Février 551 – Remparts de Gamma.
Le silence trompait la menace approchante.
Depuis une paire de mois déjà, le Serpent recevait des visites inopportunes, des chasseurs, des mercenaires, des gardes avides de toucher une récompense pour la tête de l’insaisissable petit rebelle. C’était également depuis cette même période qu’on n’entendait plus parler d’Eirwen, et que l’habituel va-et-vient des guerriers divins au sein du territoire avait diminué, puis stoppé.
Si l’idée d’être pourchassé n’étonnait pas le moins du monde Alvis, celle d’être coupé de toute communication avec Odin et sa prêtresse le mettait mal à l’aise. Non pas qu’il commençait à les apprécier, mais en tant que guerrier divin, on aurait dû venir le solliciter de temps en temps pour des missions, s’assurer que tout allait bien dans le premier domaine d’Asgard ou juste voir s’il était encore vivant -et seulement voir, pas y mettre fin.
Même Fimbul, le loup blanc qu’il avait baptisé, restait à l’abri des frondaisons, à protéger quelques femelles ralliés à lui. D’Elyn d’Epsilon, pas plus de nouvelles que les autres.
***
On dirait que le traître a fini par passsssssser à l’acte.-
Tu parles de toi ou d’Asher ?-
Tu crois vraiment que je continuerais à te parler ssssi je voulais ta perte ?-
Tu ne m’as toujours pas répondu au sujet de ta prétendue parenté. Jör, j’ai besoin de…-
Ssssilencccce ! Quelqu’un approche.***
Alvis fut tenté de rétorquer que personne n’entendait leur échange, et que donc le « silence » était tout relatif, mais il se tapit tout de même dans la neige, rendu invisible par les buissons autour de lui ainsi que la peau d’ours blanc attachée à ses épaules.
Quatre hommes avançaient prudemment, armes à la main. Deux arcs, une hache, une épée. Du menu fretin jusqu’à ce que le Serpent ressentît la présence de plusieurs Eveillés. Pas des Conquérants de son niveau, plus des capitaines de petites unités, des valkyries, de la piétaille en somme, mais assez pour le mettre en difficulté par le nombre. Et ils se déployaient autour de la zone pour bloquer toute échappatoire. Comme pour une battue.
***
Rien ne te retient icccci. Tu vas te faire tuer en les défiant encore et encore. Asher n’est pas ton ami. Et en admettant que je ne ssssois pas le tien non plus, je préfère quand même que mon hôte ssssurvive.-
Qu’est-ce que tu proposes ?-
Je te délivre de ton fardeau.***
Soudain, l’armure divine de Gamma pesa lourd, si lourd. Alvis n’avait pas vu venir. Il se retrouva plaqué au sol non par instinct, mais à cause de sa propre protection. Il retint son souffle : les quatre hommes parvenaient à sa hauteur en scrutant autour d’eux.
« Vous pensez qu’il est par là ?
-Gamma n’est toujours pas rentré au palais. Le gamin est forcément en vie. Mais bientôt l’appel sera trop fort, il faudra qu’il meure ou la rende.
-Et si c’est notre expédition qui le débusque, à nous la promotion ? Maître Asher sera…
-Tais-toi imbécile ! Il a encore des opposants dans la région. Mieux vaut ne pas prononcer son nom. »
Le petit brun serra les dents. Bien sûr Dorana n’avait jamais vraiment caché son désir de se venger de tous ceux qui l’avaient condamné et persécuté, surtout depuis Kendrill, surtout face à Alvis, mais pour qu’un plan de cette envergure ait pu se mettre en branle, il avait dû trouver un moyen d’écarter tous les défenseurs d’Odin méthodiquement. Eirwen, Toryald, Haldor, Andrhimnir… Tous les autres. Pas forcément les tuer, mais leur faire quitter Asgard, et abandonner leurs protections. Et si le Serpent vivait encore, ce devait être seulement parce qu’il avait partagé un certain nombre de points communs avec Asher. Parce qu’il était malin et survivant. Mais cette fois la battue l’obligerait à reculer s’il ne voulait pas franchir la limite, tuer les humains dont il voulait rester à distance. Bien vu.
