[4 avril 553] Pas de mariage et deux enterrements (Solo)

Un regard vers le plafond.
Un regard vers le temps qui passe inexorablement.
Un regard qui ne regarde pas vraiment, mais se contente de fixer.

La vaste pièce qui servait de chambre respirait le silence tandis que les rideaux fermés laissaient entrevoir à peine quelques rais de lumière déjà tamisée par la surface du dôme de Poséidon. En train de faiblir.

La Toreador gisait entre ses coussins et couvertures, immobile. Est-ce qu'on viendrait la chercher si elle décidait de rester ici en tête à tête avec ses souvenirs ? Ses serviteurs probablement. Ypomena aussi. Les autres ? Sans certitude. Elle se redressa en position assise, sa robe de nuit retombant droite dans un léger froissement de tissu. L'habitude conduisit sa main vers la table de chevet, y trouva son peigne et elle commença à remettre de l'ordre dans les fils d'argent ébouriffés par la nuit de sa chevelure. Lasse.

***Lorelei ne devrait pas tarder...***

On frappa à la porte. Un temps d'arrêt, puis la servante entra. Derrière elle, Ypomena Toreador Arkantea un plateau dans les mains, ainsi que les deux autres serviteurs du manoir, chacun tenant avec précautions ce qui semblait être des toiles de peintures recouvertes d'un linge. Ils déposèrent leur chargement sur le bout du lit pendant que les rideaux dévoilaient un peu plus de lumière, et se retirèrent après un salut sobre mais respectueux. La mère de famille attendit que la porte fût refermée dans son dos avant se s'approcher à son tour.

"Mère ?
-Je me suis dit que pour une fois, nous pouvions oublier le cérémoniel habituel, la fête de famille, la remise des cadeaux devant tout le monde, les invités par poignées. Je me suis dit aussi que je voulais faire quelque chose pour toi, pour t'aider à aller mieux dans cette période difficile. J'ai cuisiné moi-même ce matin, et Poséidon sait que j'en avais perdu l'habitude."

Calypso baissa les yeux sur le petit-déjeuner, appétissant et composé avec amour. Cela pouvait sembler dérisoire dans cette période de troubles et de presque révolte, mais le jour serait pourtant marqué d'une petite pierre blanche malgré, et cette attention réchauffa quelque peu le cœur de l'héritière. Elle se pencha pour étreindre sa mère avec tendresse.

"Trente ans, ma petite fille... Le temps passe si vite.
-Je sais. C'est... troublant en quelque sorte. Je n'ai jamais eu l'impression d'y être déjà. Comme si je m'étais arrêtée bien avant."

Ypomena sourit, et elle sut qu'aucun joyeux anniversaire ne serait souhaité de vive voix. Car avec les deuils de son père et d'Orphéus, le constat de cette décennie achevée, Calypso ne pouvait pas être joyeuse. Simplement... apaisée un peu. Elle se leva et prit la première toile, la plus grande, pour la présenter à son enfant.

"Je veux que tu saches que quoi qu'il arrive, tu seras toujours notre plus grande réussite. J'ai attendu aujourd'hui pour te le dire, pour que tu en gardes le souvenir qui aurait dû être plus beau dès le départ. J'aurais peut-être dû plus tôt."

Intriguée, la Marina écarta le linge et son regard rencontra celui de son père, immortalisé sur une copie parfaite du tableau qui trônait en face du lit conjugal de la maisonnée. Un peu machinalement, elle jeta un regard vers la statuette de Rudjek, et comprit qu'il n'y avait pas besoin d'être un Oracle pour mettre tout son cœur dans un ouvrage qui saurait toucher l'âme des gens. Dorénavant, il veillerait sur son sommeil depuis son propre mur, avec cet éternel sourire avenant sur son visage, sa canne soutenant son port le plus noble et la chaleur de ses traits. Elle pinça les lèvres tandis que le deuxième tableau, plus petit, arrivait entre ses mains.

"J'espère que celui-ci ne ravivera pas de trop mauvais souvenirs... mais je me suis dit que le meilleur moment ne saurait être mieux choisi."

Les yeux de la lieutenante se remplirent de larmes. Entre ses mains, les jumeaux la contemplaient d'un air complice, parés de leurs beaux atours de pourpre et de blanc. Le tableau devait être plutôt vieux, car Orphéus avait encore ses deux yeux. Leur bleu saisissant lui intimaient la confiance et le courage.

"Maman...
-C'est un original. Je suis allée voir les Merinita personnellement pour leur demander. Et je vais te dire, ils ont refusé jusqu'à ce que je leur explique qu'il était pour toi. Je crois que tu as fait bonne impression au seigneur Cinead, sans parler de Calista, d'Aurora, de leurs parents... Même s'il est un peu petit...
-Merci ! Il... Il est parfait... Il est parti..."

Un sourire baigné de larmes naquit sur le visage figé dans la jeunesse. Qu'il était doux d'avoir encore des êtres à chérir.

Les tableaux trouvèrent bien vite leur place sur les murs vierges de la chambre de l'héritière. Face aux fenêtres, au-dessus du lit, de sorte qu'elle pût les contempler rien qu'en tournant la tête à son réveil, dans la pleine lumière délivrée par les eaux.

Lorsqu'elle parut dans la grande salle à manger, Calypso fit forte impression pour les employés de la maisonnée : parmi sa palette de couleur habituelle, le noir avait soudainement remplacé le blanc. S'ils en comprenaient la raison, ils remarquèrent tout de même que son visage était marqué par la détermination plutôt que l'abattement. Il y avait des deuils à honorer oui. Tourner la page d'une nouvelle décennie pour entamer une nouvelle phase d'une vie déjà plutôt remplie. Bien que timide au milieu du monde, leur maîtresse avait toujours eu une certaine force de caractère. Si elle s'affranchissait enfin d'Orphéus, cette facette finirait peut-être par s'affirmer et faire d'elle une noble capable de jouer les jeux des grandes maisons sans faillir.

L'entrevue avec Cinead avait apporté des débuts de réponses. Mis en en lumière certaines faiblesses du dieu des Océans, mais aussi rappelé combien Il avait œuvré pour Ses enfants. Peut-être que les protéger tous était hors de Sa portée. Ou bien il pouvait s'agir d'un test pour vérifier lesquels Lui étaient toujours fidèles, et ceux qui s'étaient laissés tentés par les Muiens. Fatalement, Endymion et Nessius faisaient figure d'illustrations chacun à leur manière des rancunes qui pouvaient naître au sein des Atlantes. Ceux qui avaient été influencés par la Surface jusque dans leur sang. Ceux pour qui on ne pouvait dédier autant de temps et d'estime que leurs aînés. Et bien sûr la Toreador s'ajoutait à l'équation des familles plus modestes, plus petites, qui devaient se contenter de leur sort alors que parfois la tentation de demander plus frappait à la porte.

***Le pouvoir ne m'intéresse pas. Hormis s'il me permet de ramener la paix et l'harmonie en Atlantis, je ne saurais qu'en faire. Commençons donc par là. ***

Spontanément, l'héritière ressentit le besoin de rassembler ses gens près d'elle. Sa mère, ses serviteurs, qui partageaient son quotidien sans se plaindre. Elle les remercia pour leur soutien constant malgré la période difficile et les enjoignit à rester en sécurité. La Marina vit l'inquiétude les gagner lorsqu'elle mentionna sa volonté de trouver le meurtrier qui sévissait actuellement pour le mettre hors d'état de nuire. C'était sa mission, au nom du grand Poséidon, et elle l'accomplirait coûte que coûte.