[Fin avril 553] Every breath you take [PV Calypso]

La réunion avec le Dragon des Mers et les mutins venait de s’achever. Le Naga n’avait cessé de repenser au fait qu’Endymion avait perdu son écaille. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer au pied de ce foutu pilier de l’Atlantique Nord ? Qu’est-ce qu’Endymion ne lui avait pas dit ? Et surtout… Où était Caly ?

Nessius s’inquiétait pour elle. C’était un fait. Il avait fait une promesse à la Toreador Arkantéa. Et aussi calculateur qu’il puisse être, le jeune Céléno Merinita était attaché à la jeune femme. Et il ne voulait pas qu’il lui arrive quoi que ce soit de fâcheux. Quitte à mettre son grain de sel là où il ne devrait pas. Être un poil à gratter indésirable était, de toute façon, presque une marque de fabrique.

Mais surtout, c’était l’ambiance délétère de la cité et les risques que la jeune femme courrait qui le souciait. Tout éveillée soit elle, Calypso était encore ébranlée, fragilisée par la mort d’Orphéus. Si jamais elle venait à être attaquée, aurait-elle la force sinon l’envie de se défendre ? Ou se laisserait-elle mourir en espérant pouvoir rejoindre l’amour qui lui avait été arraché ?

Cette dernière pensée lui fit courir un frisson le long de l’échine. S’il fallait qu’il éventre la moitié d’Atlantis pour empêcher qu’il ne lui arrive quoi que ce soit, il le ferait sans sourciller. Un rictus ironique éclaira son visage à cette pensée. Ainsi, lui, Nessius, l’égoïsme fait homme, en venait à se soucier de quelqu’un d’autre que sa propre personne. Si son père le voyait, il aurait sans aucun doute ce regard de supériorité et de mépris mêlé qui le caractérisait. Sa façon de montrer à son fils cadet qu’il n’était pas digne du sang qui coulait dans ses veines.

Nessius arriva devant la demeure des Toreador Arkantea. La soirée était déjà avancée. Il se présenta à l’entrée. Comme à son habitude, ce fut Philomaque qui le reçut.

«Bonsoir Philomaque. Veuillez m’excuser de vous importuner à une heure aussi tardive. Dame Calypso est-elle rentrée? Il est des affaires urgentes dont il me faudrait absolument l’entretenir…»

Il était à souhaiter que les craintes de Nessius soient infondées. Il tenta de paraître le plus calme possible, ne laissant rien paraître de son inquiétude.

Lorsque Caly fit son apparition, le Naga ne put réprimer l’impulsion de la prendre dans ses bras. Il mit quelques secondes à réaliser la singularité de l’acte qu’il venait de poser. Il se figea, relâchant instantanément son étreinte avant de rester un instant interdit. Son esprit tourna en un éclair à plein régime pour se dépêtrer de cette situation embarrassante et retrouver une contenance, ce qu’il parvint à faire, non sans mal.

«Excuse-moi, je voulais vérifier que c’était bien toi en chaire et en os et pas une illusion… Il y a de drôles de choses qui se passent en ce moment. Il vaut mieux être prudent.»

Il réajusta les plis de son étole et reprit le cours de sa pensée comme si son errance fugace n’avait pas existé.

«Notre Seigneur soit loué, tu vas bien. J’ai entendu d’affreuses rumeurs sur ce qui s’est déroulé au pilier de l’Atlantique nord. On dit que le Dragon des Mers a perdu son écaille. Alors, je voulais juste m’assurer que tu allais bien. J’étais inquiet…»

« Un aveu de faiblesse ». La voix de Nero Céléno Merinita résonna dans son esprit. C’est sans doute ce qu’il lui aurait dit. Mais Nessius s’en fichait comme de sa dernière chemise. Cependant, il avait besoin d’en savoir plus. Toute information était bonne à prendre. Et Caly était une source fiable, l’une des rares en qui il puisse avoir une confiance absolue. Un privilège rare dans la situation actuelle. Lorsqu’elle lui proposa une collation, il se fendit d’un sourire charmeur.

«Avec plaisir… Et je ne te parlerais pas du Secret. C’est promis. En revanche, je veux bien que tu me racontes tes aventures avec Endymion et son second…»

Cela l’arrangeait de ne pas avoir à s’étendre sur son entrevue avec Julius Pontus. Après tout, que pouvait-il lui apprendre qui l’aurait intéressé ? Que ce dernier était en passe de commettre une action suicidaire et que le Naga projetait de ne rien faire pour l’en empêcher ? Inutile. Et dangereux de surcroît. Il prit la main de la jeune femme en douceur et lui adressa un regard apaisé.