***
Dépêche-toi. Je vais leur envoyer cccce qu’ils veulent : l’armure, le ssssaphir. Il faut que tu quittes Assssgard. Ccccette fois, cccc’est une dernière chancccce. Ecoute-moi. Je resssterai avec toi mais mon pouvoir ssssera moindre.-
Pourquoi Jör, pourquoi soudainement ? Qu’est-ce qui a changé ?-
Asher veut en finir. Tu ne le vois pas ? Une battue pour toi. Cccc’est comme un dernier hommage, un dernier adieu, et ssssurtout, un dernier avertisssssssssement. Le rejoindre, ou le combattre. Mourir même.***
Silence. Alvis serra les poings. Au fond, il avait su que les choses finiraient ainsi, tant que Dorana serait vivant. Ils ne s’étaient jamais convaincus l’un l’autre. Deux enfants, de chaque côté d’une rivière de sang. L’un attaché à une corde, juché sur un tabouret. L’autre au milieu d’un bûché en croissance.
Il semblait que la corde avait été coupée par la main des Ténèbres et du Chaos, tandis que les flammes avaient libéré l’autre garçon au milieu de la neige et des cendres. Il ne se jeta pas dans la rivière pourtant. Il se laissait brûler, indécis encore.
***
Je vais lui laisser un dernier message moi aussi alors. Je ne suis pas un rat qui disparaît simplement quand le navire coule.***
Il sourit pour lui-même. Asher en rirait probablement lorsqu’il apprendrait la nouvelle. Donnant le signal mental à son totem, Alvis fit l’armure divine de Gamma se reformer, puis fendre le ciel dans un trait de cosmos gelé. Surpris, une bonne part des hommes trahit sa position par des exclamations, et ils levèrent les yeux pour suivre la trajectoire. Ce temps fut suffisant à l’adolescent pour sortir de sa cachette et répandre la panique dans les rangs.
Les quatre premiers miliciens furent mis à terre sans comprendre d’où venait l’attaque. L’Eveillé le plus proche se retrouva chargé contre un arbre, molesté, puis assommé. La valkyrie qui suivit put se mettre en garde et érafler le Serpent. Il la déséquilibra en empoignant sa lance avant de l’éliminer d’un puissant coup de talon dans l’estomac.
A partir de là, sa position fut lancée à vive voix dans tout le glacier. Alvis engagea une course-poursuite dans laquelle il se servit de monticules de neige fraîche pour ensevelir ses poursuivants, enjamba des crevasses avec sa détente reptilienne qui laissa les non-Eveillés incapables de suivre, se retrouva acculé par un groupe de trois petits capitaines à bout de souffle. Il échangea coup sur coup sans se soucier de l’état de son corps, conformément à sa technique de combat de prédilection. Quand les plaies devinrent trop nombreuses, il usa de son 7e sens pour couper court à l’altercation et les semer dans un cul-de-sac.
Temporairement perdu de vue, il se hâta vers la frontière d’Asgard et stoppa net. Gardée lourdement. Infranchissable en l’état. Ils avaient anticipé la manœuvre.
« Là ! Attrapez-le ! Tuez-le si nécessaire ! »
Ses réflexes prirent le pas sur toute forme de pensée. Il avait expédié suffisamment de personnes à l’infirmerie pour qu’Asher comprît le message, mais maintenant il devait sauver sa peau. Il tenta de prendre le chemin des fjords, où il pourrait se cacher parmi les habitants, mais la route était coupée. Il y avait bien la possibilité de provoquer une avalanche du côté des hauteurs mais il se retrouverait coincé par son propre piège.
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L’occccéan. Plonge !***
Il n’hésita pas une seconde. En remontant à la surface à peu près une fois par minute, il pourrait longer les glaciers jusqu’à sortir de la zone d’influence d’Asgard. Il serait transi, mais sauf. Comme cette fois où il avait tué l’ours dont la peau ornait son dos, il plongea, se servit de son cosmos trouer la glace. Après quelques instants d’accoutumance à la température, il prit appui sur le rebord et se propulsa vers le sud. Il entendit le son des pas sur la banquise qui résonnaient.
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Ils avaient aussi prévu ça ! Dès que je sortirai la tête de l’eau…-
Nage ! Ne réfléchis pas ! Prends-les de vitesssssssse !***
Le Serpent-Monde semblait avoir une idée en tête, et s’il était vrai qu’il avait probablement menti pendant longtemps sur leur possible filiation et continuait de le faire, il avait aussi été le seul à qui Alvis parlait depuis la mort de Lala. Alors il nagea de toutes ses forces. Le glacier perdait en épaisseur et se craquelait par endroits, lui permettant de reprendre son souffle sans effort supplémentaire. Mais le garçon avait ses limites, et alors qu’il se retournait pour vérifier la distance entre lui et ses poursuivants, une flèche l’atteignit à l’épaule. Tétanisé par la douleur, le froid et les mouvements restreints, il coula. Il comprit alors où Jör voulait en venir : dans les profondeurs, à peu près à la limite où les glaciers fondaient pour rejoindre l’océan, un courant se formait avec violence. Il n’avait plus qu’à économiser son souffle et se laisser porter.
