[Avril 553] Un héron dans les jardins (Célestia)

Voilà plusieurs jours que la compagnie Merekset avait atteint la Tour des Vents, sanctuaire des serviteurs d'Apollon de ce que lui avait dit Rudjek. La pythie lui avait également appris que la Tour avait été attaquée avant d'être abandonnée par ses troupes... Mais à présent tous les Oracles devaient se réunir ici. Tumaini avait beau être une Oracle, elle ne ressentait pas grand chose vis-à-vis de cette divinité solaire grecque qu'elle ne connaissait que de nom. Elle suivait davantage celui qui l'avait délivrée de l'esclavage, et le groupe qui constituait à présent sa nouvelle famille. Et au fil des jours, le malaise qu'elle avait pu ressentir face au climat italien avait disparu.
Elle commençait même à apprécier son nouveau lieu de vie.

Aujourd'hui, l'Orale de Xoana se promenait dans les Jardins. Depuis qu'on l'avait arrachée des bras de sa mère, c'était la première fois qu'elle se promenait dans un endroit pareil. Et encore, ces jardins-ci étaient différents de celui dont elle se souvenait. Bien plus grands. Bien plus varié également. C'était un vrai spectacle pour les yeux. Tumaini était réellement impressionnée et appréciait le paysage. Même si elle se sentait mal d'être venue seule.

-La prochaine fois, il faudra que je vienne avec Samia. Je suis sure qu'elle apprécierait de voir tout ça.

Et la jeune sœur de Rudjek saurait sans doute tirer son frère de ses incroyables créations. L’Égyptienne caressa quelques fleurs d'une espèce qu'elle n'avait encore encore jamais vu avant de se retrouver plusieurs mètres plus loin près d'arbres fruitiers. Elle observa l'arbre le plus proche d'elle, qui était un pommier, avant de se décider à attraper l'un des fruits qui pendait à ses branches. Elle en avait vu rapidement sur les étals des marchands à Ostie, mais jamais accrochées à leurs arbres.
Pouvait-elle offrir ce fruit vert à ses dieux en guise d'offrande ?

-Il y a quelqu'un ?

Elle sentait un cosmos aux alentours. Un cosmos d'Oracle. Évidemment, ils étaient plusieurs à s'être réunis ici. Mais rencontrer une nouvelle personne l'inquiétait un peu, elle ne savait jamais comment les gens allaient se comporter avec elle. Elle hésita un instant avant de se diriger vers la provenance du cosmos et fini par arriver jusqu'à Célestia, en train de s'occuper d'autres plantes du jardin. Elle resta en retrait afin de ne pas déranger l’Éminence, et se contenta d'observer les évènements.

En une paire de jours, l'espace de culture des jardins avait été presque entièrement peuplé de sillons, de graines et de nouveaux plants. Aidée des puissants sabots de Julius Equum, Célestia orchestrait d'une main de maître les dernières tranchées qu'elle arrosait en suivant. Bientôt cette terre fertile et nourricière lui rendrait ses efforts sous la forme de magnifiques fruits, légumes et fleurs qui circuleraient dans toute la Tour.

En outre, cela avait fourni une occasion parfaite à l'étalon pour se dégourdir les pattes sans gêner personne, dans un moment de pure complicité aux côtés de sa maîtresse et amie. Il usait et abusait de caresses sur le museau à tous moments, que la nymphe se plaisait à lui procurer.

Lorsque leur ouvrage parvint à son terme, le Héron libéra ses cheveux jusque-là noués et s'étira un instant au soleil, avant de jeter un regard directement vers la silhouette curieuse qui observait en silence.

"Vous pouvez approcher, je ne mords pas. Et lui non plus."

L'équidé hennit comme pour illustrer les propos du Héron, avant de partir brouter un peu plus loin. La petite blonde en profita pour se rincer les mains dans un petit seau et sortir des plates-bandes afin de ne rien abîmer. Le temps prenait le relais jusqu'à sa prochaine visite ou celle d'un serviteur, laissant aux végétaux leur propre rythme pour se gorger de santé.

Célestia détailla un peu plus la timide nouvelle venue. Plutôt menue, très mate, mais avec certains muscles particulièrement dessinés au niveau des épaules. Cela lui rappelait les sculpteurs de l'ancienne Tour, penchés sur leurs maillets à longueur de journées. Et son cosmos, un peu faible, mais bien présent. Une nouvelle recrue à n'en pas douter.

"Aviez-vous besoin de quelque chose ?"

La jeune femme semblait s'occuper des jardins, et si elle en jugeait par l'aspect des plantes et des fleurs, elle savait s'y prendre avec la nature. Tout était magnifique. Un puissant cosmos se dégageait d'elle, bien plus puissant que le sien. Plus puissant également que celui de Rudjek. Son maître lui avait expliqué qu'il y avait plusieurs catégories d'Oracles. Les Exaltés, les Pythies et les Chevaucheurs de Feu qui étaient au même niveau et... Et les Éminences si elle se rappelait bien. Elle se trouvait donc en présence d'une Éminence, et elle avait été remarquée.
Mais rien de grave, ni elle ni son cheval ne mordait apparemment.

-Ah... ?

Elle n'était pas agressive, et l'étalon avait semblé l'inviter à s'approcher. L’Égyptienne savait que ces grands animaux dont les hommes avaient appris à se servir pour les transports n'étaient pas forcément agressifs ni dangereux tant qu'on les laissait tranquille et qu'on ne les effrayaient pas. Elle se contenta donc d'admirer l'animal de loin tout en s'approchant de l'inconnue.

