[Fin mai 553] Déambuler en terre hostile [pv Argus]

Je m’étais rendue où m’avait conduite mon instinct. Mais pouvais-je vraiment lui faire confiance ? Ce dernier m’avait-il pas déjà entraînée une fois dans les limbes ? Et n’allait-il pas m’enterrer une seconde fois ? À mi-chemin de mon voyage, j’étais partie comme si je fuyais la Mort elle-même. Mais à présent que je me trouvais proche de ce qui me semblait être ma destination, mon allure avait drastiquement ralenti à la faveur de lentes déambulations. Était-ce que je regrettais mon choix ? À la vérité, il m’était difficile de faire s’écouler le flux de mes pensées. Tout au plus étais-je en proie avec les contradictions de mes émotions, toute affairée à les faire coexister pour que subsiste mon restant de raison.

Dans mon environnement proche, je m’aventurais sur un territoire que je n’avais jamais exploré. La Grèce, de ce que j’avais entendu des rares Dormeurs n’ayant pas fui à ma vue. Car si je pouvais apparaître affaiblie, je n’en demeurais pas moins la plus juste description d’un monstre, ce pourquoi des bruits avaient pu courir dans la région à mon sujet. Et guère des plus rassurants. Certes, j’avais l’apparence d’une jeune femme d’une certaine beauté. Mais il se dégageait de moi quelque chose d’inhumain, à commencer par deux petites cornes qui n’avaient rien de vraiment ostentatoires. Mais c’était suffisant pour susciter la peur. Les prunelles grisâtres, un teint pâle, sans aspérité. Une peau de bébé, pourrait-on se dire. Comme si je venais de naître. Une longue chevelure de jais. Je revêtais des haillons déchirés. Les lambeaux de ce que j’avais pu porter sous ma cuirasse, pendant cette bataille.

Tandis que j’errais dans la campagne à l’instar d’un spectre, se dégageait de mon cosmos une aura infernale, quelque chose qui inspirait aux êtres vivants alentours un profond sentiment de Mort. Ce pourquoi, sur mon chemin, les animaux réagissaient avec effroi. Autant de signes qui me menèrent à me renfermer sur moi-même, présentant un regard creux, similaire à celui d’une tête coupée. À se demander si je n’étais pas un cadavre ambulant. Je représentais un danger latent, et dans ce constat, ma mémoire faisait défiler ces scènes de combat que j’avais partagé avec ce chevalier. Cet endroit… Oui, il semblait bien paisible, à l’image de ce qu’il voulut me traduire. Et qu’aurais-je engendré à faire tomber cette citadelle, si ce n’était le chaos et les destructions sur ces terres tranquilles ? Comment avais-je pu me tromper à ce point ?

Il fallait qu’à cet instant, je songe à mes erreurs et m’interroge enfin sur ce qui m’avait inspiré à suivre cette voie. Que venais-je chercher, ici, au juste ? Qu’est-ce que j’espérais ? Que je relève mon visage sur le côté, je percevais une empreinte cosmique. Un autre éveillé ?

Tandis que mon regard se dirigeait vers la silhouette ayant attiré mon attention, il semblait que son empreinte amorphe disparaissait à la faveur d’une lueur de vie. Si tout ce que je pouvais inspirer passivement devait susciter au mieux une vive appréhension, je ne montra aucun signe tangible d’hostilité. Je crus rencontrer une enfant qui devait faire montre d’un certain courage pour venir à moi ainsi seule et sans prendre d’apparente précaution. Était-ce qu’elle était confiante en ses capacités ? Ou bien, de la témérité ? À moins qu’elle n’ait une bonne raison de risquer ainsi sa vie ?

Je me surpris un instant de lui trouver un masque, mais je me souvins que cela comptait parmi les coutumes imposées par la déesse de la Sagesse. Ainsi, je me retrouvais devant une Sainte ? Une ennemie ? À son attitude, il m’apparaissait qu’elle était déterminée à remplir son devoir. Pour autant, elle-même ne semblait pas être inspirée par une quelconque hostilité. Tout au plus, une naturelle angoisse. S’ensuivit une prévisible interrogation. Néanmoins, ce qui suivit ne manquerait pas de m’étonner. M'offrir l’hospitalité ? Une proposition telle que je douta de ce que je venais d’entendre. Mais bien qu’une certaine distance nous séparait, je n’avais pas le sentiment d’une tentative de tromperie. Non, à la place, une sincère volonté d’aider. Ou un espoir que la rencontre de deux ennemies naturelles pouvait être résolue si simplement ?

En tous les cas, je ne pus retenir le sourire que je prêtais si spontanément aux personnes en venant à m’aborder. De ces sourires que l’on ne faisait pas pour soi, mais pour autrui. Une façade de bons sentiments. Un air rassurant qui invitait à ouvrir la discussion, plutôt qu’à la fermer.

– Je sais au moins que je ne veux pas te blesser. Je n’ai la force de blesser personne, à vrai dire. De là à savoir ce qui m’amène ici… Je ne sais pas. Je ne suis plus sûre de grand-chose. Non. Je ne suis plus sûre de rien.

Perdant un instant mon regard dans le fond de mes pensées, j’étais un temps introspective, à me questionner sur mes intentions. Et à regarder au fond de moi, les mots qui me vinrent spontanément furent les suivants :

– Je pense que c’est précisément ce qui m’amène ici.

Que je rencontre à nouveau le regard de mon interlocutrice, je demeurais immobile, soucieuse de ne pas l’alarmer davantage que je le faisais simplement à me tenir ainsi présente. Cette malédiction qui enveloppait désormais mon cosmos empoisonnait plus que jamais le sifflement inaudible des souhaits que je tirais de mon âme.