*
Février 551 – Pilier de l’Arctique.
Il reprit connaissance par intervalles. Son premier réflexe fut de se tourner sur le flanc pour recracher toute l’eau qu’il avait avalée et d’inspirer de grandes bouffées d’air humide. Il avisa la flèche brisée dans sa chair, retira la tête d’un coup sec en râlant. Ce dut être ce qui trahit sa présence à la patrouille marina. Ses écailles avaient recouvert la plus grosse partie de la blessure et s’employaient désormais à couvrir la plaie que le petit brun venait de dégager. Il pouvait bouger de nouveau librement, et donc se remettre sur ses pieds avant qu’on vînt à lui.
« Hé toi ! Qui es-tu ! Comment es-tu arrivé ici !
-
Laissez-moi tranquille. Je veux juste… rester seul…-Bien sûr ! Seul près d’un pilier sacré, sans même avoir décliné ton identité ! Nous sommes en guerre, les choses ne se passent pas comme ça mon grand. Tu vas gentiment nous suiv… »
L’homme commit l’erreur d’approcher trop près, de sous-estimer Alvis. A sa main tendue répondit uniquement la douleur d’une morsure, puis d’un coup de boule stratégiquement placé dans le diaphragme. Les autres patrouilleurs se mirent aussitôt en garde et l’un d’eux alla donner l’alerte. Tant qu’ils étaient du même acabit que les mercenaires d’Asgard il pouvait s’en occuper facilement, cependant la fatigue pesait de plus en plus sur sa constitution. Il en étala en paire au sol, puis une cinquantaine de mètres plus loin un trio. Lorsqu’il atteignit une place charnière entre les piliers, tout un régiment l’entourait. Intelligents, les gardes se tenaient cette fois à distance et le regardaient souffler d’épuisement. Il balaya alors les silhouettes des grands piliers du regard, puis les nouveaux arrivants qui se positionnaient. Il comprit où il était. Leva les mains en signe de reddition.
«
Je me rends. Je vous suis. Mais ne me touchez pas ! Je suis encore capable de me défendre. Tout ce que vous voulez, c’est que je suis vous dise pourquoi je suis là, c’est ça ? -Ça c’était au début, p’tit gars. Maintenant que t’as cogné nos camarades, tu vas avoir droit à un jugement directement par le Légat ! Si tu restes tranquille, peut-être qu’il te laissera vivre encore un peu. »
Alvis opina. Il avait froid. Sa peau, ses vêtements et sa fourrure suintaient d’humidité. Il tenait à peine debout et ses yeux dissuadaient sans doute les gardes de prendre ses menaces à la légère, tant ils lançaient des éclairs. Au moins on ne le tuerait pas sur-le-champ.
Veillant bien à garder un espace vital inviolé, il suivit la garde sans plus résister, en profita pour reprendre son souffle et observer la cicatrisation de sa blessure. La mue acheva de se former lorsqu’ils atteignirent une haute structure, bien plus imposante que les bâtiments autour. Ils empruntèrent des couloirs somptueusement décorés, patientèrent dans une antichambre à l’allure plus que royale, puis furent annoncés auprès du Légat. La garde n’y pénétra pas dans sa totalité, mais des lanciers demeurèrent, juste au cas où.
C’est alors qu’Alvis découvrit de grandes alcôves dans lesquelles étaient entreposées comme des armures, en forme de poissons et de mammifères marins. Certaines semblaient mises en évidence sur des piédestaux en or, notamment une qui portait un grand trident, d’autres, simplement exposées comme des objets de grande valeur.
Son regard tomba sur une sorte de serpent marin, très grand, avec des nageoires. Il eut alors une sensation étrange. Il avait l’impression de voir un autre Jörmungand. Que toute cette aventure n’était pas le fruit du hasard. Ni la destination, ni le but. L’écaille sembla résonner à ses pensées et luire, très légèrement.
C’est alors qu’on le sortit de sa rêverie en le poussant vers la porte suivante. Il empoigna aussitôt le bras du garde responsable et faucha ses jambes d’un chassé dans le genou.
«
Je vous ai dit de ne pas me toucher ! »
La porte s’ouvrit alors, et il vit le fameux Légat.