-Je ne désire rien, je visitais simplement. Je suis arrivée récemment d'Egypte, et je n'avais jamais vu de jardins comme celui-là. Il est vraiment très beau.

On ne pouvait pas cultiver grand chose sous le soleil brûlant du pays baigné par le Nil et ce, malgré la crue du fleuve qui faisait vivre son peuple depuis des siècles. Ou le tuait, si elle n'était pas bonne. Tumaini s'arrêta à quelques mètres de l'inconnue et l'observa elle aussi. Elle était un peu plus grande qu'elle, d'un blond qu'on voyait rarement sur les bords du Nil et d'un teint pâle qu'on voyait encore moins. Célestia était une nouveauté vivante pour la jeune architecte.

-C'est vous qui avez fait tout ça ?

Les Oracles étaient principalement rattachés aux arts, mais rien n'empêchait qu'elle ai d'autres dons à côté de son art principal. Souhaitant ne pas paraître désagréable, l’Égyptienne cru bon de s'excuser alors que l'inconnue l'avait elle-même invitée à s'approcher.

-Je m'appelle Tumaini, Oracle de Xoana. Désolée de vous avoir dérangée.

La curiosité de la jeune femme au sujet du cheval capta un peu plus l'attention de Célestia. Elle comprit sa cause avec la simple présentation qui suivit. Une nouvelle venue du sud. L'Egypte rappelait des souvenirs à la fille d'Apollon, des bons souvenirs comme sa rencontre avec Lytès à la bibliothèque d'Alexandrie, des moins bons comme son échappée à Atlantis qui avait entraîné la rencontre avec Poséidon... Toutefois Tumaini n'y semblait pas affiliée outre mesure, plutôt modelée comme les gens du pays, du simple crieur sur son étal marchand au gouverneur dans son pagne avec son cortège de serviteurs.

"Je vous remercie. Il est encore à l'état de plant cependant. Quand je lui donnerai ses couleurs d'été, ce sera encore autre chose ! Imaginez des fleurs partout, de grands arbres vigoureux garnis de fruits juteux, et dans la terre, des légumes croquants."

D'un mouvement de bras, elle accompagna sa vision en enveloppant chaque lopin de terre, son regard les couvant comme celui d'une mère.

"C'est moi, et la terre. Et aussi ceux qui m'ont fourni les pousses, les graines, qui ont retourné la terre, tracé les sillons... Mais surtout moi et la terre. Disons que c'est une passion dont on me laisse volontiers la primeur car les Oracles n'ont pas tous la patience requise et qu'ils savent qu'ils en seront les bénéficiaires."

L’Été releva sa vis-à-vis d'un simple geste et inclina la tête à son tour.

"Je suis Célestia du Héron. Et vous ne me dérangez pas vraiment, nous en avions terminé. Je peux vous faire faire le tour plus en détails si vous voulez. Depuis combien de temps êtes-vous arrivée à la Tour ?"

Tumaini ne connaissais rien en effet de la vie passée de l'Oracle, elle ne savait pas ce qu'elles épreuves elle avait pu traverser... Mais elle voyait que Celestia avait un amour certain de la terre, suffisamment pour avoir la patience de la cultiver et de la nourrir. L'Oracle paraissait très proche de cet élément, proche au point de la considérer comme un être vivant à part entière digne de respect et ayant des possessions. Bien que d'autres personnes aient aidé. Celestia lui décrivit ce à quoi ressemblerait le jardin bientôt, lorsqu'apparemment il serait entièrement éveillé. Lorsque toutes les plantes seraient prêtes.

-J'ai hâte de voir cela. Je ne connais que peu de ces plantes et de ces fruits... Même si j'en ai déjà vues sur les étals. Comme ce fruit-là. Vous le voulez ?

Elle tendit donc la pomme qu'elle avait cueillie quelques instants plus tôt. Elle proposait spontanément le fruit à sa nouvelle amie, sans savoir qu'il n'était pas encore mûr. Une des nombreuses choses qu'elle avait encore à apprendre. Heureusement, Tumaini avait appris à écouter. Et son apprentissage avec Rudjek lui avait appris

-Enchantée Celestia ! J'aimerais beaucoup, je suis arrivée depuis plusieurs jours à présent mais je ne me suis jamais éloignée de la Forge Solaire jusqu'à aujourd'hui.

La Compagnie Merekset avait élu domicile là-bas et n'en bougeait pas beaucoup. Tumaini avait d'ailleurs commencé à faire usage de ses dons en sculptant des images d'inspiration égyptienne et quelques petites stèles. Elle avait même fait des petites statuettes de divinités de son pays. Tumani regarda autour d'elle, comme si elle essayait de connaître toutes les espèces d'arbres qui les entouraient.

-Est-ce que vous avez des dattiers ici ?

Indulgence et amusement se partagèrent les prunelles émeraudes tandis que Tumainai expliquait le plus simplement du monde son ignorance du jardin. Si elle en avait vu sur les étals, l’Égyptienne avait dû remarquer la différence de couleur, sinon de texture et de goût avec le fruit qu'elle tenait en main. Et certains auraient ainsi pu prendre ombrage du don qui venait d'être fait, mais pas Célestia. Elle reçut la pomme comme un petit trésor, en caressa la surface une seconde avant de concentrer une infime parcelle de cosmos pour l'en abreuver. Entre ses doigts irradia un éclat de soleil qui fit grossir le fruit et le para d'une couleur rouge unie délicieusement appétissante. Une fois mûre, la nymphe l'ouvrit en deux avec la plus grande facilité tout en montrant à l'Inspirée le cœur de son ouvrage.

"Pensez à recueillir les pépins des fruits que vous consommez et nous n'en manquerons jamais !"