– Puis-je vraiment recevoir ton hospitalité ?

Visiblement, j’étais parvenue à la rassurer par les mots. Et à la considération de ce que je pouvais montrer de signes menaçants, on pouvait à cet instant parler de miracle que ma vis-à-vis n’ait pas pris l’initiative de fuir pour appeler des renforts. Sans doute qu’à son niveau, cela aurait été la réponse la plus sage. Et pour une guerrière d’Athéna, n’aurait-ce pas dû être l’évidence ? D’évidence… je pouvais bien parler. Kilian l’avait bien assez répété… je n’étais guère vraiment fidèle à l’image qu’Arès devait attendre de moi. À se demander si comme il le disait, nous pouvions disposer d’un libre arbitre. Cette jeune fille, en disposait-elle ?

Immobile, je la laissais s’approcher, rompre la distance avec des intentions que je devinais louables. Rien dans son attitude ne traduisait la moindre hostilité. Elle venait à moi avec une authentique volonté de m’aider, faisant fi de ses perceptions. À cet instant… oui, à cet instant, je m’interrogea sur le poids de son choix dans cette situation. Aussi, lorsqu’elle confirma son invitation, je saisis son avant-bras avec une vélocité qui pouvait donner l’apparence d’une embuscade. Comme une louve qui aurait momentanément revêtu les habits d’une brebis afin de tromper sa proie. Seulement, dans ma poigne, Argus pourrait ressentir des tremblements.

– Est-ce vraiment ton choix, à cet instant ? Ou bien, la meilleure réponse que tu as trouvé pour servir ta déesse dans ton impuissance ? Peux-tu croire que des mots pourraient compenser ta faiblesse ?

Entravant ses gestes, je lui fermais toute échappatoire. À l’instar d’un animal amené dans sa zone critique, allait-elle me frapper avec l’énergie du désespoir ? Ou alors, implorer pour sa vie ? Donner signe à un allié d’intervenir ? Après tout, comment pouvais-je être sûre qu’elle était véritablement seule ? Dans l’ombre, ne se cachait-il pas d’autres éveillés dont je n’avais pas perçu le cosmos ? Je me trouvais dans la gueule du loup et le moindre pas de travers pouvait bien me ramener de là d’où je venais. Mais au moins, je pouvais emporter avec moi l’âme d’une Sainte. Plongeant mon regard dans celui d’Argus, il me revenait à nouveau cette même réalisation :

– La Vie est une possession fragile… Quelle liberté a-t-on quand la Mort décide pour nous à tous les instants ? Quelle est ta liberté à présent que je te tiens ?

Que j’entretienne le contact visuel, ma voix était fébrile, même arrivée dans cette position de force. Là encore, j’échouais à éprouver la moindre force dans mes mots, prisonnière de cette impression qu’ils n’avaient aucun sens, même à moi. Renforcée dans ce sentiment, la force quittait également ma poigne, si bien que je ne saurais bientôt plus soutenir l’effort que cette Sainte pouvait me retourner. Quant à mes prunelles, de s’effondrer vers le bas, mon champs de vision se faisant plus flou.

– Je suis Morrigan, Cardinale de la Mort.

Une idiotie de me présenter ainsi, quand on considérait la guerre en cours entre Athéna et Arès. Depuis récemment, les armées du Sanctuaire étaient revenues de la Transylvanie et plusieurs vies avaient été sacrifiées dans les citadelles du Siebenburgen. Dans ce contexte, confier mon allégeance près du bastion de la Sagesse était bien la dernière chose à faire. Et pourtant, ce fut mon choix. Irrationnel. Mais aller contre la raison, n’était-ce pas la meilleure manière de se convaincre de l’existence de son libre-arbitre ? Cette Sainte pouvait bien faire ce qu’elle voulait à partir de maintenant. Elle m’avait offert son hospitalité, mais ça n’aurait pas été lui rendre service que de la suivre là où elle était hébergée sans ne rien dire sur qui j’étais.

Je n’avais senti aucune résistance sous ma poigne. Pas même une tentative de se retirer, de jauger la détermination de mon étreinte. Oh… bien sûr, il était demeuré dans sa posture des signes qui ne trompaient pas sur sa garde… mais cela revenait à accepter de s’exposer au premier coup à une distance dangereuse. Si je doutais de la sincérité de sa prise de risque ? Bien sûr que non. Tout au plus cette Sainte me conforta-t-elle quant au fait que sa décision était bien réfléchie. Oui, il aurait été plus sage de simplement laisser aux décisionnaires du Sanctuaire le soin de mettre hors d’état de nuire une menace. Pourtant, son désir avait été autre.

Ce qui la tenait là… de la confiance envers les siens ? Non pas une confiance qui reposait sur la capacité de ses camarades à la sauver. Plutôt, une confiance quant au fait que les plaines seraient sécurisées après que son sang ait été versé. Ainsi, nous serions deux à être tombées dans une tragique affaire. En temps ordinaire, je n’aurais jamais pris le risque de m’aventurer sur ces terres hostiles ; encore moins de cette manière. Oui… on pouvait dire que je n’avais pas toute ma lucidité. À se demander si je ne cherchais pas à me punir pour une peine sur laquelle je n’arrivais pas à poser de mots… Mais elle ? Comment pouvait-elle me rejoindre dans cette folie ? De la foi ? Mais en quoi ?