«je te suis…»

«Je… suis désolé. Ce genre d’effusion est déplacé… C’est irrespectueux de ton deuil et de la mémoire de celui que tu aimais. Je te prie de bien vouloir m’excuser…»

Troublé par cette sincérité désarmante, Nessius tenta de dissimuler derrière une distance feinte sa surprise à la réflexion de Calypso. Que voulait-elle entendre par là ? Qu’il pouvait se laisser aller ? Il n’avait jamais partagé la moindre intimité émotionnelle avec qui que ce soit depuis la mort de sa sœur et son exil. Un autre temps. Une autre époque. Un autre lui. Qui n’avait peut-être plus sa place ici.

Mais bien vite, ils en revinrent aux affaires. A ce qui l’avait amené ici dans un second temps, bien qu’il prétendrait certainement le contraire à quiconque insisterait trop lourdement sur le sujet. Et il découvrit un autre visage de Calypso. Une détermination qui le surprit de prime abord. Ainsi, elle voulait poser les questions et mener les échanges ? Surprenant pour une personne qui, quelques secondes auparavant semblait avoir espérer une simple visite ponctuée par un instant de détente. Un élément que Nessius ne manqua pas de lui faire remarquer.

«Taratata… Tu m’as demandé de ne pas te parler du Secret. Je ne t’en parlerais donc pas. Mais tu extrapoles beaucoup trop ma chère Calypso. J’ai surtout l’impression d’avoir manqué la fête. J’aurais dû vous accompagner puisqu’il semblerait que tout le monde se soit donné rendez-vous chez ce diable d’Endymion… »

Le Naga était un peu amer de cela. Peut-être que l’avenir de la Cité s’était joué à cet instant précis et il n’avait pas été là pour recueillir les éléments. Peut-être était-il passé à côté d’informations ô combien précieuses pour empêcher les Muens et le Conseil de s’approprier le pouvoir ? Tandis qu’il courait après un vivant qui se voulait déjà mort, il avait sans doute raté l’essentiel.

Mais la main des Hyades qui se posa sur la sienne le ramena à des considérations plus pragmatiques. Il planta ses yeux ophidiens dans ceux de la jeune femme. Les yeux améthyste étaient d’une gravité qu’il ne lui connaissait pas. Et toujours cette détermination. Comme si son amie avait laissé une puissance intérieure la posséder. Ou était-ce son propre regard qui était biaisé ? Peut-être n’était-elle pas la noble demoiselle fragile et réservée qu’il s’était imaginé ?

Quoi qu’il en soit, elle ne semblait pas prête à jouer aux jeux de négociation auxquels Nessius s’adonnait d’ordinaire. La belle affaire ! Comme si elle allait le faire plier ! Lui ! Pourtant, inexplicablement, il se surprit à bredouiller et à chercher ses mots pour se dépêtrer de l’embarras de la situation.

«Je… n’ai… rien trouvé excepté un homme qui s’est déjà condamné lui-même. Le Secret est voué à disparaître. Ils ne porteront pas l’héritage d’Orpheus. Ils se contenteront peut-être d’un coup d’éclat avant de disparaître mais rien de plus. Un coup pour rien, je le crains… »

Ce n’était qu’une semi-vérité. Il ne savait pas encore ce que lui réservait Julius Pontus lors de leur prochaine entrevue. Mais cela, c’était un autre problème qu’il lui faudrait résoudre en temps et en heure.

«Ce n’est pas à moi d’en décider… Seul Notre Seigneur a ce pouvoir…»

Il lui répondit avec un double-sens volontairement flou, laissant planer une possible incompréhension. Faisait-il référence à la place dans son cœur ou au poste de Légat ? Comme à son habitude, Nessius s’en tirait avec une pirouette verbale et un peu d’esprit. Parce que ce flou l’envahissait tout autant et, même s’il peinait à se l’avouer, le fragilisait. Et cela, il ne l’acceptait pas. Le regard jugeant de son père lui collait à la peau. Et il tentait de gérer tout ce bouillon d’émotion de la seule manière qui avait fait ses preuves : avec distance et ironie.

C’est le moment que choisit Caly pour attaquer. Oh ! Pas de manière virulente, non… Elle n’était pas du genre à monter sur ses grands chevaux. Mais ses mots le blessèrent aussi surement qu’une lame enfoncée en plein cœur. Elle voulait des informations à tout prix, des éclaircissements sur sa manière de se comporter avec elle. Elle le sommait presque de justifier son comportement. Il sentit la colère l’envahir. Son aura améthyste se déployant malgré lui. Ne voyait-elle pas qu’il tentait de la préserver ? De pouvoir vivre paisiblement son deuil malgré les conditions dans lesquelles se trouvait la Cité ? Son regard serpentin se fit plus intense avant qu’il explose. Littéralement.