La belle s'exécuta puis tendit une moitié à sa visiteuse.

"Celui-ci s'appelle une pomme et est très courant dans les vergers au nord de la Mare Nostrum. Tenez, goûtez. Je l'ai mûrie pour vous."

L'autre moitié fut aussitôt entamée entre les quenottes du Héron, toujours friande des produits de ses jardins. Toute à sa dégustation, elle tourna la tête vers ladite Forge solaire, laquelle s'élevait assez haut pour qu'on pût l'apercevoir d'ici. Celle que l'on appelait la disciple de la Pythie d'Argos, donc ? Il faudrait lui rendre visite. De ce qu'en savait l'homonculus, l'homme était présent depuis plusieurs semaines à la Tour, mais quittait rarement l'atelier qu'il s'y était aménagé. Quel genre de personnage pouvait-ce donc être ?

Une question s'attarda sur ses lèvres, devancée par l'ancienne esclave.

"Des dattiers ? J'en avais un dans les anciens jardins... Je le faisais pousser tout doucement car c'était mon premier, dont j'avais récupéré les graines à Alexandrie. Il était timide, et le sol ne lui facilitait pas la tâche pour grandir. Mais la guerre est passée par là et je n'ai pas pu récupérer de bouture..."

La nymphe baissa la tête avec amertume. Les jardins d'Apollon avaient ceci de particulier qu'elle pouvait y faire cohabiter des végétaux de régions fort diverses, en ajustant la position des grands arbres au-dessus des petits arbustes, la lumière qui filtrait entre leurs feuilles, les différents carrés de sols mis côte à côte. Un véritable laboratoire d'expériences jardinières avait donc été perdu et devait renaître.

"Mais si vous avez des dattes avec vous... Si avez gardé les noyaux, je peux peut-être faire quelque chose."

Dame Celestia était indulgente oui, et surtout très patiente. Parce que Tumaini se rendit compte de sa sottise lorsqu'elle vit le fruit grossir et ressembler davantage à ceux qu'elle avait vu sur les étals des marchands jadis. Elle eut honte, bien que la gentillesse de la dame fasse plaisir à voir. Elle fit même murir sa pomme, la rendant ainsi comestible. Elles partagèrent donc le fruit dont l'Oracle apprécia le goût et la texture. Elle avait rarement et l'occasion d'en manger auparavant.

-C'est très bon dame Celestia. Merci !

Retenant ce qu'on venait à peine de lui enseigner, elle retira les graines du fruit, tandis que Celestia lui parlait d'un dattier qu'elle possédait avant... Dans l'ancien jardin. Rudjek lui avait appris ce qui était arrivé à l'ancienne Tour des Oracles. Sa chute et sa destruction qui avait causé la dernière Itinérance en date. Celestia faisait donc partie de l'ancienne génération. Tumaini regarda la jeune blonde d'un œil nouveau.

-Vous avez donc connu la Tour alors avant qu'elle ne soit détruite ? Était-elle différente de ce celle que nous connaissons aujourd'hui ? Et comment étaient les jardins ? J'imagine qu'ils devaient aussi bien entretenu que celui-ci.

Puis, les joues de la jeune fille s'éclaircirent un peu, ce qui traduisait un rougissement et elle baissa les yeux, incroyablement gênée. Elle venait de réaliser que si Celestia avait connu l'ancienne Tour, elle devait avoir perdu beaucoup de choses lorsque le drame s'est produit. Le figuier timide et beaucoup d'autres plants. Et peut-être même des camarades.

-Désolée. Je ne voulais pas vous blesser. Vous n'êtes pas obligée de répondre si vous ne voulez pas.

Puis, une idée germa dans son esprit.

-Nous en avons. La compagnie dispose encore de quelques réserves de dattes séchées. Je pourrais vous en ramener quelques unes demain. Tenez en attendant.

Elle tendit les graines de la pomme.

-S'il vous manque un pommier, vous pourrez en faire naître un avec ces graines. Si vous le voulez. Osiris vous y aidera.

Dieu des morts et de la résurrection, Osiris était également considéré comme le dieu de la germination. De la mort et de la renaissance des plantes et des arbres. Sa peau verte lorsqu'il est représenté trahissait d'ailleurs cette particularité. Mais prononcer ce nom n'était peut-être pas la chose à faire dans le sanctuaire du dieu solaire.
Bien que ce dernier semblait apprécier l'Egypte puisqu'il s'était choisi deux Oracles dans ce pays, et que l'une de ses armures représentait le dieu égyptien Khépri.

"J'en suis ravie !"

Sans trop de surprise, la curiosité de Tumaini était attisée, mais pas nécessairement dans l'ordre de priorités auquel le Héron aurait pensé de prime abord. La Tour, l'ancienne. L’Égyptienne venait de sauter à pieds joints dans le plat. Elle trouvait à la fois un certain réconfort à voir que les nouveaux Oracles s'intéressaient au passé de l'Ordre, et à la fois un pincement au cœur en souvenir de tout ce qui s'était effondré en même temps que le bâtiment ce jour-là.

"Ce n'est rien. Il faut que je m'y fasse, comme tout le monde. Elle était différente oui. Disposée différemment. Même les chlamydes étaient différentes. Les jardins différents, les gens différents. Et en même temps... il y a un quelque chose qui est toujours là. Dans l'atmosphère peut-être. Je ne sais pas trop comment je pourrais décrire cela."

C'était vague comme description, mais comment lui parler d'un tel lieu correctement ? Un instant elle hésita.

"En fait... de la même manière que cette Tour est difficilement descriptible pour qui n'y a jamais mis les pieds, l'ancienne était hors du commun. Les vents et les oiseaux y étaient à l'honneur."

