[Juin 551] La traversée du désert sur les flots (Kaleb - Endy)

Phalassarna… La dernière étape avant le Pirée. Les marchands avaient été relativement clair sur l’itinéraire et jusqu’à Alexandrie, les choses s’étaient déroulées sans encombres. La caravane avait traversé le désert du Sinaï et était parvenue jusqu’au port.

Une cité que le jeune axoumite découvrait pour la première fois. Elle ne reluisait plus du faste de son passé mais pour autant, elle demeurait impressionnante. Seulement, en arrivant dans la ville, les choses se gâtèrent. Cela faisait maintenant près d’une décennie que la Peste dite de Justinien affectait l’ancienne capitale égyptienne. Les marchands l’en avaient averti mais le jeune homme ne s’était à vrai dire pas attendu aux conséquences qui en découleraient.

Bien qu’Eunoia lui ait fourni l’argent nécessaire pour payer la traversée, aucun marchand ne souhaitait prendre le risque d’embarquer un passager dont il ne connaissait rien et qui pouvait apporter sur son navire la maladie avec les pertes humaines et financières qui en découlaient.

Il avait donc dû trouver une solution en comptant sur son ingéniosité et sur la divine providence. Et cette dernière s’était matérialisée dans une auberge sous une forme des plus atypiques. Le second d’un équipage l’avait entendu approcher différents capitaines sans grand succès. L’homme était rusé comme un renard et lui proposa donc ses services.

Trop heureux de trouver enfin quelqu’un qui ne le voyait pas comme un potentiel danger, Kaleb avait fait affaire avec lui. Ce n’est qu’une fois à bord, le lendemain qu’il se rendit compte que le navire était loin d’être un paisible navire marchand. Il n’était jamais monté sur un navire et ce ne fut qu’une fois le port d’Alexandrie quitté qu’il se rendit compte de son erreur. Des pirates ! Il avait embarqué à bord d’un navire de rançonnage et de rapine !

Kaleb se trouva particulièrement stupide. Le nom du navire aurait dû l’alerter. « La Rose Sanglante » n’était pas vraiment un patronyme pour un simple transport marchand. Et la nature de l’équipage était un second indice qu’il avait ignoré. Il y avait là autant de peuples que lors de la construction de la Tour de Babel.

L’Axoumite décida donc de se faire tout petit. Heureusement, il n’avait aucun bien de valeur sur lui et personne ne se préoccupa réellement de sa présence. Comme convenu lors de l’accord, Kaleb aidait aux tâches quotidiennes sur le bateau.

Mais pour le moment, il n’avait pas vu le capitaine. Les hommes parlaient entre eux. Sans se mêler de la conversation, l’axoumite n’en perdait cependant pas une miette. Il y avait de l’inquiétude, de la colère, des interrogations. Jusqu’à ce qu’à l’approche de la Crète, le serpent daigne enfin sortir de sa tanière. Appuyé sur la rambarde, son épée au côté, il n’y avait pas vraiment de doute sur l’identité de l’énergumène. Kaleb s’approcha donc avec sérénité.

« Bonjour, capitaine. Nous n’avons pas encore eu l’occasion d’être présentés. Je me nomme Kaleb et votre équipage a eu la générosité de bien vouloir m’emmener d’Alexandrie jusqu’en Grèce»

«Vraiment ? Alors je dois définitivement me considérer comme chanceux. Car vos hommes ont été on ne peut plus honorables. Vous n’êtes pas un équipage de forbans comme les autres, n’est-ce pas ?»

Une façon comme une autre de lancer l’appât pour en découvrir davantage. Car, outre la multitude de peuples représentés, il fallait bien avouer que le style de ce capitaine dénotait pas rapport à la plupart de ses hommes et des différents maîtres d’équipages avec lesquels Kaleb avait tenté de négocier.

Plus apprêté, plus maniéré. Et cette épée qu’il possédait à la ceinture était d’une incroyable modernité. Le jeune axoumite n’en avait encore jamais vu de semblables. La garde semblait d’une complexité artistique particulièrement ouvragée. Il ne connaissait aucune nation possédant une telle maîtrise de la forge. Mais il ne pouvait prétendre tout savoir. Sa connaissance théorique se limitait à ce qu’Eunoia et son propre père lui avaient enseignés. Mais il ne coûtait rien de demander.

« Je suis curieux… Votre épée est des plus originales. Je n’en ai jamais vu de semblable. Je me demande où elle a bien pu être forgée… Me permettriez-vous de l’examiner ?»

