour la faire revenir entre les vivants. N’était-ce pas ironique d’utiliser une arme de destruction pour ramener quelqu’un à la vie ? Pas tant que ça au final. La fin justifiait parfois les moyens.

« Momenti Nomen, en effet. Tant que tu penseras à eux, tant qu’ils existeront à tes yeux, alors ils vivront, sous cette forme ou une autre. L’oubli vaut peut-être mieux que cette errance entre deux mondes, mais je suppose que ce n’est ni ton choix, ni le mien. »

Il fixait d’un regard presque vide la jeune fille devant lui, et se rendit compte qu’il l’avait mal estimée. Son apparence chétivité, sa jeunesse… Il avait été induit en erreur et n’avait pas pu lire en elle la peine et la douleur. Elle avait simplement une autre manière de la gérer, de l’enfouir, de la cacher. Sa propre manière d’être était peut-être une réponse aux actes qu’elle avait pu traverser.

« Ne t’excuse jamais, Sunilda du Cancer. Ce qui est fait est fait, et il ne sert à rien de s’attarder sur le passé. Il n’en ressort rien de bon et ... » Marmonna-t-il, avant de s’interrompre, pris par une toux qui semblait pouvoir le briser à tout moment. Il leva une main lorsqu’elle amorça un mouvement, et s’essuya un léger filet de sang qui avait rougi la commissure de ses lèvres. Lui-même devait donner cette même impression, tout compte fait. Il n’était ni grand, ni imposant. Il était un être brisé qui puisait dans son obscurité pour surpasser sa douleur, et il savait que c’était là l’image qu’il renvoyait. Et cela, au final, convenait au Scorpion d’Or. Qu’on le craigne. Qu’on le prenne en pitié. Toutes ces positions le servaient. Se faire sous-estimer était après tout une stratégie comme une autre.

« Non, j’ai pris trop d’opium ces derniers temps. Ce ne serait pas raisonnable. » Ajouta-t-il avant de bifurquer et changer totalement de sujet. « Tes cicatrices, elles racontent une histoire. Mais je ne la comprends pas. » Lança-t-il. A travers les trous de ses habits, on ne voyait presque qu’elles.

Elle pourrait lui répondre que les siennes, bien que camouflées, en faisaient de même, mais ce serait mentir. Son état était facile à deviner. Les zébrures de son torse étaient la cause de sa douleur mais aussi de son pouvoir. Les tatouages eux, étaient un déguisement, pour ne pas effrayer les autres. Oh, il n’y avait au final que peu de personnes qui avaient le loisir de voir le torse nu de l’Ibère. Après tout il n’avait partagé la couche que de peu de femmes depuis les dix dernières années, et le reste du temps, il avait cette sorte de chemise en toile fine qui couvrait son encrage.

« Pourquoi le fouet ? »

Non, en effet son errance n'était pas un choix qu'elle avait fait. On l'y avait contraint, d'une certaine manière. Comme Lesath du Scorpion avait dû accepter son Destin, elle, en avait fait de même avec sa propre destinée. Cela lui convenait très bien, qu'importe les souffrances engendrées. Qu'importe le mouvement perpétuel des âmes damnées et leurs chuchotements à ses oreilles. Ils murmuraient, elle, se devait être une oreille attentive et, quand cela était nécessaire, la main libératrice. Or il y avait tout un rituel. Des pratiques qu'elle ne révélerait pas. Bien que curieusement l'Ibère paraissait saisir, sans en avoir vraiment conscience. Ou peut-être que si, en fin de compte. Dans une certaine mesure, Sunilda se sentait proche de cet être sombre qui n'était que douleur. Elle ne ressentait pour autant pas de pitié, ni une quelconque forme d'empathie. Il n'en avait pas besoin. Pas plus que l'opium en cet instant. Qu'avait-il donc besoin en fin de compte ? C'était ce que Sunilda cherchait à comprendre, à saisir. Comprendre ne voulait pas dire forcément aider. Pour le moment, elle ne serait qu'une observatrice. Une simple esclave. Oui, il pourrait lui ordonner ce qu'il désirait, elle s'exécuterait. Par pur automatisme.

« Oui. » fit-elle en opinant du chef. Elle attendit que la quinte de toux se tarisse d'elle-même. « Je ne te raconterais pas cette histoire maintenant, Scorpion Rouge. Tu les verras le moment venu, ces cicatrices. »

Sunilda, nous devons partir, ils t'appellent.

Sombrement, la jeune femme acquiesça encore. Alors elle tourna les talons, prête à disparaître de la même manière dont elle était venue. Sans la moindre explication. Ne lui avait-elle pas dit qu'elle pourrait rester s'il le voulait ? La Mort n'attendait pas. Pourtant, elle jeta un regard par dessus son épaule. Eu un léger sourire.

« Le fouet ? C'est parce que j'étais Lilith. »

L'esclave, la démone. Elle lui présenta la marque au fer rouge que portait la peau de son bras : un large « B », pour la maison de son maître Batiatus. Un semblant de réponse. Mais un jour elle lui narrerait l'histoire de Lilith. Et celle de Sunilda.

Spoiler:

Re: [Début Juillet 550] Scorpion Rouge[PV Lesath]

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