La nymphe reçut les graines aussi précieusement que la pomme précédemment, les ajoutant à celles qui attendaient déjà dans sa paume.

"Ne vous y trompez pas, chaque graine donnera un pommier sous ma surveillance. Mais je préfère avoir des réserves en cas... de pépins !"

Un clin d’œil appuya sa plaisanterie. Elle se retourna pour ramasser un sachet de graines précédemment vidé et y déposa les pépins de pomme. A bien y repenser, cette tendance à la réserve était peut-être une conséquence de la chute. Le fait d'avoir manqué conditionnait désormais l'anticipation d'une nouvelle fuite, de nouveaux revers. Célestia n'aimait pas cette façon de penser, mais elle était devenue indispensable pendant cette période de survie.

"Je ne suis pas bien sûre qu'Osiris m'y aidera, mais j'accepte volontiers Son assistance s'Il souhaite faire prospérer nos jardins Lui aussi. Surtout pour les dattes. Mais dites-moi Tumaini, vous parlez de votre compagnie, pourriez-vous m'en dire plus ? Ce sont ces gens arrivés en même temps que vous et la Pythie des Forges ?"

Comme prévu oui, Le souvenir de l'ancienne Tour des Oracles était douloureux pour ceux qui s'en rappelaient encore. Tumaini pouvait le comprendre. Mais d'un autre côté, elle en connaissait si peu sur ce camp qui devenait petit à petit le sien qu'elle se sentait obligée d'en apprendre plus. Et comme Rudjek n'était, comme elle, pas encore un Oracle au moment de l'effondrement de la première Tour, elle devait trouver les renseignements par elle-même. Elle espérait quand même que cette discussion ne fasse pas trop souffrir l'Oracle du Héron.

-Je crois que je comprends. Mon peuple vivait lui aussi beaucoup dans le souvenir. Nous préservions tout ce qui appartenait au passé et l'honorions. C'est ce qui nous a précédé qui fait de nous ce que nous sommes.

Depuis les anciennes pyramides, les Egyptiens avaient toujours fait au mieux pour préserver leur mémoire. Ils s'étaient transmis leurs traditions, leurs coutumes, leur culture pendant des générations. L'arrivée de différentes cultures avait certes remis des choses en question... Mais le passé perdurait quand même. Même si l'Egypte avait perdue une partie de son âme, privée de ses dieux.

-Si cette ancienne Tour se trouvait exactement ici... Peut-être l'esprit des anciens Oracles se trouvent toujours dans les parages. Et que cette terre est toujours imprégnée de leur présence, malgré leur disparition tragique.

Peut-être oui, Tumaini n'en savait pas assez sur le devenir des âmes après leurs morts. Sa mère lui disait que les plus chanceux accédaient aux jardins de Keftiou, alors que les autres étaient dévorés par la terrible Amout au corps de lion et tête de crocodile. Mais peut-être les choses étaient elles différentes pour ceux qui adoraient d'autres dieux que ceux d'Egypte.

-Oui, c'est cela. Ils sont venus avec nous depuis l'Egypte. Rudjek nous a guidé jusqu'ici pour que nous participions à la résurrection de la Tour des Vents. Ils nous aident dans l'art de la forge, mais aussi de la sculpture. Ce sont de bons amis. Il faudrait que vous veniez nous voir à la Forge.

Et elle était très contente d'avoir suivit la Pythie des Forges, cela se sentait. Elle regarda autour d'elle et une nouvelle fois les nombreux arbres qui les entouraient. L'ancienne Tour semblait vraiment manquer à son amie. C'était celle qu'elle avait connu en premier

-Peut-être qu'avec tous ces arbres, des oiseaux finiront par s'installer nombreux ici.

Peut-être pas autant qu'avant mais... Si cette Tour était capable de faire vivre autant d'espèces végétales ici, elle pourrait peut-être accueillir des oiseaux venus de différents climats.

-Et vous.. Vous êtes arrivée comment ? Si ce n'est pas indiscret.

"Aîon..."

Un instant la nymphe se perdit dans une pensée inédite. Il y avait eu Rome et avant elle les Celtes. Encore avant cela, Apollon avait-il jeté son dévolu sur l’Égypte ? Dans ses mémoires elle trouvait des mentions de la grande civilisation pharaonique, et de son père qui s'y était retiré un temps. Se pouvait-il qu'elle ait été un lieu de villégiature pour son génie, avant que son cycle se terminât ? Et maintenant les descendants de cet âge d'or rejoignaient le nouveau cycle comme des vestiges venus compléter la toile sans cesse en mouvement du dieu solaire.

"Peut-être que les Sylphes en savent un peu plus. Je leur poserai la question."

Rudjek, la Pythie d'Argos. Un maître sculpteur donc. Le profil de l'homme se dessinait petit à petit au fur et à mesure qu'elle entendait parler de lui. Pourtant il demeurait reclus dans son antre sans pointer le bout de son nez. De quoi attiser la curiosité de plus d'une personne.

"Je viendrai. Voilà plusieurs fois que j'entends parler de ce Rudjek, et je dois avouer être intriguée par son silence."

Sans parler du fait qu'elle avait été parmi les statues autrefois. Le patron de la Sculpture représentait quelqu'un de particulier à ses yeux. Enfin, en théorie. Peut-être qu'en le rencontrant, il s'avèrerait comme les autres un Oracle qui sortait d'une période de perdition avant de finalement avoir saisi un rayon de soleil en plein vol et écouté son appel.

Elle balaya les branches du regard, sachant combien les petits volatiles se faisaient silencieux et les observaient.