Que sa main se pose sur mon bras, me revenait aux oreilles une invitation répétée qui méprisait mes tromperies. Avait-elle entraperçu des contradictions dans mes intentions ? Ma faiblesse était-elle si évidente, même à une étrangère ? Quand je la relâcha pour me présenter, l’éclairer sur mon allégeance, je ne perçus pas même la plus petite hésitation de m’attaquer ou de s’échapper. Non, à la place, je l’entendis se présenter à son tour, ouverte à entretenir l’échange. Fermant mes paupières dans l’ombre d’une douleur invisible, je me sentis perdre mon énergie sur mes appuis jusqu’à me faire arriver au sol. Une main me retenait de m’effondrer complètement. Un abattement qui n’était pas celui du corps, mais plutôt de l’esprit.

Me voûtant légèrement vers l’avant, je rouvris les yeux pour poser mon regard vers le bas. De mon autre main, j’effleurais l’herbe avant d’atteindre la terre. Je grattais la surface de mes doigts, creusant à quelques centimètres afin d’en découvrir les racines. Des racines sur lesquelles je m’arrêtais quelques instant avant d’en arracher une partie dans le creux de main. Introspective, je sondais l’herbe jusqu’à ses racines, pour ensuite passer sur les pellicules de terre qui s’étendaient sur ma peau.

– Ta vie est précieuse, Argus. Et si ta dévotion est admirable, tu as plus important à protéger. Il n’y a aucune honte à porter cette faiblesse.

Comme ennemie, je lui faisais d’étranges reproches. Ceux d’être venue s’exposer à moi, de s’être ainsi approchée et de n’avoir pas cherché à fuir quand je lui en avais donné l’occasion. Toutes les conditions avaient été réunies pour que s’éveille son instinct de conservation. Quelque chose que cette enfant n’avait pas écouté. Quelque chose qui pourrait bien un jour la tuer. Une pensée qui m’était douloureuse pour une raison personnelle. Relevant mes prunelles pour rencontrer à nouveau celles de mon interlocutrice, je força un sourire que j’avais longtemps naturellement porté. Un sourire d’une profonde bienveillance.

– Tu es une bonne personne. Peut-être trop, pour ton propre bien.

Et si cela pouvait être un défaut, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver de la reconnaissance. À la fin, ces risques, cette fille les avaient pris pour moi. En quoi avait-elle foi ? Sans doute, en l’humanité. Et je ne pouvais condamner cela. Je ne pouvais tuer ce beau rêve que j’entrapercevais. Car après tout, il était la preuve que s’il pouvait mourir dans mon esprit, il pouvait tout aussi bien naître chez un autre. Un songe vouant à une fragile espérance. Mais c’était déjà bien plus que j’avais espéré en venant là. Aussi, me relevais-je doucement, traversée d’un questionnement bien égoïste. Me serait-il permis de m’oublier, l’espace d’une soirée ?

– Et je suis heureuse d’avoir trouvé une telle personne pour m’héberger ce soir.

Relâchant au sol ce que j’avais arraché à la terre, je frotta un peu des mains, disposée à suivre cette jeune Sainte.

Citation :

Pas de souci va ! L'important est que tu sois en forme à présent !

Il y avait décidément une prévenance étonnante chez cette Sainte. De ces attentions frappées du sceau de l’incongruité si elles étaient portées dans l’enceinte de la Citadelle de chair. Lorsqu’une personne s’y effondrait d’ordinaire, charge à elle de se relever ou de s’offrir à la putréfaction. Il ne fallait pas s’attendre à la moindre aide. Et de ces réalisations, les Berserkers développaient une faculté à intérioriser leurs tourments. Ne laisser s’échapper aucun signe de faiblesse. Et à étouffer ainsi leurs sentiments, de les charger silencieusement dans leur ventre jusqu’à les faire exploser dans des accès de violences. Un environnement où chacun était enfermé avec ses propres problèmes, sans d’autre alternative pour les libérer que de verser le sang, la rage et la démence.

Oui, la source de leur bestialité n’était au fond pas plus compliquée que cela. Tous suivaient cette même route. De cela, je m’en étais parfaitement rendue compte toutes les fois où je venais leur prêter mon oreille, mes attentions. Un exercice qui n’avait rien de naturel. Pire. Les indices d’une embuscade ? Au Dédale, la bienveillance s’attirait au mieux une méfiance. Sinon, une vive répulsion. Et sans doute que les efforts y changeraient peu car en effet, à abaisser ses défenses, on s’exposait aux trahisons.

Qu’elle s’enquiert de mon état, je m’interrogeais dans le même temps, silencieuse. Me trahirait-elle si je baissais ma garde ? Inconsciemment, je la jaugeais du regard. Et il faudrait attendre que je me rende compte de mes cheminements pour fermer les paupières avec une expiration de la narine qui ressemblait à un rire teinté d’ironie. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, au fond, que je saute les pieds joints dans un piège ? Ce ne serait là qu’un juste retour des choses en punition à l’ambiguïté de mon attitude. Moi ? Une commandante des armées d’Arès ? Quelle blague…

D’évidence, Argus était beaucoup plus en phase avec son armure que je l’étais avec ma cuirasse. Elle protégeait la Vie. Et de ses lèvres, cela sonnait parfaitement naturel. Oui, son attitude pouvait bien améliorer le monde. Seulement, la réponse était-elle vraiment aussi simple ? Cette naïveté, je l’avais eu jusqu’à récemment. Et il avait fallu passer de vie à trépas pour m’en rendre compte. Les belles paroles. Les bonnes intentions. Tout ça n’était que de la matière friable, soluble. Il ne suffisait que d’un peu d’eau pour les faire s’évanouir dans l’écoulement naturel des événements. Le Monde ne vient pas de Soi, après tout. Un jour, cette jeune fille se rendrait également compte que l’eau ne se mélange pas avec l’huile. Ce jour venant, comment réagirait-elle ?

