[Juillet 550] Le fruit pourri [PV Nessius]

Sous l’emprise des multiples questionnements, elle arpente les rues de Rome. Cependant, le Pigeon ne roucoule pas, pas plus qu’il ne revêt son beau plumage ; c’est dans son plus simple appareil qu’il explore, cherche à comprendre ce qu’il s’est produit quelques jours auparavant. La mort reprenait ses droits, emportant avec elle un camarade. Cette disparition, Asenath l’a ressentie, autant que le trou qu’elle a engendré : ce n’est pas le premier et elle a appris à faire avec, mais quand bien même.

Son partenaire ne lui a rien transmis, alors elle a simplement pris la route.

Sans doute souhaite-t-elle se rassurer, mais le fait est qu’elle ignore comment procéder. Alors elle voyage le long d’Italia en quête d’un quelque chose sur lequel elle ne peut mettre aucun nom, visage ou une quelconque image. Pas même un mot, à vrai dire, si ce n’est les masques de la mort rouge.

Une voix chevrotante l’extirpe de ses songes ; une vieille dame qui, semble-t-il, souffre de maux de dos, se lamente sans que personne n’y prête de réelle attention. En dix ans, les gens n’ont pas véritablement changé : chose guère surprenante, mais qu’Asenath n’arrive que difficilement à encaisser. Alors, hésitante, elle s’approche de cette dernière. Un pas, deux pas, un mouvement de recul, puis un troisième pas.

— Vous…avez besoin d’aide ?

Sans attendre, ses yeux noirs s’ancrent sur elle, la toise de haut en bas. Cette latence, la demoiselle l'appréhende et son manque de confiance en ses capacités, ses sentiments, grandit encore. L’ancêtre se racle la gorge, avant d’ajouter :

— J’arrive pas à porter ce paquet, mon dos me fait mal, portez-le jusqu’à la porte là-bas.

Sans un mot, l’Égyptienne opine d’un mouvement de la tête et s’accroupit pour récupérer la marchandise, sous le regard attentif de sa propriétaire. Probablement n’a-t-elle pas confiance, préfère-t-elle surveiller. C’est étrange, ou pas. Asenath n’en a aucune idée, mais elle s’exécute sans rouspéter.

Cela faisait maintenant près de deux mois que Nessius avait été recueilli par Antalias. Il avait eu le temps de soigner ses blessures et ses ecchymoses. Les premières semaines lui avaient paru étranges. Être recueilli parmi les Vulgaires avait quelque chose de déroutant. On lui avait enseigné depuis l’enfance que ces humains-là étaient à ranger dans la catégorie des animaux à peine évolués et dénués de tout sentiment noble.

Pourtant, c’était bien l’un d’entre eux qui lui avait sauvé la vie. Là où, sans l’ombre d’un doute, la plupart des atlantes, patriciens comme plébéiens l’auraient laissé agoniser au bord de la route. Il restait néanmoins sur ses gardes. Peut-être que cet homme avait une arrière-pensée ? Peut-être avait-il détecté quelque chose de différent chez Nessius et espérait pouvoir le garder en échange d’une rançon ?

Pour autant, il avait des pratiques étranges si tel était le cas. Il laissait le jeune homme s’organiser à sa guise, explorer la cité pourvu qu’il s’acquitte des tâches quotidiennes que le vieil homme lui avait confié en échange du gîte et du couvert. Le jeune atlante aurait pu disparaître du jour au lendemain au détour d’une ruelle. Non… Décidemment, cette hypothèse ne tenait pas la route.

Nessius observait ces individus vaquer à leurs occupations alors qu’il devait lui-même se rendre à la fontaine la plus proche pour effectuer la corvée d’eau. Bon, on ne pouvait pas vraiment dire que Rome pouvait rivaliser avec Atlantis. Mais après tout, aucune cité des surfaciens ne le pouvait objectivement. Ils étaient primitifs et quelque part, le mépris du Céléno Merinita à l’égard de cette masse grouillante s’était transformé en une forme de curiosité presque scientifique.

C’est alors qu’il observait ce qu’il se passait autour de lui qu’il vit une scène qui l’interpella. Une jeune femme venant en aide à une vieille dame pour le moins antipathique. Lorsque la vieille bique lui donna des instructions à la demoiselle, lui parlant comme si le service qu’elle lui rendait était un dû, Nessius ne put s’empêcher d’intervenir. Il posa ses deux seaux remplis et s’avança vers les deux femmes.

«Et s’il vous plaît et merci, c’est pour les morues ? Cette jeune femme vous rend service, l’ancienne. La bonté désintéressée est suffisamment rare de nos jours pour qu’elle puisse au moins être honorée avec la politesse qu’il se doit… »

Non mais sans blague ! Ce n’était pas parce qu’elle était âgée qu’elle pouvait se dispenser des usages. Nessius se tourna alors vers la jeune femme pour lui proposer son assistance.

«Voulez-vous de mon aide, mademoiselle ? Je ne doute pas que vous puissiez porter ces paquets seule mais ce serait plus aisé à deux…»

Une manifestation verbale arrête son mouvement, la pétrifie presque sur place. Sans pour autant hurler, la voix est forte, radicale dans ce qu’elle exprime. Retenant un haut-le-corps, la jeune femme scrute les environs ; le regard fuyant, elle prospecte néanmoins pour apercevoir l’inconnu qui s’approche. Comme attendu, la demandeuse rouspète, évoque le respect dû aux anciens et pointe son dos du doigt pour toute justification. Elle n’en démord pas, l’examine sous toutes les coutures pour, finalement, le toiser comme il se doit.

La taille ne fait pas la personne.

Les paquets au creux des bras, le pigeon reste immobile, estomaqué par ce qu’il se passe sous ses yeux. C’est à peine si elle ose respirer. Pourtant, pour le moment, l’aînée ne lui adresse aucune attention, quelle qu’elle soit, trop occupée à maugréer visiblement.

— Décidément, la jeunesse tombe dans la déchéance. Vous devriez avoir honte, tous les deux, vos ancêtres pleurent sûrement devant tant de mauvaise volonté, pensez un peu à vos actes et vos mots !

Tous les deux, proclame-t-elle. Cette mention, Asenath la perçoit comme une agression et, aussitôt, se renferme. Elle se crispe, à l’image d’un mort, et se résigne à baisser les prunelles, touchée par les admonestations : comment réagiraient-ils, ceux qui, jadis, se sont égarés dans les remembrances ? Cette fois encore, elle ne peut que marmonner des semblants d’excuses.

Derechef, cette voix masculine l’interpelle, l’intime tacitement à redresser le menton, surpris. Si elle s’y risque, la demoiselle continue de fuir, à sa manière, les contacts perturbants. Alors, elle s’empourpre, consciente de déranger non seulement la vieille dame, mais également cet homme qui lui propose désormais son aide ; une aide appréciée, comme l’indique un sourire discret. Cependant, elle ne parvient pas à poser correctement ses mots : ses épaules se rétractent un peu, renfonçant son cou, et la gêne transparaît.