"Il y en a déjà. Ils sont juste un peu farouche. Comme vous."

Une simple petite remarque amusée. Cependant Tumaini n'était pas un oiseau en cette ère. Peut-être pourrait-elle les apprivoiser quelque peu avec de la patience et des graines, mais l'Estivale s'attendait à ce que cela se limitât à une cohabitation cordiale. A moins d'un coup de pouce.

"Comment ? Hm... Eh bien... Après mon Éveil, j'ai presque tout de suite trouvé la Tour. Le Héron m'a portée un peu autour de la Mare Nostrum, puis je suis venue prendre mes fonctions d’Évêque. C'est assez drôle quand j'y pense, mais je suis passée à Alexandrie. Peut-être nous sommes-nous croisées sans le savoir."

Celestia prononça un nom étrange, inconnu... Peut-être l'un de ces anciens Oracles qui avaient vécu du temps de l'ancienne Tour. Et qui habitaient toujours les lieux où se trouvait leur ancien lieu de vie malgré sa disparition. Toutefois, Tumaini respecta les quelques instants où le héron se perdit dans les souvenirs d'un temps qui semblait être révolu. La conversation prit un tour plus actuel alors que Celestia parla de Rudjek et sembla s'intéresser à lui. Ce qui ne gêna pas du tout l'Egyptienne qui laissa passer une exclamation enthousiaste au sujet de la Pythie.

-Oh Rudjek est quelqu'un de génial !

Peut-être un peu trop enthousiaste en fait. Elle se rembrunit de crainte que cette soudaine exubérance ai gênée son aînée ou lui ai mis de mauvaises idées dans la tête quant à ce qu'elle ressentait pour son mentor. Elle se reprit donc et parla à nouveau d'une voix plus calme.

-Il est doué pour créer et sculpter des choses. Il m'a beaucoup appris.

Ce qui était vrai. Et même si le grand œuvre était encore dissimulé, Rudjek faisait montre d'un savoir faire impressionnant. Ses joues s'assombrirent un peu à la petite remarque taquine de Celestia à laquelle elle ne su pas quoi répondre. Ce n'était pas dit méchamment, elle le sentait, mais ça la mettait un peu mal à l'aise quand même. Elle

-Oh vous êtes passée par là ? Peut-être nous sommes-nous déjà croisée. Même si je doute que vous m'ayez remarquée si c'était le cas.

Qui s'occupait d'une pauvre esclave dans les rues telle qu'Alexandrie ? Elle réalisa soudain quelque chose... Elle avait bien dit Évêque ? Elle était une Évêque ? Aussitôt, ce mot raviva des souvenirs et surtout sa crainte instinctive de l’Église qui avait anéantie sa famille en même temps que les anciens dieux d’Égypte. Certes, on lui avait déjà conseillé de faire des efforts vis-à-vis de cette religion naissante qui n'avait fait, hélas, que reproduire des actes déjà perpétrés par les anciennes.
Mais tout de même, qu'est-ce que le ce terme venait faire dans ce lieu consacré à Apollon ?

-Et que faites-vous exactement en tant qu’Évêque ?

Un petit rire accueillit l'enthousiasme de l’Égyptienne.

"Il serait malheureux que le Patron de la Sculpture soit un piètre sculpteur. Mais je comprends ce que vous voulez dire. J'ai remarqué certaines de ces étranges statues disposées ici et là dans la Tour depuis qu'il a pris ces fonctions. Et je dois avouer qu'elles m'intriguent."

Le sourire de la petite blonde fana. Pourquoi tout le monde pensait être invisible, ou qu'elle ne remarquait pas son environnement ? Heureusement que les Colibris avaient cessé de tenir ce genre de propos depuis longtemps, ou bien elle aurait fini par les sermonner bien à sa manière. Un instant, elle s'accroupit sans un mot, tendit les mains vers le sol, son regard furetant entre les herbes. Lorsqu'elle se releva, elle présenta ses paumes à Tumaini, dans lesquelles siégeaient sagement une coccinelle et une abeille. Si petites qu'on les oubliait facilement.

"Parfois je me dis qu'il est terriblement arrogant de croire qu'on n'est rien, alors qu'il y a bien des vies plus petites et plus fragiles qu'on écrase sans même s'en rendre compte. Qui étiez-vous Tumaini pour croire une telle chose ? Et qui êtes-vous aujourd'hui ? Qu'est-ce qui a changé ? Ce n'est pas la chlamyde qui fait qu'on vous remarque. C'est parce que les Muses vous ont remarquée que vous portez la chlamyde. Et il en va ainsi pour de nombreuses choses que les Hommes tiennent pour acquises."

Bien sûr la nymphe faisait quelques raccourcis en parlant de la sorte. Le schéma s'était répété beaucoup de fois et elle en reconnaissait les contours. De pauvres hères abandonnés dans les rues à leur sort, à qui un simple regard permettait d'exister, au moins. Elle en avait relevé beaucoup, abreuvé et nourri, couvert et soigné. Tumaini connaissait donc la misère. Et alors ? Maintenant c'était son tour de tendre la main, et pour cela cesser de se considérer comme quelqu'un d'invisible. Elles étaient tout autant Lumière l'une que l'autre.

"Tout comme maintenant, je tente de mener à bien les missions que l'Augure ou Apollon me confient. Je sème l'Art où je le peux, j'apporte la Lumière à qui en a besoin. En fait, je suis peu ou prou à la même place qu'avant, si ce n'est qu'on m'appelle aujourd'hui Éminence. Ce ne sont là en fin de compte que des mots, ce qui compte c'est ce que l'on en fait."