Enfin… je ne souhaitais pas vraiment gâcher par mes doutes cette joie authentique qu’elle me partageait. Je la suivais, intérieurement attendrie par la sollicitude de ma guide qui se retournait plusieurs fois afin de s’assurer que je me portais toujours bien. Pour autant, à mesure que nous avancions, ce mal-être mordait de plus en plus fortement mes sens. Oui, je manquais d’énergie. Une forme d’épuisement qui n’avait rien de physique. Plutôt de ceux qui peuvent bien nous immobiliser des jours durant. Car de ces blessures invisibles, le temps seul ne permettait pas d’en récupérer. Il fallait lutter dans son esprit. Un combat éprouvant dont on pouvait tout aussi bien ne jamais ressortir vainqueur.

Le regard bientôt creux et les yeux légèrement humides, j’en venais à oublier ce que je faisais, aveugle à mon environnement. Je suivais simplement cette jeune guerrière qui pouvait bien m’amener où elle le souhaitait. Je serai sortie de mes pensées à la voix d’Argus. Nous étions donc arrivées et je n’avais pas posé mot le long de notre marche. Je força tout de même un sourire lorsqu’elle me présenta généreusement son refuge.

– Tu as beaucoup d’amis ? Tu penses que ça ira ?

Effectivement, ces derniers m’accueilleraient sans doute avec moins de confiance que la personne qui m’avait guidée jusqu’ici. Non pas que ça me dérangeait, mais je m’inquiétais plutôt des problèmes que mon interlocutrice pouvait bien courir par ma faute. Du reste, j’étais disposée à toujours la suivre et la laisser prendre la main pour la suite. D’une façon surprenante, j’étais à présent une invitée à quelques lieues du Sanctuaire. Serai-je pardonnée pour cela ?

– Oui, je n’aurais pas grand mal à jouer le jeu.

Disais-je avec une ombre d’amusement. En effet, par certains aspects, je n’étais pas dans ma meilleure forme. Et il était assez remarquable de relever comment les personnes réagissaient lorsqu’un semblait se retrouvait dans une telle situation de faiblesse. Ce qui se dégageait de chacun des mots de la jeune fille était foncièrement chaleureux, de quoi m’inspirer un sourire doux. J’en venais à oublier quels dangers je courrais ici.

Cela se voyait probablement dans le peu d’hésitation que je trouva à avancer le pied à l’intérieur de cette masure. Si j’avais jusque là porté peu d’attention à mon environnement, il apparaissait ici que mon regard s’éclairait d’une légère lueur de curiosité.

– Cela sera bien suffisant.

La porte refermée à mon dos, la pièce était éclairée par ces lampes, succédant à la lumière naturelle d’un soleil sur le point de s’évanouir dans l’horizon. Le soir approchant, la tranquillité se marquait un peu plus. Dans ce village, tous lui faisaient confiance, donc. Une affirmation que je n’irais pas remettre en question devant la prévenance dont j’avais été témoin. Cette Sainte était une petite perle contre qui il était fort peu naturel de diriger de mauvais sentiments. Elle devait effectivement avoir de bonnes qualités fédératrices. Une force qu’elle avait pris le temps de cultiver.

Prenant place sur la chaise qui m’avait été présentée, je profitais de l’ambiance paisible des crépitements du feu et du bouillonnement à venir de la marmite. J’en étais arrivée à oublier la prudence. Une nécessité qui me serait rappelée par mon ennemie, ironiquement. Je voyais donc quelles herbes seraient infusées dans ma boisson.

– En effet. L’une de mes subordonnées avait pris l’habitude de me faire goûter ses infusions. Elle prenait beaucoup de plaisir à explorer de nouvelles saveurs, très satisfaite de me surprendre à chaque fois. Ça ne m’a jamais fait de mal, bien au contraire.

Des souvenirs qui faisaient monter une vague nostalgie qui me semblait déjà fort lointaine. Décidément, la Mort avait un grand pouvoir pour distordre le temps. Ce fut donc sans vraiment chercher à inspecter dans le détail les ingrédients de mon hôte que je la laissais préparer sa concoction. De même, je ne la surveillais pas particulièrement, demeurant dans une introspection qui me faisait regarder le vide devant moi, le menton reposant dans le creux de la main tandis que le coude s’appuyait sur la table. Je m’accordais ainsi un moment de relâchement.

– La vie me paraît si différente, ici. Je peux comprendre ce qui peut mener des guerriers à donner leur vie pour protéger de tels endroits.

Oui, intérieurement, j’en venais à souhaiter que ce moment de paix ne s’arrête jamais. Bien sûr, je me doutais bien qu’Argus devait particulièrement dénoter parmi ses camarades… Toujours était-il que plusieurs signes invraisemblables aux terres Slaves sonnaient ici comme des normes. De quoi me faire entrevoir des réminiscences de ce combat. Je me souvenais des mots de cet adversaire. Des mots dont l’écho m’inspiraient un frisson de malaise.

– T’es-t-il déjà arrivée de penser que tu n’avais ta place nulle part ?

Une question qui pouvait sembler brusque. Mais pourtant, énoncée avec grand naturel. Je venais d’énoncer à voix haute ce qui venait de me traverser l’esprit.

