[Mi Février 553] Retour en demie teinte

Provinces byzantines

J'étais partagé.
Partagé entre frustration et satisfaction d'avoir en partie réussi ma mission. Que devenait la flotte face aux coups de boutoirs marinas de Narsès ? C'était là l'affaire de la sirène maléfique. Et si je devais aller lui donner un coup de main, l'ordre viendrait directement d'Orpheus.
Nul doute que le Légat devait déjà être au courant de ma mésaventure, suite au rapport de l'émissaire des Abysses que j'avais envoyé vers lui, mais il devait immédiatement être tenu au courant du récit d'Enkidu.
Une fois parvenu à mon pilier, je me saisis de la bouteille la plus proche, posée sur une table recouverte des restes de la dernière beuverie, et la vidais d'un trait. La force du rhum sur mon palais me redonna immédiatement de la bonne humeur à l'ouvrage.
Je tournais alors mon oeil en direction d'une apparition qui venait de se former devant moi. L'un de mes esprits, ayant pris mon apparence, pour accueillir les éventuels visiteurs. Ainsi donc, j'avais loupé la venue de deux chevaliers d'or ?! L'ironie du tempo me fit éclater d'un rire mauvais.
Le bélier d'or et Silas, que je connaissais d'une précédente aventure, devaient être en sérieuses difficultés, si Orpheus avait bel et bien appris la teneur de l’embuscade menée contre moi.
D'un claquement de doigts, je fis reprendre au spectre sa forme naturelle, celle d'un vieillard muni d'une lanterne, et je lui ordonnais de se rendre immédiatement auprès de la Voix de Poséidon pour l'informer de mon retour.
Soit ce dernier me recevrait devant les chevaliers d'or, pour entendre leurs justifications, soit il garderait mon rapport pour l'après. De toute manière, j'avais bien compris que Narsès avait agi dans le dos du Grand Pope. Un conflit interne au sein des Saints... C'était à se plier de rire. La déesse de la sagesse souffrait-elle de myopie pour ne pas voir se déliter l'unité de ses armées ?
Ou laissait-elle agir Narsès en toute connaissance de cause, prenant le risque de subir l'ire de Poséidon ? Etrange...

Après avoir vidé une première bouteille de rhum, je me laissais choir sur mon trône de bois et d'or, en attendant le message d'Orpheus.
Et je commençais à trouver le temps long. Bah, rien d'étonnant si le Légat comptait échanger avec moi, directement après l'entrevue avec les saints. Il n'empêche...
Je trouvais la coïncidence de la visite de Silas et du bélier, avec l'assaut mené par cet enfoiré de Narsès bien louche. Qui aurait l'intérêt à nous lancer dans une guerre contre nos alliés ? Un lien bancal, certes, mais tout de même...
Les dires d'Enkidu me revinrent alors en mémoire.
Dionysos qui entrait dans la danse. Et semblait ne pas apprécier l'emprisonnement d'Apollon. Cette chère Athéna avait-elle fait preuve d'un manque flagrant de sagesse, en humiliant son frère de la sorte ? Possible. Mais quelque chose clochait...
Le point rassurant demeurait que le seigneur du vin tenait à maintenir les barrières susceptibles de stopper les spectres. Etant le seul général des mers présent lors du bref retour de ces sauvages, quatre ans auparavant, je n'étais clairement pas pressé de les revoir sévir.
Mon regard perdu dans les mouvements du rhum contenu dans la coupe transparente que je tenais en main, je me pris à songer au fameux Stella Rubis.
Ah Nimue... Ma cap'taine... Comme j'aurais eu besoin de toi, en cet instant. Elle avait déjà évoqué cet artefact, mais sans entrer dans les détails. Il me revenait donc de mener mon enquête, en toute discrétion pour en comprendre la nature. Et les effets.
J'avais été victime de ce machin rouge, et je comptais bien en connaître rapidement tous les aspects.
Mais pour le moment, en attendant une éventuelle convocation du légat, autant continuer à picoler, tout en veillant à mon domaine. Non que je songeais à un nouvel assaut plus direct sur nos frontières... Mais je n'avais pas survécu et prospéré toutes ces années, en pêchant par excès de confiance et d'arrogance.

Les heures défilaient avec une lenteur assommante.
Je profitais donc de ce laps de temps perdu pour me remémorer les derniers évènements, de manière à ne rien omettre dans mon futur rapport au Légat. Bon sang... Que pouvait bien chercher Narsès, au fond ? C'était peut être là la question majeure de cette tentative de meurtre à mon encontre.
Nous pensait-il assez ombrageux et stupides pour déclarer la guerre à Byzance et au Sanctuaire, aussi facilement ? Certes, Orpheus pouvait se montrer implacable, mais clairement... De là à entrer directement en conflit avec des alliés potentiels ? Non. Une enquête serait la base avant de trancher.
D'autant plus que j'avais été bien reçu par ce centurion. Premier étonné de la montée de tension entre nos deux factions. Nous étions donc les idiots utiles d'un conflit interne aux forces d'Athéna.
Pour un peu, j'en venais à plaindre les deux chevaliers d'or qui se trouvaient entre nos murs. Quelle humiliation pour eux et leur déesse...
En outre, d'où mes assaillants pouvaient-ils connaître le moment de mon arrivée,e t préparer mon embuscade ? Des taupes chez les troupes de l'Exarque, évidemment. Mais peut être pas uniquement... Beaucoup de nobles familles Atlantes désiraient ma mort en secret. Me jugeant indigne de servir Poséidon, en possédant l'une de ses écailles. Et ma longévité commençait à en agacer plus d'un. Au point de pactiser avec l'ennemi ? Rien n'était à exclure.
Mais à mon sens, le pire dans l'affaire demeurait le sort réservé à ces pauvres prisonniers... De vulgaires pompes à cosmos, voués à se consumer entre les mains de leurs bourreaux. Un sort révoltant.
Une soudaine intrusion dans mon domaine me tira de mes pensées stratégiques. Et un sourire illumina aussitôt mon visage.

Bien... Je vous suis, très chère.

Une invitation offerte par une figure bien connue. Orpheus prenait donc les choses au sérieux. Parfait.
D'une pression abdominale, je bondis de mon trône pour suivre mon guide discret, à travers les brumes de mon propre domaine.

Pilier de l’Arctique