Oui, il aurait été bien triste qu'un maître sculpteur ne soit pas talentueux dans son art. Lorsqu'elle compris cela, Tumaini avait partagé le rire de Celestia, puis elle invita sa nouvelle amie jardinière à passer dans leur domaine pour venir voir les sculptures de plus près. Sans dire ce que devaient être certaines d'entre elles. Même si Celestia était une alliée et une amie, Rudjek avait pris tant de précautions à dissimuler ce qu'ils transportaient qu'elle préféra ne rien dire pour l'instant.

-Comment ça arrogant ?

Le terme était fort, beaucoup trop pour l’Égyptienne. Elle s'était considérée comme beaucoup de choses, mais pas comme étant arrogante. Au contraire même, elle aurait tendance à être trop discrète et à ne pas se mettre assez en avant. Alors qu'on la traite comme ça la blessait et l'attristait. Celestia n'avait jamais dû connaître l'esclavage et certainement pas depuis son enfance. Elle n'aurait pas osé parler ainsi sinon.

-J'étais... Je n'étais pas comme cette coccinelle et cette abeille. J'étais moins qu'elle. C'est comme cela que les hommes voient les esclaves. Et à force de subir cela depuis qu'on est né, on fini par y croire. Il n'y a que quelques personnes qui parviennent à nous voir comme des êtres humains.

Oui, elle s'exprimait encore comme si tout cela était une réalité bien présente pour elle. Cela lui arrivait encore bien que cela fasse plusieurs mois qu'elle ne l'était plus.

-Enfin je devrais plutôt parler au passé... Mais même si ma condition a changé et qu'aujourd'hui je peux agir pour changer les choses même un petit peu, il n'en reste pas moins qu'à l'époque on ne me remarquait pas.

Une ancienne esclave.

L'envie soudaine de se passer une main dans le dos pour vérifier si les cicatrices s'y trouvaient toujours, si le souvenir en était bien un. Pourtant la main ne bougea pas, et l’Été laissa repartir les insectes comme ils étaient venus. Arrogant, oui. L'Homme avait cette facette par nature.

"De mon point de vue vous n'étiez pas moins. Car même enchaînée, afin que vous pussiez remplir votre rôle, on vous nourrissait, on vous logeait et on vous vêtait. Les insectes chassent et se débrouillent par eux-mêmes. On les écrase qu'ils soient princes ou roturiers. On ne se rend même compte qu'on les écrase, qu'on les chasse. Bien sûr cela n'atténue en rien la douleur des coups, l'humiliation, les privations, l'influence psychique des maîtres, les plaies à recoudre, les larmes versées. C'est même terrible de penser que malgré cela on est plus qu'une autre espèce. Et puis, à vous regarder maintenant Tumaini, je ne vois pas une esclave en vous. Cette... croyance qu'on vous a inculquée si longtemps est déjà en train de disparaître."

Apollon était sans doute pour quelque chose dans ce changement, ou bien l'une de ses divinités égyptiennes. En tout cas Tumaini avait une chance que beaucoup n'imaginaient même pas en rêve. Et ses yeux restaient à demi-fermés.

"Mais comme vous dites, cette période est révolue. Aujourd'hui vous êtes une Oracle, et votre Lumière doit guider les autres. Y compris ceux qui réduisent les plus faibles en esclavage. J'irais même jusqu'à dire que puisque vous savez ce que cela fait, vous êtes la mieux placée pour faire évoluer ces personnes. Je vous y aiderai volontiers. Faites de ces souvenirs votre force, celle qui vous porte et vous pousse à devenir meilleure. Plus forte. Plus libre."

Deux visions du monde s'affrontaient... Ou pas. parce que la discussions prenait un détour plus calme, plus apaisé. Il était vrai que Tumaini s'était souvent sentie égale voir inférieure par rapport même aux simples insectes. Ces derniers étaient les proies invisibles de tout ce qui était bien plus grands qu'eux, c'est à dire de tout ce qui vivait autour d'eux, mais pouvaient vivre une vie qui leur plaisait. A leur niveau bien entendu, mais qui était mieux que l'esclavage.

-Ah ? Vous croyez vraiment ?

Tumaini n'avait pas l'impression d'avoir tant changé que ça pourtant. Si elle avait appris à agir un peu plus par elle-même, elle se sentait encore trop insignifiante par rapport aux autres. Pas assez maîtresse d'elle-même et de son destin comme avait semblé l'être Endymion lorsqu'elle l'avait rencontré. L'Oracle reprit la parole et interrogea un peu plus Celestia.

-Vous semblez avoir connu une forme d'esclavage, parce que vous savez ce qu'ils vivent. Ils sont peu à vraiment le voir dans ce monde.

Elle connaissait les souffrances endurées par les esclaves, ce qui était un exploit aux yeux de l’Égyptienne. Tumaini pris le temps de réfléchir aux paroles du Héron blond. Son vécu d'esclave pourrait lui permettre de mieux comprendre et de mieux savoir ce qu'il faut dire aux personnes comme elle ? Oui, c'était vrai. Elle se sentait encore proche des gens qui étaient encore prisonniers de cette condition.

-Vous croyez qu'Apollon puisse vouloir me voir agir auprès des esclaves ? Pour essayer de leur donner l'envie de se libérer peut-être.

Oui, mais ce n'était pas Apollon qui l'avait libéré mais Rudjek. Et puis, la divinité solaire devait avoir bien d'autres choses à faire que de se préoccuper du sort de tous les esclaves. Mais peut-être que elle, à son niveau, elle pourrait essayer de faire quelque chose. Avec son vécu, et avec son art...Non, pas maintenant. C'était encore trop tôt, elle ne se sentait pas prête.