— Ah, ne vous inquiétez pas, ça ira, désolée.

Une pause marquée, le temps de prendre quelques instants pour réfléchir et mieux poser le fil de sa pensée. Somme toute, elle essaie de placer le paquet sur un unique bras pour désigner, fébrilement, les seaux délaissés. Le point étant qu’il semble avoir ses propres tâches à effectuer et qu’elle ne veut pas le retarder plus que déjà fait.

— Vous avez l’air déjà très occupé alors…

Elle s’interrompt pour, cette fois, ne jamais renchérir ; pas à haute voix, tout du moins, car la suite ne se déroulera que dans sa tête.

Désolée d’avoir croisé votre route.

«Et les vôtres doivent se lamenter de votre manque de gratitude… Votre manque d’éducation doit leur faire tellement honte qu’ils doivent s’en retourner dans leur tombeau. Prenez garde à ce qu’ils ne viennent vous tirer par les pieds pour vous entraîner à leur suite… »

Non, mais sérieusement ! Elle se prenait pour qui cette vieille bique ? Ce n’était pas une vieille Vulgaire qui allait lui donner un cour de dignité à lui, un Céléno Mérinita ! Il se tourna alors vers la jeune femme, un sourire avenant sur le visage.

«Vous êtes sûre ? A votre place, je laisserais cette harpie se débrouiller avec ses paquets et trouver quelqu’un d’autre pour jouer les bons samaritains. Ce n’est pas parce qu’on est vieux et impotent que cela donne le droit de se montrer désagréable avec son prochain. Je préfère le bon vieux œil pour œil au fait de tendre l’autre joue…»

Cependant, il n’attendit pas de voir si la jeune femme changeait d’avis. Il prit d’office l’un des sacs et le porta jusqu’à la porte que la vieille avait indiquée. Se tournant à nouveau vers elle, il lui adressa un sourire narquois.

«J’espère que cela convient à votre splendeur. Je gage que vous trouverez un autre pigeon pour la suite…»

A ces mots, il se tourna vers la jeune femme avec un air plus grave sur le visage. Il avait vu son regard fuyant, son envie de se cacher sous terre et de ne pas attirer l’attention. Il y avait quelque chose d’étrange chez elle.

«La corvée d’eau peut attendre. Mon hôte n’est pas à la minute près. Et vous semblez néanmoins avoir besoin d’assistance. Peut-être puis-je vous aider d’une autre manière qu’en renvoyant cette vieille bique dans les ruines auxquelles elle semble appartenir… »

Une façon comme une autre de tenter de créer du lien. La demoiselle n’était pas vilaine. Et elle semblait être apeurée. Que se passait-il donc dans sa tête pour en arriver à un tel comportement d’esquive et de soumission ?

Si ses mains n’étaient pas occupées, son étoffe aurait d’ores et déjà été malmenée ; cette altercation verbale s’intensifie et, de plus en plus, l’Égyptienne désire trouver refuge au fond d’un trou. Or, elle n’a pas la légitimité pour revendiquer l’arrêt des festivités, pas plus qu’elle ne parvient à soulever le regard vers les deux intervenants.

Toujours plus de réprimandes, de mauvaises intentions, de paroles blessantes. Si bien que son corps tressaille lorsqu’il répond aux médisances, qu’il se fige quand il la soulage d’un paquet. À cela, Asenath bégaye. Dans le flot, rien n’est compréhensible, hormis des monosyllabes et des excuses interminables : cela ne la dérangeait pas de porter ces sacs, comme elle l’avait signifiée plus tôt d’un mouvement subtil de la nuque. Seulement, à l'instar d'un esprit, elle est invisible.

Un dernier coup envoyé, suffisant pour que la jeune femme blêmisse à l’idée que cela relance le conflit. Pourtant, il n’en est rien et la vieille dame s’éloigne en grommelant, s’appuyant contre une poutre tout en racontant sa mésaventure à qui voudra bien l’entendre. Un soupir feutré se libère alors, bien que peu rassuré pour autant.

— Alors elle vivrait dans des ruines… ?

Peinée, elle tourne la tête discrètement pour observer la silhouette de l’Ancienne : cette dernière avait peut-être plus besoin d’aide qu’il n’y paraissait de prime abord, alors le Pigeon culpabilise d’avoir provoqué une telle scène. Son erreur est-elle encore rattrapable ? Cette fois encore, elle se rend compte, amèrement, qu’elle n’agit pas de manière responsable.

— Ah… merci… Peut-être pourrais-je vous aider en retour ?

Peut-elle seulement prétendre être utile ? À cette réflexion interne, Asenath se tait, se trouvant trop présomptueuse. Finalement, elle prend son courage à deux mains et essaie de s’expliquer avec maladresse.

— Vous parliez d’un hôte, alors je pensais que vous étiez un voyageur. Désolée pour cette méprise, et pour votre intervention aussi...

Finement joué, Asenath, et, surtout, pieds en arrière et tête la première.

Et donc, il était tombé sur la simplette du coin ? Elle ne semblait pas forcément très à l’aise avec le second degré ou l’ironie. Tant pis, il ferait avec. Ou plutôt sans. Mais il ne pouvait la laisser dans un tel état d’ignorance et d’incompréhension. Pas s’il voulait apprendre à vivre parmi les surfaciens. Aussi Nessius se surprit-il à expliquer son trait d’esprit.

«Non, pas littéralement… C’était juste pour appuyer sur son état de décrépitude physique. Je suppose qu’une vieille carne comme elle doit bien avoir une demi-douzaine de serviteurs sous ses ordres. Elle a l’air d’avoir l’habitude d’être servi. Comme quoi vieillesse et sagesse ne vont pas toujours de pair, je le crains… »

Elle lui rappelait furieusement les patriciens d’Atlantis et leur foutue manie de croire que tout leur était dû, que leur âge leur offrait le droit de cracher sur tout et tout le monde. Un coup de pied au cul. Voilà ce qu’ils méritaient. Chacun d’entre eux. Un jour, il retournerait sous les eaux. Et ceux qui l’avaient méprisé en paieraient le prix. Avec les intérêts.

Mais l’heure n’était pas à la vengeance. Pour le moment, il ne pouvait que savourer le fait de manger à sa faim et d’avoir un toit sur la tête. Deux choses basiques qui lui avaient fait défaut ces derniers temps, avant d’arriver à Rome et d’être recueilli par Antalias. Elle le prenait pour un voyageur. Elle n’était pas loin du compte. Mais ce n’était pas de cette manière qu’il pouvait se présenter. On lui avait toujours enseigné que l’existence d’Atlantis devait rester secrète pour les dormeurs au risque de s’attirer la colère de Poséidon. Et le Seigneur des Sept Mers était sans doute encore le seul dans cette foutu cité sous-marine à qui sa loyauté allait encore. Il n’était pas prêt à y renoncer.