Une vie tout en simplicité. Argus côtoyait des dormeurs dans un cadre qui soulignait son humilité. Car si elle n’était d’évidence pas un chevalier d’or, son statut devait suffire pour lui offrir de meilleures conditions de vie que cela. Non pas que ça allait m’importuner. À la vérité, je trouvais ça rafraîchissant, à mille lieux des tracas à incarner une guide inflexible pour une armée que le Pontifex voulait la plus indestructible. Tous ces efforts… et pour quel résultat ?

Si je ferma un instant des paupières, je me forçais à évacuer cette mauvaise pensée qui m’empêcherait autrement de profiter de cette étrange complicité avec cette Sainte. Sa joie authentique avait quelque chose de contagieux. Après tout, n’étirais-je pas mon sourire devant la satisfaction qu’Argus trouvait à mon assentiment devant ses assortiments d’herbes ?

Quand elle s’engagea aux préparatifs, je profitais à mon niveau des effluves agréables qui en vinrent rapidement à flotter dans l’air. Jusqu’à maintenant, je m’étais étonnée que cette suivante d’Athéna ne m’ait pas plus posé de questions. Était-elle retenue par une peur inconsciente ? Ou attendait-elle simplement que je lui tende la perche comme je venais de le faire ? Lorsqu’elle m’interrogea sur les terres slaves, je serais songeuse quelques temps.

– Ce n’est pas aussi terrible qu’on l’imagine. Oui, le Dédale est foncièrement monstrueux, mais ce n’est pas comme si ses résidents l’étaient tout autant. Nous sommes parvenus à refaçonner cette Citadelle davantage à notre image. Je pense que tu apprécierais de visiter mon domaine.

Il fallait que les mots dépassent mes lèvres pour me rendre compte de la stupidité que je venais d’énoncer. De quoi m’inspirer une légère grimace qui ne s’éternisa guère très longtemps sur mon visage. Dans le même temps, un sentiment désagréable me parcourait. Comme d’être rappelée à ce qui m’avait tué.

– Enfin, le Monde est ce qu’il est. Nous ne nous entendrons jamais.

Des paroles qui pouvaient sonner bien fataliste. Mais n’était-ce pas la réalité qui s’était imposée à moi pendant cette bataille ? Même avec les meilleures intentions du monde, j’étais et j’aurais été impuissante à concilier nos deux Mondes afin de faire coexister nos aspirations à vivre. Simplement parce que ce que je désirais était en profonde contradiction avec ce que les miens portaient en eux. Avais-je eu une trop haute estime de mes semblables ? Ou alors, avais-je péché par arrogance ?

Toujours était-il qu’à mon intonation, je n’avais pas traduit d’hostilité particulière envers Argus. Tout au plus, le signe d’un découragement. Comme si je me résignais dans mon impuissance. Et pour m’être présentée jusqu’ici, ça ne confortait que plus l’état de perdition dans lequel je me trouvais. Je n’avais jamais été aussi vulnérable. Et par là, je n’avais jamais possédé autant d’empathie.

Quand Argus en vint à se confier, une lueur d’attention illumina mon regard tandis que ma tasse m’était servie. L’occasion pour moi de sortir de mes problèmes en vue de m’investir pleinement dans ceux de mon interlocutrice. Évidemment, même dans cette partie du Monde, la Vie ne pouvait être aussi idyllique. Une ancienne esclave, donc.

– Les humains sont nombreux à asservir leur prochain pour se rassurer. C’est là une faiblesse qui empêche l’âme de grandir. Quant à toi… Tu aurais eu toutes les raisons de te complaire dans tes souffrances. De prétexter de cela pour stagner et nuire à ton entourage comme un fruit toxique. Mais au lieu de ça, tu as choisi la voie la plus difficile.

Prenant à mon tour ma première gorgée de thé, je ne chercha pas à préciser ma pensée. Sans doute verrait-elle où je voulais en venir. Sans doute pas. Je m’étais habituée à être incomprise par mes semblables. En serait-il de même ici ?

– Je peux te le dire comme je le ressens… Tu es forte.

À cet instant, j’éprouvais une sincère joie à l’idée que cette jeune fille soit parvenue à trouver sa place dans ces contrées. Un sentiment qui se voyait sur mes traits. Je ne faisais pas de mauvais esprit. Par certains aspects, même, je l’admirais pour une qualité que je jugeais rare chez les humains.

– Tu es forte et tu prépares du bon thé. Tes amis sont chanceux de t'avoir parmi eux.

Disais-je en sirotant à nouveau ma boisson avec un sourire que je voulais plus léger.

– Parce que cet arbre aux feuilles rouges dominant ce lac est encore la plus belle vision que j’ai eu. Une bibliothèque tient dans son ventre. Et plus profondément dans son cœur, j’y trouvais le lieu pour me recueillir. Ce qui se rapprochait le plus d’un foyer, pour moi.

Mais sans doute, en répondant à la question innocente d’Angus, ne parlais-je qu’à moi-même. Si ce domaine m’inspirait du bien, je savais que mon interlocutrice n’aurait jamais le loisir de l’apprécier. Simplement, car sa vie serait fauchée bien avant d’y arriver. Une réflexion sotte, en définitive. Ce pourquoi je ne m’étendrai pas davantage dessus. Cette vague nostalgie se trouvait rapidement gâchée par la réalité de la vie qu’on y trouvait, quand bien même je m’étais efforcée à changer cela dans mon armée.

Que restait-il de ces efforts à présent que j’avais démontré l’erreur que fut ma précédente incarnation ? Ceux qui meurent ont toujours tort. Si on veut grandir, il convient de retenir l’exemple de ceux qui survivent. En cela, mes soldats devaient oublier mes leçons. C’était là la première que je leur avais donné et la plus importante.