Une manière comme une autre de tenter de normaliser la conversation. Car il semblait que le capitaine faisait grise mine. Comme s’il avait le mal de mer ou qu’il avait abusé de la boisson de manière répétée ces derniers jours. Aussi, quand il le questionna sur ce qui l’amenait en Grèce, Kaleb se contenta d’une certaine pirouette.

«J’y vais pour une femme… Une de celles qui irradie de sa présence tout ce qui l’entoure. Mais je ne suis qu’un simple prétendant. Un parmi tant d’autres. Il est possible que j’effectue ce voyage pour rien. Mais il vaut mieux vivre de remords que de regrets, n’est-ce pas ?»

Une amphore à la mer pour voir s’il arriverait à en savoir davantage sur ce capitaine mystérieux. Il n’avait pas daigné lui donner son nom. Un oubli lié certainement à son esprit embrumé. Kaleb tâcha donc de palier à cet oubli en toute simplicité.

«Au faite, Capitaine… Avez-vous un nom ? Ou faut-il que je le devine par moi-même ? »

«Je suis navré de vous décevoir mais je crains que ce soit la première fois que j’entend parlé de vous. Je suis néanmoins ravi de vous rencontrer, Capitaine…»

Ainsi donc, cet homme avait l’aspiration à la notoriété tout autour de la grande Verte ? C’était un pirate plein d’ambition. Sauf que dans son cas, la plus part du temps, c’était à double tranchant. Bien sûr, être crains pouvait permettre de s’en tirer à bon compte et de prendre des navires sans avoir besoin du moindre abordage et de verser la moindre goûte de sang. Mais cela appelait aussi à l’ambition des semblables qui tenaient absolument à vous supplanter comme des ennemis qui tentaient de tirer gloire de votre capture ou de votre mort.

D’ailleurs sa présentation de la vie de son équipage était certainement édulcorée. Néanmoins la présence d’un code d’honneur avait quelque chose d’intriguant pour le jeune axoumite. Après tout, il pouvait le comparer aux enseignements qu’il avait reçus de son propre maître. Le fait de ne pas être sanguinaire gratuitement était déjà un bon point en soi. Cela signifiait que cet homme ne cherchait pas la facilité. Une qualité plutôt appréciable car peu répandue.

«C’est tout à votre honneur que d’éviter de faire couler le sang inutilement. D’autant que j’imagine qu’il ne s’agit pas de la posture la plus aisée… Mais qu’entendez-vous par remettre de l’ordre ? J’imagine que ce mot n’a pas le même sens pour vous que pour un amiral de la flotte romaine par exemple…»

Quand l’homme refusa de lui montrer sa lame et le questionna sur la nature de ses activités, Kaleb se contenta de décliner la couverture qu’il avait travaillée avec Eunoia pour ceux qu’elle appelait les dormeurs. Tout en rebondissant sur les manières dont le capitaine envisageait la conquête d’une femme avec un humour des plus décalés.

«Je ne suis qu’un humble scribe. Mais qui sait… Peut-être se laissera-t-elle touchée par quelques poèmes d’Ovide, par quelques traits d’esprit d’Aristote ou par les mythes de Platon au sujet d’un continent engloutit ? Mais il est certain que si un autre prétendant arrive avec un navire comme le vôtre, je n’aurais que peu de chances… D’ailleurs, si je peux me montrer curieux, pourquoi la rose sanglante ? »

Un nom qui ne collait pas forcément à ce Capitaine. Le Paon audacieux était un totem qui, au premier abord, selon l’impression que Kaleb avait de lui, lui aurait sans doute mieux convenu.

«Je tâcherai de m’en souvenir… Cela peut toujours s’avérer utile…»

Un homme bien singulier que ce Capitaine Endymion. Une certaine arrogance doublée d’une assurance qui devait en agacer plus d’un. Pour autant, Kaleb gardait à l’esprit la sensation que l’on n’arrivait pas à diriger un bateau sans quelques compétences ou par fruit du hasard. Pour autant, le jeune axoumite ne chercha pas à percer la lumière intérieure de cet homme qui lui faisait face. Du moins pour le moment. Il serait toujours temps d’appliquer l’enseignement d’Eunoia si le besoin s’en faisait sentir.