«Un voyageur ? Non. Tout juste un artiste itinérant qu’un vieux mécène a eu la bieveillance de recueillir et de soigner plutôt que de le laisser mourant le long de la Via Appia…. C’est une histoire bien moins exaltante, je le crains… »

Lorsqu’elle lui proposa de faire quelque chose pour lui en échange, Nessius ne se fit pas prier. Sa curiosité était bien une des rares choses que le bannissement n’avait pas émoussé.

«Vous m’aideriez énormément en me donnant votre nom et ce que vous faites de votre quotidien. Histoire que je ne passe pas trois heures à jouer aux devinettes. J’avoue que j’y suis particulièrement mauvais… Et puis, tant qu’à faire, peut-être pourriez-vous également cesser de vous excuser pour l’indélicatesse des autres ? Vous avez le droit de regarder les gens dans les yeux, vous savez…»

Un conseil mêlé de provocation. Après tout, il espérait la faire réagir pour comprendre qui elle était. Cette soumission et ce renoncement l’interpellait. C’était une fille étrange tout de même. Elle ne semblait pas avoir l’âme forte et arrogante. Comme si elle cherchait à disparaître à la vue de tous.

Tandis que cet inconnu expose son point de vue, ses prunelles dorées s’échouent sur la silhouette de la doyenne, intransigeante et adossée, puis glissent derechef jusqu’à lui, incertaines de ce qu’elles y décèleront par après. Ce dernier n’a pas l’air des plus diplomates vis-à-vis de l’autorité, de l’ancienneté, mais elle craint de commettre un impair supplémentaire, si les interrogations verbales viennent à prendre l’air. Alors, son menton s’abaisse, modeste et prudent, et ses doigts blanchissent à peine sous les paquets, tout simplement.

Les prémices d’un sourire éclairent toutefois ses lèvres, lorsqu’il se désigne artiste itinérant ; un faible éclat qui disparaît à l’instant même où il la remet à sa place. Malheureusement, avec ses bras chargés, le bas de son étoffe ne peut être entortillé. Ainsi les paupières tombent-elles pour tenter maladroitement de dissimuler cette humidité naissante, ce regard presque fuyant. Des excuses dans le regard. L’intérieur de ses lippes est désormais prisonnier, pris de réflexions et d’éventuels regrets : elle lui fait perdre son temps, avec ses âneries.

— Asenath est mon nom, puis-je demander le vôtre ?

Apprendre celui de l’homme qui apporte son aide lui semble naturel, ne serait-ce que pour retourner le service lorsque l’heure viendra à son tour. Repensant à sa dernière remarque, l’Égyptienne redresse la tête vers son interlocuteur, marqué par la douceur et la lenteur. Regarder les autres dans les yeux n’est pas un exercice auquel elle se livre d’ordinaire, ne souhaitant pas les mettre mal à l’aise, ni même paraître hautaine. Une marque de respect, expliquerait-elle.

Dès lors, les membranes se ferment, couvrant ses mirettes un bref instant, alors même que ses pommettes se rehaussent d’une risette momentanée, sincère, bien que réservée. Finalement, peut-être oserait-elle poser cette question qui la titille depuis quelques minutes maintenant, au risque d’importuner son presque bienfaiteur de la journée.

— Vous disiez être un artiste itinérant, peut-être pourriez-vous m’en dire plus sur l’art que vous pratiquez ?

Entre autres choses. Il existe une multitude de domaines dans lesquels les artistes évoluent et, d’une manière différente, ses confections en sont peut-être également. En outre, ses bras entourent plus fortement l’attirail de la vieille dame, irrésolue à lui demander ce qui, au fond, la peine véritablement. Titubant de maladresse, elle se lance enfin :

— Vous… mentionniez également des soins ?

«Nessius, enchanté de faire votre connaissance, Asenath… votre prénom sonne égyptien, je me trompe ?»

Il laissa la jeune femme le dévisager à sa guise. Il esquissa un sourire enjôleur comme il l’avait fait des milliers de fois. Nessius était un charmeur. Depuis qu’il était à la surface, il en avait fait l’une de ses armes de survie. Néanmoins, la demoiselle ne semblait pas être une menace. Au contraire. Elle ressemblait d’avantage à un animal craintif qu’à un prédateur. Pour autant, il avait appris à se méfier. Il resta donc dans une neutralité et un respect qui tenait autant de la politesse que de l’évaluation de la personne lui faisant face.

Lorsqu’elle lui demanda dans quel type d’art il excellait, il se fendit d’un petit rire désabusé.

«D’aucun dirait que je suis passé maître dans celui de m’attirer des ennuis mais ce ne sont là que les propos des jaloux et des aigris. Je pratique la lyre et le chant sans pour autant pouvoir prétendre exceller ni dans l’un, ni dans l’autre. Mon hôte a décidé de m’apprendre à réparer les instruments et à parfaire ma formation. J’ai de la chance dans mon malheur… »

Nessius ne s’épancha pas davantage. Son regard se perdit néanmoins dans le vague du lointain. Il était si loin d’Atlantis. Le goût métallique du sang mêlé à la poussière lui revint dans la bouche comme s’il revivait olfactivement la mésaventure qui lui avait value de rencontrer Antalias. Devant la curiosité de la jeune femme, il décida pourtant de lui raconter son passage à tabacs. Elle avait un je ne sais quoi qui inspirait sa sympathie.

«Disons que j’ai fait une mauvaise rencontre en arrivant dans la cité éternelle. Des brigands qui m’ont cru bien plus riche que je ne le suis. Ils m’ont roué de coups et laissé pour mort sur le bord de la Via Appia. Sans l’aide du vieil homme qui m’accueil, on m’aurait sans aucun doute jeté à la fosse commune à l’heure qu’il est. Mais il semble que cela soit une pratique courant parmi les fidèles du Christ de venir en aide à son prochain…»

Nessius avait entendu parler de cette étrange religion faite d’abnégation, de service de l’autre, d’acceptation de la souffrance et du martyre au nom de la foi. Des adeptes de la non-violence. Il y avait quelque chose de méprisable et de faible là dedans. Mais il ne pouvait décemment pas s’en plaindre, ayant bénéficié à titre personnel de cette bienveillance désintéressée.

«Et vous, que faites-vous dans les parages si ce n'est pas indiscret?»

— Originaire d’Égypte, en effet ! Qu’en est-il de votre côté ?