En outre, je n’avais pas été aveugle aux changements d’expression de mon interlocutrice lorsque je ferma l’alternative d’une entente entre nos deux camps. Précisément, parce que ma vision était morte. Avec elle, les espoirs de paix… Avais-je déjà possédé de tels espoirs ? Portant mon attention sur cette pensée, j’identifiais un paradoxe, une contradiction avec mes expériences passées. Je me souvenais de mes mots. De cette nécessité réfléchie de tuer ce qui empêchait la Vie de trouver son chemin. Des barrières qui demandaient bien quelques sacrifices pour être brisées. J’en étais persuadée.

Mais que restait-il de ces convictions ? Avais-je cessé de croire que la Vie trouverait son chemin si les Berserkers devaient être libérés de leurs chaînes ? Avais-je cessé de croire aux rêves de Zvezdan qui nous vouait à la liberté ? Avais-je cessé de croire en l’alternative que je pouvais porter à la place de cette soif de destruction aveugle qui mordait la raison de tous mes semblables ? Pourquoi fallait-il que l’évidence ne m’apparaisse qu’en échangeant avec des ennemis ? Comme si la Vérité ne pouvait être que ça… Comme si rien ne pouvait naître de là d’où je venais. Un désert stérile m’étreignant dans sa nuitée glaciale.

Il fallait que ce soit les remerciements authentiques de cette Sainte qui me réchauffent l’âme. Ici, mes mots atteignaient quelqu’un. Et si cette chaleur douce tranquillisait mon esprit, la dernière confession d’Argus eut sur moi un effet qui me fit instantanément perdre mon sourire. Qu’étais-je en train de faire ? Pourquoi fallait-il qu’à cet instant, je me dégoûte à ce point ? D’où me venait ce sentiment insupportable de trahison ? Détachant mes yeux de ceux de mon interlocutrice, je me relevais pour me détourner de quelques pas, chancelante, avant de me figer à nouveau, le regard dans le vide.

– Mais qu’est-ce que je fais…

Relevant les yeux vers la sortie, je voulus momentanément tout oublier. M’avançant en cette direction, une douleur me saisit au ventre dès lors que j’atteignis le seuil de la porte. Posant genou au sol, je transpirais, la peau se faisant plus pâle. Si mon visage était incliné vers le sol, la paume de ma main touchait le bois de cette porte, jusqu’à ce que l’abattement la fasse tomber à terre. Les yeux humides, je ne parvenais plus à forcer le masque.

– Pourquoi suis-je revenue…

Les lèvres crispées et les larmes tombantes, je ne pouvais pas ignorer plus longtemps la vérité qui se répandait en moi à l’instar d’un poison mortel.

– Je ne suis qu’une imposture…

Faut-il toujours avoir besoin de se cacher des autres pour ne pas se sentir à sa place ? Certainement. Non pas que j’évitais la route de mes semblables, bien au contraire. Comme guide, j’avais cherché à les accompagner, à regarder en eux. Et à ainsi porter mon attention en autrui, j’en oubliais de regarder en moi-même. Pourtant, n’avais-je pas senti cette dissonance ? À moins que ce ne soit que de la distance ? Me cachais-je alors, inconsciemment ? M’empêchais-je de regarder, toute spectatrice que je pensais incarner ?

Certainement, encore. Il suffisait de voir où j’en étais arrivée. J’imposais à la Sainte un déballage pathétique de mes émotions. Défaillante, je perdais ma maîtrise, mon sang froid. Je me dégoûtais pour cela. Mais quand bien même, j’échouais à me reprendre. Je cédais, et il fallait que ce soit la chaleur d’Argus qui m’aide à retrouver un semblant de calme. Un repère fragile, mais ô combien essentiel à cet instant où je me perdais dans mes tourments. De quoi me retenir de craquer, de franchir une ligne à ne pas dépasser. Une voie autodestructrice empruntant les airs d’un chant du cygne sinistre.

Silencieuse, j’accueillais les mots chaleureux de cette servante d’Athéna. Une invitation à laquelle je ne me sentais pas de m’opposer. Aussi, la laissais-je me soutenir tandis que nous nous avancions vers cette chambre. Sur le chemin, des murmures glissaient de mes lèvres.

– Je suis désolée…

Cette culpabilité ne cessait de me ronger et m’empêchait de prononcer d’autres mots. Sans doute ma jeune interlocutrice l’avait-elle réalisé, se gardant de toute question qui n’aurait d’effet que de menacer encore davantage ma raison. Arrivée au lit, j’irai m’y reposer, prenant soudainement conscience d’un poids invisible sur mon corps qui m’empêcherait de me relever. La sueur en venait à glisser sur ma peau, éprouvant un état où mes émotions affectaient brusquement ma forme physique.

Malgré tout, en dépit de cette détresse, pour la première fois, je trouvais l’opportunité de me reposer véritablement. Comme si je prenais enfin conscience qu’à ce moment, je pouvais relâcher ce que j’avais gardé en moi durant tout ce temps. Aussi, très rapidement, me retrouverais-je simplement à m’endormir, fiévreuse, de quoi donner à mon hôte de l’espace. Elle pouvait bien faire ce qu'elle voulait à présent.

Les paroles près de moi m’apparaissaient comme de lointains bruits de fonds inintelligibles. J’en étais venue à ne plus vraiment discerner l’environnement qui m’enveloppait. Quelque chose qui désormais, m’étouffait, me noyait dans les profondeurs de ma psyché évanescente. Où étais-je ? À cet instant, je voudrais porter ma voix pour trouver une réponse. N’importe laquelle… du moment que cela ne faisait pas partie de moi. Car de hantises, me gagnaient celles de réaliser ma chimère de conscience.