Pour autant, il était clair que l’homme lui faisant face n’était pas un pirate comme les autres. Son allure, ses manières, sa façon de se tenir et son langage semblaient en total décalage avec l’image que l’on pouvait se faire des écumeurs des mers. Mais Kaleb ne pouvait pas vraiment prétendre avoir une quelconque expérience dans le domaine. Aussi se garda-t-il de tout jugement hatif.

«Je les exècre également… Pour moi, l’être humain ne saurait être une marchandise et ces gens s’enrichissent sur le malheur des plus vulnérables… Vous êtes à l’opposé de la réputation que l’on fait des pirates… Vous semblez vous préoccuper des plus pauvres… Si tous vos confrères pouvaient suivre votre exemple, la vie serait elle peut-être plus juste pour ceux qui n’ont pas eu la chance de naître dans une famille aisée…»

La suite du discours d’Endymion modéra cependant quelque peu les propos de Kaleb. Bien évidemment, un échange de bons procédés. L’homme était rusé et cela appelait d’autant plus à la vigilance. La notion de bonté d’âme revenait pour lui comme pour son équipage. Peut-être attendait-il quelque chose en retour de lui comme il le faisait avec ceux à qui il redistribuait une part des richesses extorquées. Il devait en avoir le cœur net.

Mais il vit également le visage du pirate s’assombrir à l’évocation du capitaine précédent. Il ne fallait pas avoir inventé la roue pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un décès et que la plaie n’était probablement pas refermée.

«Oh… Je vois… Je gage donc que vous attendez peut-être quelque chose de moi en retour de cette traversée… Et… Je vous présente mes condoléances pour la perte de votre amie… J’imagine que l’on coule rarement de vieux jours paisibles lorsque l’on écume ainsi la Grande Verte… »

«Je ne crois pas que cela soit une question de prédisposition ou d’état d’esprit si vous me le permettez. En revanche, il est certain qu’une force de caractère permet de s’extirper de bon nombres de situations…»

Il pensait à tous ces esclaves qu’il avait eu l’occasion de croiser sur le marché d’Axoum, à ces regards résignés, à ces yeux baissés. Mais de là à penser qu’il s’agissait, comme le croyait Endymion, d’une prédisposition pour l’esclavage, il y avait un gouffre. Et que faisait-il donc du libre-arbitre cher aux gens de mer ?

«Vous croyez sincèrement que c’est une question de choix ? Je ne le pense pas… Je crois davantage à un concours de circonstance ou à un manque de chance. L’esclavage est une tragédie. Pas une soumission ou une quelconque destinée… »

Il jeta un coup d’œil vers l’horizon. L’empire ne pouvait pas se targuer de lutter contre cette pratique que Kaleb jugeait peu honorable. Comme la plupart des nations, le trafic humain y florissait et représentait, d’après ce que lui avait enseigné Eunoia, une force non négligeable du commerce. De nombreux marchands d’esclaves avaient pignons sur rue et étaient reconnus comme des notables dans différentes cités. Le monde était ainsi. Mais cela ne voulait pas dire qu’il fallait s’y résigner pour autant. Aussi le jeune homme eut une réponse des plus malicieuses vis-à-vis de son hôte.

« Méfiez-vous, Capitaine. La plume est parfois plus dangereuse que l’épée… »

Il ne suffisait pas de savoir se battre. Son maître le lui avait suffisamment répété. L’esprit pouvait parfois s’avérer plus efficace. Et surtout, un combat mené sans réflexion ne différenciait pas vraiment l’homme de l’animal. C’était à cela que servait la stratégie.

Mais les pensées du jeune axoumite furent interrompues par la dernière réflexion du capitaine. Kaleb n’avait jamais eu à subir une perte. Il ne pouvait qu’imaginer ce que l’on pouvait ressentir. Cet homme avait vraisemblablement besoin de parler. Il fallait juste lui en laisser l’occasion.

«Je suppose, oui. J’imagine que c’était un sacré personnage. Il est rare que des femmes arrivent à un tel poste. Vous voulez bien me parler d’elle ?»

Une invitation respectueuse sur un ton posé. Tout au plus une suggestion.

Citation :

HRP: T'inquiètes. Aucun soucis

«Je l’espère, Capitaine. Être libre dans sa tête, ce doit être le premier pas pour accéder à la liberté physique. Dans le regard donc ? J’en prends note. Je saurais donc sur qui m’appuyer si jamais j’avais l’opportunité de libérer des esclaves. Je rêve d’un monde où cette pratique dégradante prendrait fin… »

Une vision utopiste ? Peut-être. Kaleb avait toujours considéré les êtres vivants comme libres. Il n’aimait déjà pas voir des bêtes de somme. Encore moins des humains enchaînés et traités comme des simples marchandises. Pour autant, il savait qu’il ne pourrait révolutionner les choses à lui seul. Après tout, il n’était qu’un simple éveillé dans un monde où tout ceci relevait de la pratique courante. Les prisonniers de guerre, les étrangers les personnes endettées… Il y avait mille raisons pour lesquelles un individu pouvait tomber en servitude. Et rare étaient ceux qui s’en offusquaient.