Au revers de cette constatation amusée, une maladresse constante s’empare de son minois empourpré. En outre, ses doigts remontent avec spontanéité et replacent des mèches blanches derrière son oreille. Le brin de femme évolue dans la prudence, inspiré par les arômes Égyptiennes, fuites, salés et désertiques ; il n’est pas dans sa nature de s’imposer, pas plus que de créer des histoires à conter.

Un souffle s’extirpe de ses lèvres, menace de se transformer en un rire discret. Pourtant, la barrière ne tombe pas, renforcée par ses mains, et retient par la même occasion des excuses qui, sans l’ombre d’un doute, l’agaceraient au plus haut point. Avec cela, les dialogues d’une discussion récente se dessinent, entre un musicien et une vieille dame aigrie, comme il la nomme si bien. Rapidement, une boule se forme dans sa gorge, lorsqu’il aborde les origines de ses blessures ainsi que ses mésaventures. Une paire de fois, Asenath baisse légèrement la tête de manière inattendue, peut-être un peu abrupte ; il ne l’ennuie pas, au contraire, une tristesse profonde s’inscrit dans ses yeux humides, mais dépourvus de larmes. Dans tout cela, aucune trace de déception, parce qu’ils sont humains et que les raisons restent inconnues : elle est simplement triste et ses sentiments sont purs.

— C’est un soulagement que vous ayez croisé la route de ce vieil homme… Est-ce que vos blessures sont guéries ?

Son élan d’inquiétude provoque l’oubli de certaines questions, à commencer par le nom de son bienfaiteur. Cela étant, Asenath fronce le nez, signe qu’elle réfléchit.

— Je ne suis pas certaine que le fait d’être un fidèle du Christ ou d’une autre croyance aurait amené une réelle différence, cependant…

Des opinions, des convictions, des religions et des expériences ; plus qu’un de ces éléments pris séparément, elle est convaincue qu’un mélange façonne les hommes et que tout est connecté. Certainement en manque-t-il d’autres, d’ailleurs, dans ses calculs. Alors, la jeune femme se perd elle-même, oubliant l’audace déplacée dont elle fait preuve, et sursaute presque lorsque Nessius poursuit. En conséquence, les poils de ses bras s’hérissent et ses paupières s’écarquillent, avant de faire de nouveau face avec sa timidité envahissante.

— En fait, je suis tisserand, bien que travaillant également la poterie, alors il m’arrive de faire le voyage entre l’Égypte et Italia. Cette fois, j’espérais trouver quelqu’un, sans savoir qui exactement…

Asenath ne ment pas, mais conserve ce secret que le pigeon lui impose depuis qu’il s’est manifesté. Elle abhorre les mensonges, cependant, sa vie se pare désormais de l’omission et, parfois, d’improbables questions. Dans un silence brisé, elle reprend :

— Peut-être pourrais-je entendre votre pratique de la lyre et du chant, avant mon départ, si cela ne vous dérange pas de le partager avec moi… ?

Avec quelqu'un comme elle, plutôt...

«Oui… Sauf peut-être celle de mon orgueil… Mais ça, c’est une autre histoire. Il m’arrive la nuit de rêver que je rends la pareil à cette bande de faquins. Une façon de surmonter l’événement, j’imagine…. »

L’empathie de la jeune femme était surprenante. Presque touchante. Nessius ne manquait pas de s’étonner de cette capacité des surfaciens à se soucier des autres dans le bon comme dans le mauvais sens du terme. Loin de l’éducation patricienne qui lui avait enseignée qu’il était au-dessus du lot et que seul l’honneur de la famille et son prestige importait.

En ce qui concernait les croyances que ces derniers pouvaient bien avoir, le jeune Céléno Merinita se montra aussi circonspect. Bien évidemment, depuis le temps qu’il écumait l’exarchat de Ravenne, il avait eu l’occasion de se réfugier dans des églises, d’entendre les gens évoquer leur foi . Mais jamais il n’y avait prêté suffisamment d’intérêt pour qu’il considère cela autrement qu’un conte pour esclaves vivant dans l’illusion d’une libération après la mort. Nul ne revenait d’entre les morts. Excepté les dieux et les serviteurs du Sombre monarque…

«Je ne sais pas, en réalité. Mais cette particularité m’a permis de survivre et de manger à ma faim à chaque fois que je me suis trouvé sans le sou. Donc, je ne peux décemment pas leur jeter la première pierre…»

Lorsque la jeune femme lui dévoila son métier, il la regarda d’un air intrigué. Sur Atlantis, c’était une tâche que l’on confiait aux plébéiens, exception faite des vêtements d’apparat et des pièces de décorations qui étaient réalisées par les patriciennes, une tâche qui se transmettait de mère en fille, de génération en génération. Cependant, il marqua un temps d’arrêt lorsqu’elle lui demanda si elle pouvait l’écouter jouer et chanter. Il se figea et chercha une porte de sortie.

«Malheureusement, je n’ai pas mon instrument avec moi… Et je ne suis pas certain que ce soit un spectacle méritant d’être partagé. Je n’aime pas vraiment jouer en public…»

Une pointe d’honnêteté surprenante chez Nessius. Associée à une humilité qu’il ne se connaissait pas. Décidément la surface le changeait.

— Peut-être que le fait de les frapper vous aurait soulagé sur le moment et que vos rêves y réagissent, un peu comme un écho à ce que vous avez pu ressentir…

Cela aurait pu le mettre dans une position difficile, à terme, parce que les malfaiteurs agissant en groupe ne s’arrêtaient rarement aussi vite, lorsque les proies leur tenaient tête. Une mine soucieuse, des sourcils rapprochés à cette pensée, mais Asenath ne s’en sépare pas ; ses remarques restent enfermées pour elle-même. Elle ne veut pas être intrusive, pas plus que paraître, à tort, moralisatrice.

Jeter une pierre à ceux qui lui viennent en aide ; si la jeune femme ne le connaît guère, elle ne doute pas qu’il n’est pas de ces personnes-là. Quand bien même, sans doute ont-ils des raisons, compréhensibles ou non par la plupart. À cela, elle ne répond que par la tendresse d’un sourire, d’un regard ; d’un tout, au final, parce qu’Asenath est entière.

Omettant ses propres origines, l’homme prétend ne conserver que les résidus d’une douleur liée à son orgueil, comme certains ne sélectionneraient que les mauvais souvenirs. En repensant à sa précédente réplique, une moue se dessine alors, les commissures faiblement pincées, tirées vers le bas, accompagnent des paupières humides et tombantes. Pour cause : cette curiosité déplacée, dérangeante, dont elle fait preuve en permanence, inconsciemment, et à contre-gré. Elle est indiscrète, ni plus, ni moins. Alors, pour combler le malaise, ses doigts oublient la présence de ses bras chargés, un bref instant, tentent de s’entortiller autour de son étoffe, manquant de renverser les précieux paquets ; des paquets rattrapés in extremis, dans un sursaut, surmonté d’un élan de réactivité.