Pour m’en préserver, je cherchais à attraper n’importe quoi du bout de mes doigts. Seulement, à l’instant que je refermais mes mains, il me fallait supporter le vide au creux de mes paumes. Non… cette sensation était bien pire… Je ne ressentais plus le sang dans mes veines, les veines dans mes organes, les organes dans mon corps, le corps dans mon âme, l’âme dans cette vie, la vie dans ce monde. Simplement, ce Rien.

– Déjà, tu abandonnes ?

Dans ce froid mordant duquel je me risquais à encore défaillir, je les retrouvais, ces présences qui m’avaient accueilli là où j’étais vraiment née. Ou alors, était-ce seulement le fruit de mon imagination ?

– Je sais qui je suis. Je ne l’ai pas oublié. Inutile de me rejouer votre comédie…

Une scène que je me refusais à revivre. Que je souhaitais au moins contenir. Éloigner de mon esprit cette terreur pathétique de rejoindre la destinée de mes sœurs.

– Pourtant, toi-même, tu recommences à fredonner ce refrain idiot.

Les silhouettes familières de ces serpents maudits surgissaient de l’ombre pour voleter dans des mouvements dansants autour de ma raison fragile. Elles étaient trois. À la provocation de la deuxième, la troisième prenait le relais pour chantonner une complainte tournant en dérision la faiblesse que j’avais traduit la première fois devant elles.

– Est-ce que tu consens à nous revenir ?

Bien sûr que non. Elles pouvaient se moquer, je croyais toujours aux derniers mots que je lui avais adressé. Je pouvais bien souffrir, c’était toujours posséder quelque chose. Morte, je n'avais plus rien à espérer. Il ne me resterait plus qu'à endurer cette agonie de solitude.

– Que vas-tu faire, alors ?

Je pouvais m’y attendre… je n’avais pas besoin de leur répondre pour qu’elles suivent le cheminement de mes pensées. Et de questions, elles trouvaient le moyen de poser le doigt là où ça faisait le plus mal, sans s’en donner l’air. Songeant aux possibilités qui s’offraient à moi, me venaient évidemment les courtes réminiscences de ma vie au Dédale. Des expériences éphémères, et pourtant, je souffrais déjà rien qu’à m’y projeter à nouveau. Alors oui… qu’est-ce que ça serait d’ici un mois ? Un an ? Dix ans ? Allais-je vivre si longtemps, de toute manière ? À quoi aurais-je consacré cette renaissance, auquel cas ?

– Tu es bien égoïste. Et ces hères égarées que tu t’étais promise de guider ?

Qu’y avait-il à guider, en vérité ? Pouvait-on sauver ce qui ne voulait pas l’être ? Dans cette Citadelle macabre, je n’avais rencontré que cela. Et quand bien même il me serait resté le plus petit espoir de changer cela… quelles leçons avais-je tiré de cette guerre ? Étais-je égoïste à accepter enfin de regarder la réalité en face ? Des espérances doucereuses empreintes de la vanité la plus silencieuse.

– Et ta mère ? Tu vas simplement faire comme si elle n’avait jamais existé ?

Ce murmure qui vint se rapprocher au plus près de mes oreilles recouvrit la sensation d’une lame plantée profondément dans mes entrailles. J’éprouvais une douleur brusque se changeant bientôt en une affliction achevant de dissiper le fragile morceau de raison qui me permettait d’écouler mes pensées.

Momentanément, j’étais aveuglée par une lumière. Je sentais le poids de mon corps. La chaleur des draps. La sueur trempant mes habits. Un tissu humide sur le front. Mes yeux dansaient frénétiquement dans leurs orbites, passant simultanément sous les paupières et en dehors, comme si je me trouvais dans un semi état d’éveil. Lorsque je crus saisir une ombre dans mon champ de vision troublé, mon esprit me fit voir pendant une fraction de seconde le visage de cette personne qui m'avait vu naître.

– Ghanima ?

M'emportant dans un sentiment de panique, je perdis la totale maîtrise de moi-même. Or, lorsque disparut cette présence maternelle qui m’avait pourtant parut si réelle, un puissant sentiment de manque prendrait le pas. La confusion d’un réveil brutal n’avait pas encore disparu que je cédais encore dans une crise de larmes où je montrais ce que j’avais de plus laid en moi. Mais il fallait bien passer par là pour retrouver un semblant de calme et reconsidérer dans quelle situation je me trouvais. Combien de temps s’était-il passé depuis que j’avais perdu connaissance ?

Doucement, j’étais ramenée à la réalité par la voix fébrile d’Argus. Je pouvais bien être sonnée à l’instant du réveil, à présent, je me rappelais de ce qui m’avait vu arriver jusqu’ici. Dans ce village. Sur ce lit. En la compagnie d’une Sainte. J’étais à l’abri dans la gueule du loup. Pour cette raison ambiguë, je retrouvais mon calme. Plutôt qu’une silhouette trouble, je trouvais celle de cette jeune fille qui était demeurée à mes côtés.

– Vraiment… Je ne te comprends pas…

Une confidence qui m’avait échappé spontanément. Après tout, n’étions nous pas des ennemies ? Pourquoi diable consacrait-elle tant d’efforts à m’assister ? Qu’espérait-elle y gagner ? À la regarder, je ne lisais pas l’ombre d’une malice, pas même d’une arrière-pensée. Alors quoi ? Étais-je la seule à être déréglée ? Drôle d’ironie. C’était donc ça de se trouver à cette place. Jusque là, je n’avais fait qu’écouter. À présent, j’étais celle qui déballais sans pudeur le couvert de mes angoisses. À cet endroit, j’étais la folle-à-lier.