Lorsque le capitaine évoqua à demi-mot une pratique licencieuse, Kaleb ne put s’empêcher de lui adresser un regard oscillant entre la stupéfaction et la compassion. Il ne pouvait pas se targuer d’une grande expérience personnelle dans ce domaine. Et à part ses découvertes solitaires et son observation de la nature, ses connaissances étaient assez limitées. Pour autant, il essaya de répondre avec humour à la remarque de son vis-à-vis.

«Tant qu’elle ne finissent pas dans votre séant… C’est esthétique mais ça doit être relativement inconfortable pour s’asseoir… A moins d’être un paon, bien entendu…»

Un clin d’œil vint appuyer le trait d’esprit. Il semblait y avoir une certaine arrogance chez cet homme qui aurait pu faire du volatile un parfait emblème pour lui. Mais Kaleb redevint plus sérieux quand ce dernier lui narra l’ancienne capitaine. Il y avait de l’admiration dans ses mots. Une certaine nostalgie également.Lorsqu’il l’interrogea sur son mentor, le jeune axoumite se montra des plus évasifs.

«Effectivement, j’en ai un. Une femme également. Avec un caractère disons plus… austère que votre capitaine. Elle m’a enseigné beaucoup de choses. Pour autant, notre relation s’est limitée à cet enseignement voyez-vous. Je le regrette. Mais pour pouvoir tisser des liens, il faut être deux, vous ne croyez pas ?»

Eunoia s’était toujours contentée du rapport maître-disciple. Une rigueur toute militaire même si elle avait pu faire montre de bienveillance vis-à-vis de Kaleb, jamais elle ne lui avait raconté quoi que ce soit d’intime ou exprimer ses émotions. Ainsi était-elle.

«C’est vrai. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer l’utilité de la taupe… L’apparence seule ne suffit pas à jauger d’un individu, vous ne croyez pas ? »

Ainsi, voilà quel semblait être son avis… Croyait-il que l’apparence seule résumait un individu ? Kaleb espérait que non. Car cela constituerait une déception en soi. Pour autant, peut-être cela expliquait-il sa façon d’être ? Le jeune axoumite ne pouvait s’offrir le luxe d’un jugement hâtif sur l’homme lui faisant face.

Il ne voulait pas non plus se montrer impoli. Pour autant, l’invitation dans ses appartements privés, à boire une boisson fortement alcoolisée, après des propos plus que licencieux, éveilla chez lui une méfiance instinctive. Ce n’était pas parce qu’il connaissait peu de choses des plaisirs de la chair qu’il ne savait pas détecter un sous-entendu graveleux quand il en voyait un. Lui aussi aimait jouer avec la langue. Même s’il préférait que cela soit avec une compagnie plus féminine. Il déclina donc l’offre avec politesse.

«Je ne voudrais pas vous manquer de respect, capitaine, mais je crains d’avoir besoin du grand air du large. Je ne peux pas me vanter d’avoir le pied marin. J’éviterai donc de m’enivrer dans un lieu clos au risque de repeindre vos appartements de mon dernier repas. Mais si vous tenez à boire, vous pouvez toujours le faire ici. Cela ne m’empêchera pas d’être de sobre compagnie pendant ce temps…»

Il espérait que l’homme n’en prendrait pas ombrage. Après tout, il pouvait s’avérer risqué de contrarier le capitaine du navire en pleine mer. Mais il ne comptait pas céder à ses avances. Même s’il pouvait comprendre et acceptait sans soucis que l’attirance pouvait exister entre deux personnes du même sexe, lui-même ne la ressentait pas. Et ce n’était pas une question de choix. Aussi tenta-t-il de ramener la discussion vers des sujets moins épineux.

«Mais dites-moi, vous parlez de l’esclavage comme si vous l’aviez vécu personnellement, je me trompe ?»

Le capitaine allait-il se prêter au jeu ?