Son ouïe ne se ferme pas pour autant, captant, toujours avec la même attention, la voix de celui qui partageait ses tâches improvisées. Ainsi s’attriste-t-elle de ne pas avoir l’occasion d’apprécier son art, baisse la tête, mais également le regard, embarrassée par cette requête insensée, qui plus est refusée. C’est naturel, justifie-t-elle, avant qu’il ne puisse ajouter quoi que ce soit.

— Je suis certaine que votre spectacle serait merveilleux, au contraire, mais si vous n’aimez pas jouer en public, ce n’est pas grave. Merci d’avoir écouté ma demande farfelue malgré tout, et désolée de vous avoir mis si mal à l’aise…

En cela, elle ne peut en aucun cas le blâmer, elle-même souffrant d’une timidité presque maladive. En réalité, même sans ce point précis, elle aurait compris. Dans ce cas, autant changer de sujet. Asenath se met au travail sans attendre, fait le tri dans son esprit pour ne pas tomber, de nouveau, sur une thématique épineuse, avant de se souvenir de cet air, un peu plus tôt, lorsqu’elle mentionnait son métier.

— J’y pense... Mais vous aviez l’air interloqué, à la mention de la confection des poteries et des tissus, est-ce si étonnant ?

Une question somme toute innocente, maladroite également, dépourvue de fioritures et de sens cachés.

«Encore aurait-il fallu que j’en ai l’occasion. Quand on vous attaque par derrière et que deux vous tiennent pendant que plusieurs autres vous frappent, on ne peut pas vraiment parler d’opportunité… Mais effectivement, si l’occasion m’était offerte, je me chargerais bien de leur rendre la monnaie de leur pièce…»

Effectivement, il y avait sans doute quelque chose qui relevait de la pulsion inassouvie. L’envie de leur casser des dents et d’incruster la marque des pavés sur leur visage. Pour autant, il ne fallait sans doute pas se leurrer. Même bien préparé, à un contre sept, le résultat serait sans doute une répétition du premier acte. En plus tragique sans doute. Car en se défendant, il offrirait la possibilité de le tuer. Et des hommes comme ceux-là ne méritaient pas d’être ceux qui donneraient la mort à Nessius Céléno Merinita.

Il laissa cette pensée s’envoler lorsque la jeune femme évoqua le talent supposée qu’elle lui attribuait. Il esquissa un sourire en coin. Non, il ne pouvait pas prétendre bien pratiquer la lyre. Il n’avait jamais été particulièrement assidu aux leçons étant plus jeune et avait passé plus de temps à jouer des tours pendables à son maître de musique qu’à se préoccuper de la justesse de ses accords. Au grand damne de son tyran de père qui espérait qu’il pourrait au moins briller dans les soirées mondaines.

Néanmoins, il devait bien l’avouer, les leçons qu’il avait reçu depuis qu’il se trouvait chez Antalias l’avaient fait progresser. Le vieil homme était d’une patience rare. Et il lui avait permis de découvrir que, finalement, il avait l’oreille bien plus musicale qu’il ne l’avait jamais laissé présager. Pour autant, se ridiculiser en public ne faisait pas parti de ses options. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules.

«Ne vous formalisez pas. Il y a suffisamment de musiciens talentueux dans cette ville pour que vous ne soyez pas obligée de vous faire saigner les oreilles avec une purge musicale. J’ai d’autres… talents. Mais ce n’est pas le genre de choses dont on peut se vanter en société. »

Allait-il parvenir à faire monter le rouge aux joues de la jeune femme au teint d’albâtre ? Ce ne serait sans doute pas bien difficile. Tout dépendrait de la manière dont elle interprèterait ses paroles. Lorsqu’elle s’enquit de sa surprise à l’annonce de sa profession, Nessius ne put s’empêcher de se justifier.

«Disons que j’ai eu l’habitude que cette tâche soit considérée comme ingrate et réservée au petit peuple… Mais je ne connais pas les mœurs égyptiennes en la matière, je dois bien l’avouer… Pour autant, votre grâce et votre réserve naturelle m’indique davantage un sang noble qu’une extraction de la fange. Mais peut-être que je me trompe… »

Une manière indirecte d’en savoir davantage sur la mystérieuse jeune femme au regard fuyant.

Ainsi décrit-il les circonstances de sa mésaventure, devant l’expression, non pas médusée, mais désolée de la jeune femme. Les actions revanchardes, aussi séduisantes puissent-elles être de prime abord, n’entraînent rien d’autre qu’un retour de bâton, à terme. Peu importe le nom donné à cette fatalité, cette réalité existe ; Asenath en est intimement convaincue, quand bien même la vengeance n’a jamais ne serait-ce qu’effleuré son esprit.

Pas une seule fois, en dépit des coups pris.

Elle est entière et offre bienveillance et naïveté à tous ceux qui croisent sa route. Que resterait-il, si elle commençait, elle également, à haïr de toutes ses forces ? Une pensée file aux multiples connaissances et âmes errantes rencontrées à chaque étape de sa vie. Ils l’ont forgée, eux aussi, tout comme les refus essuyés : le plus récent étant la joie de découvrir les talents de son bienfaiteur.

Une moue sur ses lèvres, elle baisse les yeux, observant de manière distraite ses pieds qui jouent, l’un contre l’autre, pour cacher au mieux son malaise. Semble-t-il qu’il se méprend sur ses intentions, autant que sur ses propres capacités.

— Oh… Je ne me sentais aucunement obligée… Je pense que votre musique est plus belle que vous ne le pensez, mais ne pas être à l’aise avec le fait de se produire en public est compréhensible, alors je n’insisterai pas.

Derechef, elle se justifie. Asenath serait, d’ailleurs, bien mal placée pour s’obstiner dans sa demande, elle-même peu friande des regards fixés. Dans ce cas, autant passer à autre chose. Sa tête se redresse alors vivement, lorsqu’il mentionne d’autres talents. La curiosité piquée au vif, elle lui adresse un sourire doux, les prunelles pétillantes.

— D’autres talents ? Sont-ils également de l’ordre de l’artistique ?

Ses sourcils froncent, tant elle réfléchit ; elle essaie de s’imaginer quelles seraient ces compétences dont Nessius entretient le faux secret, puis se questionne sur les justifications abordées, vis-à-vis de sa profession. Une profession qui en a dépassé le stade depuis longtemps déjà. Ses doigts triturent un morceau de son étoffe, tandis qu’il la complimente : Asenath n’est pas habituée à cela.

— Je ne saurais vous dire... Peut-être que cette tâche serait effectivement ingrate et réservée au petit peuple, pour reprendre vos mots, ou peut-être serait-elle plus ouverte... Mais cette distinction est-elle véritablement importante, s’il s’agit de quelque chose que l’on apprécie ?