Fermant un instant les paupières, alors même que je me trouvais si proche d’une personne bienveillante, j’éprouvais de cette distance. Comme si mes pensées ne pouvaient l’atteindre. Comme si un mur infranchissable nous séparait. Quels mots pouvais-je bien délivrer à cet instant ? Qu’est-ce que je pourrais dire qui ferait bouger les lignes ?

– Je n’amène avec moi que des problèmes… Je ne te rends pas service.

Un bel euphémisme que cela. Refuser de regarder la vérité en fasse, c’était courir sans réfléchir en faisant fi du précipice qui attendait plus loin. Depuis quand mes décisions étaient-elles devenues si dénuées de sens ? Sans doute depuis que j’avais perdu la notion du sens dans mon existence. J’ignorais d’où je venais. J’ignorais où j’allais. J’ignorais où je finirais. Je courrais les yeux fermés tandis que cette suivante d’Athéna ouvrait les siens sur mes tourments. Posant le dos de ma main devant mes prunelles, je laissais traîner un silence avant de reprendre la parole.

– J’ai entendu dire que vous autres Saints aviez bâti des temples sur la route menant à votre déesse. Chacun d’entre eux est défendu par un élu d’Athéna. C’est bien cela ? De là d’où je viens, j’ai échoué à faire tomber l’un d’entre eux. Je n’imagine pas le Pontifex pardonner cela. Pas après ce que je lui ai promis. Je ferais mieux de faire tomber autant de tête que je le peux chez l’ennemi si je veux pouvoir le regarder en face. Peux-tu comprendre ça ?

À cet instant, je découvrais totalement ma garde. À quoi bon faire montre de prudence à ce stade ? Cette fille avait eu une large occasion de me nuire. Regrettait-elle à présent de ne l’avoir pas fait ?

[Ce n’est rien va, l’IRL avant tout, je n’ai pas non plus un rythme exemplaire ^^]

Enfermée dans ma prison de tourments, j’étais aveugle aux bonnes intentions de mon interlocutrice. À nouveau, comme un sortilège, elle me répétait sa volonté de m’aider. Et l’entendant, j’ignorais si cela me réconfortait ou me blessait. Je m’insupportais à échouer à contrôler le chaos de mes pensées. Un indice peut-être, sur ce simulacre d’existence qui me caractérisait… Ou cherchais-je simplement une excuse pour souffrir ? M’adonnais-je à la complaisance ?

Mon attitude avait quelque chose de risible et pathétique. Était-ce comme le disait Argus le résultat d’un épuisement moral devant la violence de la guerre ? Si c’était le cas, je faisais une cardinale déplorable. Les soldats peuvent défaillir. Mais les commandants ? C’est ainsi que tombent les armées. Avait-on seulement remporté les combats au sein du Siebenburgen ? Rien que cette information élémentaire, je ne la possédais pas. Allais-je pour autant le demander ? Non. Qu’est-ce qui m’en empêchait ? Peut-être, la peur d’entendre qu’Arès l’avait emporté.

Portant la main au visage, l’extrémité de mes doigts compressait ma peau alors que je serrais les dents. Je me détestais pour ces pensées… Je me détestais d’autant plus qu’elles suggéraient la mort de cette femme qui m’avait vue naître. Il fallait que je sois châtiée pour écouler mes émotions. C’était ce dont j’avais besoin. Ne courrais-je pas vers ça, de plus en plus consciemment ? Quand la jeune Sainte évoqua ce qui m’attendrait à l’initiative de défier les chevaliers d’Athéna, je ne réagis pas. Était-ce de l’indifférence pour ce qui pouvait advenir ? À ce stade, je me demandais même si ce n’était pas là le sort que je me souhaitais. Il serait même plus simple que tout s’arrête dès à présent.

Seulement, au lieu de ça, je sentis cette ennemie s’approcher pour m’étreindre. Elle s’entretenait dans sa nature chaleureuse et cela avait quelque chose de fondamentalement désarmant. À cette proximité, je pouvais lui murmurais un mot résigné.

– Je te l’ai dit, non ? J’ai perdu cette force. Te blesser ? Je n’y ai jamais songé. Où trouverais je d'aussi bonnes infusions, autrement ?

Dans une inspiration profonde, je me forçais de retrouver un souffle de vie plus authentique. À quoi bon m’acharner encore dans ces pensées sombres ? N’avais-je pas pris ma décision, devant lui ? Dans cet arrêt momentané, mes pensées s’accéléraient avec une fluidité renouvelée. Retrouvais-je un peu de lucidité ? En tous les cas, si j’avais perdu la force de blesser, j’avais également perdu celle de pleurer. Alors, je n’avais plus qu’à avancer. Vers quoi ? Il fallait qu’à cet instant, le souvenir d’une discussion avec ma mère me revienne. À ces réminiscences, un sourire invisible de se découvrir de manière éphémère, pour s’effacer sitôt que je rompais l’étreinte pour chercher à me redresser. Ceci fait, je cherchais le regard de ma vis-à-vis.

– Tu as gagné. Je pense que je vais rentrer.

Pour faire quoi ? Je l’ignorais. Peut-être irais-je simplement me perdre je ne sais où. Songeuse, je demeurais un temps immobile. Le temps de me faire une réflexion.

– Je comprends à présent ce qu’il cherchait à protéger.