«Le tout étant de ne pas se laisser berner par sa propre illusion, j’imagine. Mais on peut aussi apprécier la beauté d’une rose tout en ayant conscience du danger. D’ailleurs, c’est peut-être aussi cela qui la rend unique au monde…»

Une simple réflexion. Bien évidemment qu’il ne fallait pas se laisser berner par les apparences. Kaleb le savait. Après tout, même le corps le plus ingrat pouvait dissimuler une lumière intérieure éclatante. Et l’enveloppe charnelle la plus attirante l’obscurité la plus profonde.

Dans le cas du capitaine, les choses étaient plutôt troubles. Derrière son visage enjôleur, le jeune axoumite percevait une lumière torturée, quoi que d’un éclat hors du commun. Cette clareté ténébreuse, de par son intensité, lui rappelait celle d’Eunoia. Etait-il possible que cet homme soit ce que son maître désignait comme un éveillé ? Appartenait-il à la même engeance que lui ? Il ne pouvait l’affirmer avec une absolue certitude. Tout juste en avait-il une vague intuition. Il hésita à poser la question. Il choisit plutôt la prudence en prenant des moyens détournés.

«Tout dépend de l’étincelle de vie qui l’anime. Car un paon peut parfaitement être un phénix déguisé… Pour autant, l’aura qu’il dégage ne saurait tromper l’intuition de ses hommes comme celle de ceux qui savent voir au-delà des choses… »

Pas forcément l’approche la plus subtile mais au moins, à la réaction du capitaine, il serait fixé. Peut-être. Quoi qu’il en était, il y avait un je-ne-sais quoi de surprenant chez cet homme. Il lui semblait sympathiquement irritant, semblant jongler avec les paradoxes comme d’autres le faisaient avec des balles. Lorsqu’il le questionna sur propre parcours, Kaleb demeura des plus évasifs.

«Disons que je n’ai jamais souffert d’un quelconque manque affectif. Après, lorsqu’il m’a fallu choisir entre ma famille et le vaste monde, j’ai choisi l’aventure. Je ne sais pas si ça en dit plus long sur moi ou sur mon rapport avec les miens… Et vous ? Comment êtes-vous devenu pirate ?»

« Poséidon ? Vous voulez parler de la divinité marine que les anciens grecs vénéraient ? J’ignorais que son culte avait encoure cours de nos jours… D’ailleurs, je serais curieux de savoir quelles croyances peuvent bien vivre au cœur des gens de mers tels que vos hommes et vous-même…»

Il avait sans doute vu juste. Car la façon dont la mer s’était soudain animée n’avait absolument rien de naturel. Il ne fallait pas être élève d’Archimède pour le constater. Une brume accompagnée d’un vent glacial en plein mois de juin… Même pour une personne comme lui, peu familière du domaine maritime, cela devait naturellement éveiller des soupçons.

Donc, cet homme était bien un semblable. Et la référence à l’ébranleur des mers n’était peut-être pas un hasard. Eunoia lui avait parlé d’éveillés au service de différents dieux. Ceux de Poséidon se nommaient…. Les Marinas. Elle lui avait aussi expliqué que la première Guerre Sainte que les chevaliers d’Athéna avaient eu à mener durant les temps mythologiques avait justement été un affrontement contre eux. Les Atlantes… Tel était leur nom… Kaleb resta silencieux de longues secondes. Il devait en avoir le cœur net.

« Il ne fait aucun doute que la mer recèle quantité de mystères. Platon lui-même ne prétendait-il pas qu’une cité, située au-delà des colonnes d’Hercule, avait été engloutie pas la colère de leurs dieux ? L’océan est un territoire vaste et inexploré. Qui sait quels monstres et quels trésors il abrite en réalité ?»

Une perche qui en valait bien une autre. Il pouvait remercier son père de l’avoir forcé à étudier le Timée et le Critias. Si cet homme était au service du dieu des océans, alors le jeune axoumite devait se méfier et ne pas dévoiler son identité. Sinon, il pouvait dire adieu au fait d’atteindre le Sanctuaire. Quand le capitaine insista sur sa solitude, Kaleb esquissa un simple sourire.

« Cela ne me dérange pas. J’ai eu l’occasion de m’y habituer. Mais je ne m’y résigne pas pour autant. Je finirais bien par trouver sandale à mon pied. Après tout, c’est pour cela que je traverse la Grande Verte… »

Il resta à admirer la brume qui les entourait. Il réajusta son étole et, au bout de quelques secondes, il se tourna vers son vis-à-vis.