Sa voix se fait un brin plus affirmé – rien de notable néanmoins, mais elle tente difficilement de soutenir son regard dans le sien, brûlant d’une candeur certaine. L’Égyptienne ne souhaite pas le combat : elle ne comprend simplement pas pourquoi cela serait une entrave.

«Non, pas artistiques. Enfin, pas au sens conventionnel du terme. Il s’agit plutôt du genre de talents que l’on n’expose pas sur la voie publique, je le crains. Mais qui s’avèrent des plus utiles quand il s’agit de se sortir de situations périlleuses. Pourvu qu’elle ne vous tombe pas dessus à l’improviste tout du moins… »

Il esquissa un léger sourire. L’art de la manipulation et du double jeu. Ça lui avait été bien utile depuis qu’il était à la surface. Sa capacité à déceler les failles chez ses interlocuteurs également. Devrait-il en faire usage sur la jeune femme pour lui faire une démonstration ? Non. Elle n’était pas un danger. Même si elle était bien loin d’être aussi inoffensive qu’elle y paraissait au premier abord. Il en avait l’intuition.

Il se contenta donc d’enchaîner sur la question suivante avec un détachement qui pourrait laisser perplexe un hypothétique observateur de la scène.

«Pas à mes yeux mais il est des endroits où cela fait indéniablement la différence… Des lieux où vous êtes jugés à votre place dans l’échelle sociale et pas à vos talents… Mais je gage que votre contrée d’origine ne soit pas si regardante sur les conventions. Après tout, on parle beaucoup de sa grandeur passée et éternelle… Mais peut-être est-ce un mirage pour rassurer le peuple face au déclin de sa propre puissance…»

Il ne connaissait de l’Egypte que ce que lui avaient enseigné ses précepteurs. Un grand empire de la surface pendant plusieurs millénaires. Ayant joué un rôle de premier ordre dans la construction de la civilisation humaine et qui, avec l’ouvrage du temps, s’était progressivement effacé, laissant la place à d’autre. Grecs puis romains.

Cependant, une chose l’interpellait chez la jeune femme. Son physique. Une peau d’albâtre bien loin de ce qu’on lui avait décrit de ces populations? Une étrangeté dans la logique de Nessius qui titillaient sa curiosité. Aussi entreprit-il de se montrer audacieux dans ses questions. Quitte à en être dérangeant.

«Mais dites-moi… Vous me semblez bien pâle pour une fille du Nil… Seriez-vous une lointaine descendante de la célèbre Cléopâtre ? On raconte que certain de vos pharaons étaient plus blancs que les peuplades du nord. D’ailleurs, je me demandais si vous pratiquiez encore les anciens rites ? J’en sais fort peu sur votre pays. Mais j’ai soif d’en connaître davantage… »

Une question qui n’avait rien d’innocente.

Des talents qui, cette fois, ne relèvent pas des compétences artistiques. Asenath ne comprend pas cette référence, pas plus que les imprécisions qui l’entourent, si bien que son cou se penche légèrement. Sourde aux sous-entendus, elle réagit sans réflexion et une cascade de fils blancs se répand sur son épaule gauche. Cet homme effectue tant de détours pour quelques mots qu’il pourrait aisément exprimer, mais la jeune femme n’est personne pour blâmer cette habitude de la sorte. Dans ce cas, pourquoi ne pas en faire une démonstration ? L’esquisse d’une question traverse son esprit, jusqu’à ce que la gêne reprenne le dessus, inéluctable. Alors, les joues empourprées et les prunelles attristées, elle renonce.
Les différenciations sont partout, inséparables de la condition et des mœurs que possèdent les Hommes, commandants ou commandés. Encore une chose que l’Égyptienne ne cautionne pas forcément, seulement, il est surprenant de constater que l’autre s’en étonne. Elle ne cesse d’apprendre.

— Ils sont nombreux, mais plus que le lieu, je pense que l’homme instaure les conventions, les perpétue. Vous n’êtes pas regardant sur la place dans l’échelle sociale, c’est mon cas également, mais cela signifie-t-il pour autant que nos pères, mères, frères ou sœurs pensent en ce sens ? Partout, se trouve des sages et des téméraires…

Pensive, Asenath se perd dans ses propres observations, se dissipe d’ailleurs à en oublier, temporairement, la présence de Nessius. Elle est dans sa bulle de recherches, en débat avec elle-même, et, présentement, rien ne peut l’atteindre.

— Je me demande comment cela fonctionne…, souffle-t-elle.

Les gens et leurs lubies, leurs actions parfois brutales, sournoises et indignes. Depuis longtemps déjà, la jeune femme en fait les frais, mais continue de croire au meilleur plutôt qu’au pire. Elle se berce d’illusions, entretient le songe d’une bienveillance insoupçonnée , profonde et commune. Puis l’enfant de la Lune et du Soleil revient à elle, écarquille ses paupières et tente, maladroitement, de libérer une main pour la déposer sur sa joue « pâle », pourtant rougie par ses remarques.

— Vous me trouvez si… pâle ?

Si tel est le cas, peut-être Asenath est-elle malade. Pour dire vrai, elle ne s’est jamais posée la question, sans doute parce qu’elle est incapable de percevoir chez elle ce qu’elle trouvera évident chez un autre. Pantoise et en partie préoccupée, la demoiselle tente de se reconcentrer sur la conversation.

— Est-ce que… vous pensiez à des rites en particulier ?

D’une part, fournir des informations complètes prendrait assurément du temps. Aussi, elle n’est pas certaine d’avoir toutes les compétences nécessaires pour répondre de manière intégrale à ses interrogations. Enfin, elle se souvient de ce qui lui trottait dans la tête, de ce sur quoi qu’elle n’osait poser sa voix pour insister.

— J’y pense… Enfin… Vos propos de plus tôt m’interpellent, sur les contrées et les conventions sociales, les talents, les différences et les jugements… De quelle contrée êtes-vous originaire... ?

«Non, effectivement… Je ne partage pas vraiment ce genre de préoccupation avec les miens… Et ce différend est l’une des raisons de ma présence ici voyez-vous… »

L’amertume pointait à l’ourlet de ses mots. A vrai dire, l’ostracisme n’était pas la pire des punitions et Nessius le savait pertinemment. Néanmoins, il considérait que se débarrasser de l’ivraie était essentiel pour perpétuer la grandeur des principales familles. Le droit d’aînesse était une plaie. Car seuls les plus méritants devaient diriger. Quoi que puisse en penser Néro et ces vieux barbons de sénateurs. Mais reviendrait-il seulement pour leur montrer à quel point ils avaient tort ? Rien n’était moins sûr.

Il se contenta donc de hausser les épaules.