-Je viendrais vous voir lorsque j'aurais des idées. Je ne me sens pas encore capable de me lancer toute seule. J'ai peur de faire des bêtises.

Elle avait peur tout simplement. Parce que c'était une nouvelle voie de possibilités nombreuses qu'elle n'avait jamais eut et auxquelles elle ne songeaient pas encore qui s'ouvrait.

Le regard de l’Été dériva vers l'invisible, affrontant ce souvenir qu'elle s'était juré de ne jamais oublier afin de pouvoir y puiser la colère quand elle en aurait besoin. Une "forme d'esclavage" lui semblait des termes bien vagues et faibles pour résumer le calvaire dans lequel elle avait bien voulu s'enfoncer, et sans l'intervention d'Adonis peut-être y aurait-elle tout à fait succombé.

"Je vous prie de garder cela pour vous. J'ai encore besoin de temps pour en parler."

Pour l'heure, seules Rowena et Esmelia savaient, et cette dernière ayant disparu depuis Camelot, le bruit ne risquait pas de s'ébruiter facilement. Une bonne chose pour un moment encore. Quand les marques auraient disparu de son dos, à défaut de son âme, le poids en aurait possiblement assez diminué pour aborder le sujet en détails.

"Je ne sais pas répondre à cette question, mais je sais qu'Il nous permet d'avoir nos propres combats à mener, nos propres idéaux, tant qu'ils vont dans le sens d'une humanité toujours plus parfaite, plus évoluée. Et un monde où l'esclavage aurait disparu me semble être un monde qui respecte cette vision des choses."

Un instant l’Éminence dévisagea la jeune femme en silence. Elle avait paru mal à l'aise à l'évocation de son statut d’Évêque. Et à bien y repenser, l'Egypte et le christianisme ne s'entendaient pas réellement comme les meilleurs amis du monde. Alors, pouvait-elle lui suggérer de venir prier avec elle ou se confesser ? Probablement pas, ou alors pas sans être complètement maladroite. Mieux valait aborder le problème dans l'autre sens.

"J'ai une suggestion pour vous aider. Commencez par aider une seule personne. Pas nécessairement un esclave, et même pour quelque chose de terriblement banal. Si vous y arrivez, aidez-en une autre, puis une autre. Et quand vous aurez compris comment vous souhaitez vous y prendre, vous pourrez songer à un projet plus vaste concernant l'esclavage en général. Qu'en dites-vous ?"

Tumaini ne savait rien de ce que Celestia avait vécu jadis, mais sa réaction la conforta dans son idée. Le Héron d'Apollon avait bel et bien connu quelque chose qui s'apparentait à de l'esclavage. Tout comme Endymion avait en quelque sorte été l'esclave de sa famille. Mais Celestia ne souhaitait pas parler de ce qu'elle avait jadis vécu, et Tumaini respecta donc ce choix. Elle comprenait à quel point il pouvait être difficile de parler d'une expérience comme celle-ci. Et la conversation tourna autour du projet de Tumaini. Si on pouvait appeler une vague idée tentante ainsi.

-Un monde sans esclaves... Ce serait un monde avec davantage de personnes pouvant montrer leur art et le développer comme ils l'entendent. Voilà quelque chose qui pourrait plaire au dieu des Arts.

Davantage d'artistes... Oh Tumaini n'était pas si naïve que cela, elle se doutait trop bien que tous les esclave libérés n'en deviendraient pas. Mais s'il pouvait y en avoir un peu plus pourquoi pas. L'Humain était capable de produire de si belles choses lorsqu'il ne perdait pas son temps en de vains conflits pour la domination de tel ou tel territoire.

-Oui... Cela me semble une bonne idée.

Oui, la proposition de Celestia sonnait juste. Tumaini avait encore trop peur pour se lancer dans un projet de grande envergure. Elle ne savait pas par quel bout commencer et ne voyait de toute façon pas ce qu'elle pourrait faire. Quelle sorte d’œuvre pourrait redonner envie de croire à ceux qui vivaient dans la servitude depuis des générations parfois. Mais l'idée de Celestia l'enchantait et elle décida de la mettre en pratique dés maintenant.

-Pour vous remercier je vais commencer tout de suite ! Avez-vous besoin de mon aide pour quoique se soit dans ce jardin ? Ou ailleurs ?

Pourquoi perdre du temps à chercher très loin ? Le prochain à aider peut parfois être juste sous le bout de notre nez si on se donne la peine de le voir.

Tumaini avait l'air de s'affirmer un peu, aidée par les conseils de l'Estivale dispensés à dose thérapeutique. L'idée était de la laisser quitter le nid quand elle serait prête plutôt que lui tenir la main jusqu'à la voir tomber une fois de trop, et cela semblait fonctionner. Alors quand celle-ci lui proposa son aide, Célestia sentit son cœur se réchauffer un peu et elle chercha aussitôt quoi lui donner à faire pour honorer convenablement ses premiers pas d'Oracle.

Elle approuva la demande d'un signe de tête puis observa autour d'elle en réfléchissant.

"Concernant les jardins, j'en ai terminé avec les plantes et les bêtes. Je n'ai donc rien pour vous ici, mais laissez-moi une seconde, il y a toujours quelque chose à faire dans cette Tour."

Son regard détailla un peu l’Égyptienne. Avec sa peau mate et ses traits du Moyen-Orient, si elle l'envoyait en ville toute seule sans personne pour faire des courses ou porter des messages, la pauvre se ferait vite repérer. Et pas forcément par les bonnes personnes. Sans la cloîtrer totalement, lui faire connaître d'abord l'Ordre et les risques dehors -comme Phantasos- primaient.