« Cette brume est bien embarrassante. Cela ne risque pas de nous empêcher d’accoster à Phalassarna, n’est-ce pas ? J’imagine qu’avec votre expérience, vous avez l’habitude de ce genre de manœuvres, non ? »

« Non, bien évidemment… Mais vous avouerez que l’expansion de la foi chrétienne au détriment des anciens dieux est de plus en plus marquée. Je pensais simplement que les divinités grecs et leurs homologues romains avaient cessé d’être adorés avec la christianisation de l’Empire… Je m’en voudrais de contrarier le seigneur des océans…»

A fortiori l’un de ses serviteurs. Car la réaction de l’homme, toute vague soit elle, ne laissait que peu de doutes sur son allégeance. Même s’il ne pouvait en acquérir l’absolue certitude, Kaleb en aurait mis sa main dans le buisson ardent. Il s’avérait bien trop risqué d’afficher sa propre affinité. Même si les appels du pied du capitaine se faisaient pressants.

Le jeune axoumite resta de marbre aux invitations à peine voilées à se jeter par-dessus bord. Bien évidemment qu’il pourrait rejoindre la côte à la nage. Il avait déjà pu tester sa vitesse de déplacement et constaté qu’elle lui permettait notamment de traverser de larges étendus en un battement de cils. Pour autant, Eunoia lui avait exprimé clairement la première de toutes les règles : ne jamais briser la mascarade, ne jamais révéler l’existence des éveillés aux dormeurs. Une gageure ô combien nécessaire pour l’équilibre du monde.

Il chercha donc à effectuer une petite pirouette par un trait d’humour afin d’éviter de s’appesantir sur le sujet.

« L’important c’est d’avoir de bonnes semelles et de ne pas chercher à relever de défis pour une gloire aussi vaine qu’illusoire. Si je devais gravir une montagne, je chercherais tout bêtement un sentier pour ne pas avoir à jouer les équilibristes… »

Une manière poli de clore le débat. Tout du moins l’espérait-il. La brume se dispersa peu à peu, la mer retrouvant sa couleur et sa tranquillité préalable. Kaleb esquissa un sourire.

« Et bien ! On dirait que les éléments tournent en notre faveur capitaine. N’est-ce pas le port que nous apercevons à l’horizon ?»

Il fallait l’espérer car la situation devenait quelque peu inconfortable. Et Kaleb n’avait prévu d’aller nourrir les poissons de sitôt. Pas avant d’avoir pu tenter de revêtir l’une des armures sacrées d’Athéna tout du moins.

«Il y a toujours un chemin…. Il suffit de s’armer de patience et de sagacité…»

Kaleb parvenait à gérer ce jeu d’équilibriste avec une certaine aisance ce qui le décrispa légèrement. Le capitaine ne semblait pas disposé à le pousser dans ses retranchements pour en savoir davantage. Tant mieux. Pas que sa compagnie soit forcément désagréable en soi. Mais Eunoia l’avait invité à la prudence et à la mesure s’il rencontrait un autre éveillé. D’autant plus s’il soupçonnait que leurs allégeances respectives risquaient de les mettre en situation de conflit.

Il regarda le port se rapprocher effectivement et eut un sourire à la dernière réflexion du maître dela Rose sanglante.

«Oui… Ce serait un accident des plus malencontreux… Et ce serait de surcroit dommage d’abîmer un héritage auquel vous êtes visiblement très attaché. Et puis, je n’oublie pas votre conseil : il est dangereux de se moquer de l’océan. Comme de ceux dont il est le domaine… »

Rancunier, hein ? Une différence qui existait entre eux. En revanche, question mémoire, le jeune axoumite se défendait. Il n’oublierait pas de sitôt le capitaine Endymion et sa Rose Sanglante. Bientôt le port se rapprocha inéluctablement avec ses mats et ses odeurs de poisson. Kaleb récupéra son baluchon et, alors que les amarres venaient tout juste d’être fixées, il sauta sur le quai.

«Ce fut une rencontre instructive que la vôtre capitaine. J’espère que vous parviendrais à faire votre deuil. Nul ne mérite de vivre au milieu des fantômes. Ils finissent inlassablement par nous ronger. Je le crains. Bon vent…»

Sur ces paroles, il fit volte-face et se dirigea vers l’extérieur de la bourgade. Une longue route l'attendait encore jusqu'au Sanctuaire. Mais il avait prévu de faire un détour par la Crète. Après tout, il y avait des choses à y découvrir...

Citation :

Rp terminé. Merci