«Bah… On ne choisit pas sa famille… On fait avec. Ou sans. Selon ses préférences. Je me demande du coup où se trouve la vôtre…»

Sa question sur sa couleur de peau fit esquisser à Nessius un sourire. Il est vrai qu’il n’avait jamais rencontré d’égyptien avant elle. Mais il avait pu observer que, plus ils passaient de temps au soleil, plus les surfaciens arboraient un teint hâlé.

«On dirait simplement que vous n’aimez pas beaucoup la lumière du soleil. Pourtant, il me semblait que c’était un élément important dans les croyances de votre peuple, non ?»

Il afficha un petit sourire malicieux, fier qu’il était de son trait d’esprit. Cependant, ce dernier s’effaça rapidement lorsqu’elle l’interrogea sur sa patrie d’origine.

«Je suis originaire d’une petite cité perdue au milieu des vases étendues de la Mare Nostrum. Un lieu où le poids des traditions est plus important aux yeux des gens que le bon sens et la compétence… On m’a gentiment prié d’aller voir le monde. Voilà pourquoi je parcours les environs. Mais on m’a aussi parlé de la Grèce. Le berceau de la philosophie et des arts. Êtes-vous déjà allé là-bas ? »

Son regard se perdit à l’horizon dans une rêverie que le mal du pays nourrissait en profondeur.

Ces différends ne le laissent pas insensible, au contraire. Nessius et sa contrée sont une nouvelle énigme qui intriguent la demoiselle, étrangère et perdue face à ces codes dépourvus d’origine ; d’origine claire et précise, tout du moins. Pourtant, sans doute ont-ils leurs propres raisons, pour agir ainsi. Alors, Asenath ne condamne pas : elle n’en a pas le droit. Ici, encore, elle n’est qu’une spectatrice. Elle n’est pas légitime.

Votre famille est-elle si horrible ? Cette question mal assurée brûle ses lèvres, si bien qu’elle finit par s’exprimer d’elle-même, au détour d’un murmure peiné. Les affirmations tranchantes de Nessius la déstabilise quelque peu, elle qui ne s’alimente d’ordinaire que du positif. De part ces aspects, l’Égyptienne est incapable de se réjouir, lorsqu’elle repense à son entourage ainsi qu’à son foyer.

— Mon sang est en Égypte, mais une famille est plus grande qu’il n’y paraît. Cet enfant, par exemple, est un précieux petit frère, les enfants des bidonvilles également, et la vieille dame de plus tôt est une grand-mère. Peut-être en aurais-je aussi dans votre citée perdue, ou dans cette Grèce dont vous me parlez ?

Peu à peu, son visage s’illumine. Si la famille se détermine par les sentiments affectifs, alors la sienne se trouve aux quatre coins du monde, dispersée, sans distinction de peuple ou de croyance. Aussitôt, les joues s’empourprent, se souvenant, d’une part, des tâches données par la vieille dame, puis de l’utopie de ses mots. Vraisemblablement la prendrait-il pour une idiote idéaliste, mais elle ignore comment haïr véritablement. Pourtant, elle, progéniture de la Lune et du Soleil, a une étrange sensation.

— Selon-vous… cette étape serait-elle mauvaise ou inutile... ? Sans elle, nous n’aurions pas pu nous rencontrer, vous n’auriez pas croisé la route de votre bienfaiteur, ou bien parfaire vos arts et vos connaissances de l’extérieur… Je n’ai jamais eu l 'opportunité de me rendre jusqu’en Grèce, mais j’espère la découvrir un jour et, si vous y parvenez avant et que nous nous revoyons, j’espère que vous me raconterez vos aventures là-bas !

Enfin, un dernier point attire son attention, titille une curiosité déjà bien entamée, en plus d’être déplacée. Asenath repense alors à ses derniers mots, baisse les yeux, se trouvant présomptueuse. Le trouvera-t-elle moralisatrice ?

— Je ne connais pas votre cité, mais peut-être pourriez-vous me la faire visiter, un jour… Je suis certaine que, ensemble, nous découvririons de nouveaux et beaux aspects. Et peut-être que, comme cela, vous vous réconcilieriez...

«Je pense, voyez-vous, que si elle avait été consentie, il s’agirait de quelque chose de particulièrement constructif et enrichissant. Néanmoins, quand il s’agit d’une punition, d’une volonté de se débarrasser de vous parce que vous devenez trop gênant, étrangement, vous ne vivez pas les choses avec la même légèreté. Surprenant, non ?»

Son ton narquois et détaché laissait néanmoins transpirer une once d’agacement et une pointe d’ironie. Aussi agréable que puissent être les rencontres qu’il avait faites, aussi chanceux qu’il avait été de tomber sur le bon Antalias, il n’en restait pas moins persona non grata sur sa propre terre, menacé de mort s’il osait ne serait-ce que s’approcher de l’un des passages reliant la Surface à Atlantis….

La jeune femme était bien ingénue… Tout être humain était sa famille ? Et l’importance du sang alors ? Et les liens de domination sur lesquels appuyer son influence ? Pas étonnant qu’une vieille bique parvienne à lui faire porter ses fardeaux…

«Chez nous les liens de pouvoir sont essentiels à la structure de la société. C’est ainsi que l’ont voulus nos anciens il y a des générations. Mais cela repose sur l’ordre de naissance, pas sur la compétence à diriger. Et malheureusement, quand vous êtes doués mais que vous n’êtes pas le premier à être sorti des entrailles de votre mère, vous n’avez aucun moyen de changer cela. Et si vous osez vous rebeller… Et bien, vous finissez pas rencontrer une jeune femme qui porte des paquets bien trop lourds pour ses frêles épaules…»

Il éprouvait une certaine pitié pour la jeune femme. Comment pouvait-elle bien survivre en étant aussi faible et en se berçant avec de telles illusions infantiles dans un monde qui prenait une certaine jouissance à briser de tels êtres, à les affliger des pires maux et des pires chaînes pour leur faire payer leur faiblesse ?

Lorsqu’elle lui demanda s’il pourrait un jour lui faire visiter sa Cité, Nessius ouvrit de grands yeux écarquillés et se fendit d’un sourire sardonique. Elle n’imaginait pas à quel point cette demande pouvait lui attirer des ennuis.

«Je crains que si je vous offrais cette opportunité, vous seriez réduite en esclavage à l’instant même où vous franchiriez la porte principale permettant d’y accéder. C’est ainsi que les miens agissent avec les étrangers. Et cela me peinerait de vous retrouver dans une situation pareille sans avoir la possibilité de vous en délivrer…»

Au moins était-elle prévenue. Sa curiosité devait s’arrêter là. A ses risques et périls.