Une idée vint à la nymphe, inspirée tout à coup.

"Savez-vous lire Tumaini ? Le latin en particulier. Éventuellement le grec."

Oui, si elle remplissait cette seule condition ce pouvait être une idée intéressante, qui aurait le mérite de lui faire découvrir l'histoire des Oracles tout en la formant à cette culture étrangère à la sienne.

"L'ancienne Tour ayant été détruite, beaucoup de documents ont été dispersés ou détruits, mais pour autant les messages ne cessent pas d'affluer de part nos réseaux d'informateurs. Il pourrait être intéressant de créer un espace d'archives, de l'organiser avant qu'il soit rempli de mille documents fourrés n'importe comment sur les étagères. Un tel lieu n'existe pas encore, et je suis sûre que Marcus serait plus que ravi que nous l'épaulions un peu dans cette tâche de longue haleine. Qu'en dites-vous ?"

Les souvenirs d'Alexandrie dansaient dans son esprit. Codex, rouleaux, parchemins, papyrus consultés par les plus grands esprits, malgré la chute de l'édifice aux mains étrangères. Ce serait un hommage qu'une native de cette terre de savoir et de pouvoir pût reproduire un équivalent miniature au nom d'Apollon, tout en leur facilitant la vie.

Le jardin n'avait plus besoin que l'on s'occupe de lui apparemment. Tumaini était un peu déçue, elle se plaisait bien ici et n'aurait pas été contre aider à s'en occuper. Mais le projet de Celestia l'enthousiasma également. Créer une grande bibliothèque pour les Oracles qu'elle belle idée ! Elle avait entendu des histoires sur celle d'Alexandrie durant son enfance, et avait quelques fois essayé d'imaginer à quoi elle pouvait bien ressembler. Celle qui allait naître chez les Oracles serait sans doute à son image et l'aiderait à mieux se la représenter.

-Mes anciens maîtres étaient des grecs alors oui, je connais cette langue. Et j'ai quelques bases en latin. Mais j'avoue ne pas en avoir beaucoup lu. La langue grecque est plus utilisée en Égypte.

Et puis, Tumaini avait besoin de s'occuper, de se sentir utile. Et comme elle ne pouvait pas avancer dans son projet faute d'avoir une marche précise à suivre, elle allait aider Celestia à donner vie au sien.

-Vous avez déjà pu aller dans la Bibliothèque d'Alexandrie ? Il paraît qu'on peut y trouver des textes venus de tous les bords de la Méditerranée.

Tumaini réfléchit un peu en caressant une branche d'un arbre proche d'elle. Puis une nouvelle idée lui vint Apparemment toutes les traces écrites de la Tour précédente n'avaient pas été détruites. Certaines se trouvaient encore quelque part.

-Les documents de l'ancienne bibliothèque qui ont été dispersés... Sait-on où ils se trouvent ? Nous pourrions peut-être essayer de les récupérer également.

"Donc un faible niveau en latin et des bases en grec, au niveau de la lecture. Ce sera l'occasion de vous améliorer dans ces domaines. Et d'apprendre l'égyptien aux nôtres, pourquoi pas ?"

Dans un geste du bras, le Héron indiqua à la jeune femme de bien vouloir la suivre. Avant de commencer le projet en pratique, il fallait en parler à Marcus, aux autres Oracles, à Python, et voir comment mettre toute la logistique d'une telle entreprise sur pieds. Il faudrait sans doute un ou deux mois avant d'avoir pu aménager une salle adéquate, la meubler, l'organiser de façon à ce que tout le monde s'y retrouve, la faire garder et nommer les serviteurs qui auraient la charge de la surveiller.

"Je m'y suis rendue une fois oui. C'était mon tout premier voyage et j'ai tellement apprécié de voir les documents du sol au plafond que je n'ai pratiquement pas visité la ville elle-même ! Et pourtant j'ai entendu dire qu'il ne reste là que les vestiges d'une époque encore plus glorieuse. Il y a eu autrefois un incendie, des pillages. Il est dit que si Poséidon possède ses droits sur le territoire, Athéna en a pris une grande partie de la connaissance et l'a offert indirectement, en même temps que la présence des Saints, à Constantinople. C'est pourquoi celle que nous devons créer devra être plus sûre encore, plus belle, mieux gardée. Un peu comme la Tour elle-même."

A la question de la Xoana, la nymphe ne put s'empêcher de s'arrêter pour poser un regard pénétrant dans le sien, lui prit les mains doucement.

"Un pas à la fois Tumaini. Aujourd'hui, Rome est byzantine. Ce qui signifie que nous devons vivre cachés, nous ne pouvons pas simplement nous rendre là où se trouvent nos œuvres et les ramasser par terre. Les Saints en ont détruit une partie, en détiennent une autre, ont sans doute perdu le reste comme nous. Faites très attention à vous si vous empruntez ce chemin-là. Renseignez-vous sur un homme nommé Narsès, et vous comprendrez ce que je veux dire. Et prenez garde également à Phantasos. Les dieux Jumeaux et les Oneroi nous tournent autour."

Relâchant l’Égyptienne, Célestia lui laissa un peu de temps pour bien intégrer la mise en garde. Il s'agissait là de sa vie, d'un danger que sa nouvelle place dans l'Ordre ne lui épargnerait pas, de quelque chose qu'en tant que Dormeuse elle ne soupçonnait même pas.

Lorsque son regard montra qu'elle avait assimilé, l’Éminence acquiesça simplement puis reprit son chemin en l'invitant de nouveau. Il y avait beaucoup à faire avant de regagner leur splendeur, mais petit à petit ils y parviendraient. Sans griller les étapes.

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