Pourtant peu familière avec les sentiments de ce genre et les procédés mentionnés, l’Égyptienne fronce les sourcils inconsciemment : les maux qui poursuivent son bienfaiteur semblent bien sévères, mais elle ne s’estime pas légitime d’y apposer ses remarques. Tout cela ne provient, peut-être, que des fabulations dont elle se convainc aisément. Or, rien ne l’empêche de se questionner sur le fond de ses affirmations. Sont-elles si simples et expédiées que Nessius le laisse entendre ? Malgré tout, Asenath ne se prononce pas ; elle écoute avec attention et attend la suite. De toute manière, que pourrait-elle dire sans qu’il ne soit atteint directement ?

Les liens de pouvoir dictés par les anciens existent donc par-delà les terres. Cette révélation – quand bien même elle en avait conscience par avant, ne remonte qu’une infinie tristesse dans son regard. Ou plutôt est-elle guidée par cette amertume environnante qu’elle perçoit chez lui. Quelque part, il lui rappelle les enfants des bidonvilles, dont les figures adultes maudissent plus qu’ils n’essaient de guérir. Un instant durant, les prunelles dorées se perdent et ses oreilles deviennent sourdes aux voix présentes ; elles préfèrent celles qui viennent du passé.

L’esclavage est une normalité pour certains, un outrage pour d’autres. Compte tenu du ton employé, Asenath comprend que ses paroles sont sincères, ou, plutôt, qu’il croit sincèrement la véracité ce qu’il raconte. Elle n’est pas là pour juger, au contraire.

— Désolée de vous inquiéter… Certaines règles paraissent identiques quel que soit l’endroit où l’on se trouve, mais sans doute n’est-ce pas si simple de démêler les fils. J’aimerais comprendre ces points de vues, ne serait-ce que pour enseigner aux enfants…

Leur enseigner comment sourire réellement, comment faire face aux situations qui se présentent. Hélas, cette réflexion à voix basse ne s’achève pas. Elle observe ses paquets, à défaut de pouvoir trouver ses pieds, puis redresse le menton après une latence.

— Ne sommes-nous pas en train de tisser des liens ? La formulation vous paraîtra sans doute étrange, mais considérez-vous chez vous lorsque nous sommes ensemble…

Comme les navires, les hommes ont besoin d’un ancrage pour ne pas se perdre. Depuis les temps anciens, les Columba servent à maintenir ces liens, à travers les terres et les âges. Et cela quelle que soit la langue, les croyances ou la couleur. Ils sont là.
Arrivée devant la porte indiquée par la vieille dame, les paquets se posent sur le sol avec une extrême douceur. Sourire aux lippes, elle ouvre en partie ses bras dans sa direction, dans l’attente qu’il lui rende ceux qu’il portait.

— D’ici là, peut-être pourrais-je vous aider à mon tour ?

«Oh, cela ne m’inquiète pas le moins du monde. Il y aura toujours des hommes pour chercher à exercer leur pouvoir sur les autres. Quoi que l’on en pense, c’est viscéralement inscrit dans le mode de fonctionnement de notre espèce. La compréhension des plus jeunes est une chose. Mais il faut se garder de les bercer d’illusions. Si déjà, on peut leur enseigner l’esprit critique, cela leur éviterait bien des déconvenues…»

Eduquer la jeunesse ? Une bien belle idée. Mais encore fallait-il que les puissants, quels qu’ils soient, acceptent que l’on transmette à la masse et pas juste à une élite. Cette jeune femme était une idéaliste. Une rêveuse. Un positionnement que Nessius avait du mal à comprendre. Les faits, les mécaniques, les jeux de pouvoir. Voilà ce qui comptait. Les rêves n’étaient que le nom donné aux ambitions par des personnes trop faibles pour les réaliser.

Lorsqu’elle lui signala qu’ils étaient en train de tisser du lien, il la dévisagea, intrigué. Vraiment ? C’était comme ça qu’elle le percevait ? Il n’allait donc pas la contredire. Même si, de son point de vue, il s’agissait d’une simple discussion avec une inconnue à peine rencontrée. Un lien très ténu en somme. Il n’avait pas encore pris le temps d’évaluer en quoi cette jeune femme pourrait lui être utile. Mais il n’en avait pas l’envie pour le moment. De plus, il avait laissé ses propres tâches en souffrance. Un prétexte tout trouvé pour couper court à la situation.

«Je vois l’intention derrière vos paroles et je vous en remercie. Je vais malheureusement devoir vous quitter pour accomplir mes propres tâches. Je ne voudrais pas manquer de respect à mon hôte, voyez-vous. Si jamais vous souhaitez poursuivre cette discussion, vous pouvez toujours me trouver chez Antalias. Non loin de la basilique Saint Pierre. On vous indiquera facilement sa maison. »

Puis dans un sourire, le jeune garçon se fendit d’un simple baiser sur la joue de la jeune femme. Comme une provocation. Pour le plaisir de voir sa réaction qu’il anticipait déjà.

«Prenez soin de vous, Asenath d’Egypte. Rome est une ville bien grande pour les gens au cœur pur…»

Il lui fit un geste de la main puis s’éloigna d’un pas calme et mesuré.

Citation :

Rp terminé. Merci

Décidément, Nessius est un grand parleur. Toutefois, ce n’est pas tant que ses remarques sont illusoires, ou inintéressantes, mais simplement qu’il s’exprime beaucoup et que ses phrases sont longues. Pour peu, Asenath se perdrait dans les informations, si elle ne versait pas autant dans l’écoute. Ces sujets, son point de vue, tout l’intrigue ; il s’agit d’un moyen d’élargir ses horizons, de toucher du doigt ce qu’elle ignore encore. De cette manière, peut-être comprendra-t-elle mieux les autres.

Les liens se créent à partir de rien et n’ont pas besoin d’être profonds pour s’affirmer comme tel. Pourtant, Asenath ressent un malaise sur lequel elle ne parvient pas à dénicher une origine certaine. Semble-t-il que, une fois de plus, elle se méprend, que sa perception du monde est dérangeante. Alors, elle préfère se taire, laissant ses joues rougir pour elle. C’est la honte qui s’approche, elle le sent. Si bien qu’elle est prise de court, lorsqu’il l’invite à le retrouver chez son hôte, si l’envie lui prenait de continuer cet échange.

Tandis qu’elle s’apprête à répondre, un baiser sur sa joue les empourpres instantanément et, ne sachant comment réagir, son corps entier se fige le temps de réaliser ce qu’il vient de se produire. Les paupières arrondies et les pupilles dilatées, Asenath bégaie de ses lippes entrouvertes, essayant de replacer correctement ses mots.

— Pr… Prenez soin de vous également, Nessius. Merci encore pour votre aide…

Finalement, elle a une dette envers lui, en quelque sorte. Alors Asenath s'incline légèrement, masque ses rougeurs avec maladresse. Sans rien ajouter, elle l’observe sans aller, avant de prendre la route à son tour. Antalias : un nom, une localisation désormais gravée dans son esprit.

Citation :

Terminé également ici. Merci pour le sujet (et pour la génance dû au baiser !)