«Parce que tu crois que ça m’amuse ?! De te voir te faner pour un homme qui ne t’a jamais adressé un regard ?! De te regarder dépérir et de savoir que, quoi que je fasse, je suis incapable de t’apporter le soulagement dont tu aurais besoin ?! J’aimerais bien pouvoir ramener le Légat à la vie rien que pour l’obliger à nettoyer lui-même le chaos qu’il a semé ! Et j’en profiterai pour lui botter les fesses si fort qu’il ferait un aller-retour avec la surface !»

Puis, d’un coup son Onde s’éteignit. Brusquement. Ses jambes se dérobèrent sous lui et les larmes se mirent à couler. Le masque avait volé en éclat. Pathétique. La voix de Néro se rappelait à lui. Encore une fois. Pour autant, il restait maître de la sienne. Même si le ton était brisé.

«Je ne veux pas te perdre comme je l’ai perdu…Elle… Mon âme ne le supporterait pas. Tu es la seule personne en qui j’ai réellement confiance dans toute cette foutue Cité…. »

Il leva la tête pour croiser son regard. Qu’allait-il y lire ? De la colère ? De la compréhension ? Du dédain ? Il n’était plus question d’Amirauté, de lien de vassalité ou de quoi que ce soit d’autre. Le comprendrait-elle seulement ?

«Parce que tu crois vraiment que cela nous protège davantage que cela nous expose ? Notre devoir est une chose. Vis, deviens fort, combat un autre jour. Parfois, éviter le conflit est la meilleure option. Je n’aurais que faire que tu ais rempli ton devoir si cela m’oblige à enterrer moi-même ton corps sous une stèle d’orichalque… »

Il la regarda avec un regard courroucé. Elle lui parlait de devoir et d’honneur là où lui cherchait juste à préserver la vie. La sienne en l’occurrence. Mais le comprendrait-elle seulement ? Tout du moins l’accepterait-elle ? Il devait se rendre à l’évidence. Derrière sa douceur et sa timidité, la demoiselle était à moitié aussi au moins entêtée que lui. La convaincre risquait donc d’être particulièrement fastidieux.

Nessius dévisagea Caly incrédule lorsqu’elle lui proposa un duel. Non mais pour qui le prenait-elle au juste ?

«Donc en gros ce que tu me propose, c’est de me mettre une bonne dérouillée pour me prouver que tu es capable de te défendre toute seule et pour me faire quoi ? Entendre raison ? Désolé de te décevoir ma chère mais il est hors de question que je lève la main sur toi. Ne serait-ce que dans le cadre d’une joute « amicale ». Et rien ne saurait non plus me convaincre de te donner des informations susceptibles de te mettre en danger. Que cela te plaise ou non, je décide encore de ce que je fais de mes poings… Et de ma langue… »

Il hésita quelques secondes devant la main tendue et finit néanmoins par la saisir. Il se redressa, épousseta sa toge froissée et s’appuya contre le pilier le plus proche, les bras croisés, en signe ostensible de mécontentement. Comme un gamin de cinq ans qui avait décidé de bouder. Il savait que cette attitude n’était pas constructive. Mais il ne céderait pas. Du moins, pas tant qu’elle n’aurait fait vers lui le pas qu’il attendait d’elle.

Elle avait le droit de faire ses choix. Mais pas de ruiner sa vie. Pas comme ça. Pas avant d’avoir les cheveux grisonnants, d’avoir remisé son écaille au placard et de souffrir de douleurs aux articulations à chacun de ses mouvements. Et il serait là pour s’en assurer. Que cela lui plaise ou non.

«Tu as d’autres propositions à me faire ou on reste là comme deux imbéciles ?» , finit-il par lui lancer excéder. Rare était ceux qui pouvaient se vanter d’avoir désarçonné Nessius Céléno Merinita. Calypso avait de la chance.

«Donc le suicide ou le duel ? Fantastique comme alternative ! Parce que tu crois que ça n’apportera pas non plus le déshonneur sur ta maison en te donnant la mort? Non, effectivement, je ne dois pas savoir à qui j’ai à faire. Je ne savais pas que Calypso Toreador Arkantea était du genre à pratiquer le chantage…»

Il décroisa lentement ses bras. Son Onde se déploya à nouveau mais de manière plus douce, enveloppant la jeune femme. Aussitôt la plaie de sa main commença à se résorber jusqu’à disparaître totalement au bout de plusieurs secondes. Nessius se détacha du poteau et s’approcha calmement de Calypso. Jusqu’à se retrouver face à face, à un souffle d’elle, plongeant son regard dans celui de l’héritière.

«Toi non plus, tu ne semble pas savoir qui se tient en face de toi… Ecoute-moi bien attentivement, Calypso des Hyades… J’irais te chercher jusqu’en Enfer s’il le faut et je te ramènerais ici par la peau des fesses. Je te sauverais aussi longtemps que nécessaire, que cela soit de toi-même ou des autres. Tu m’auras sur le dos pour le reste de ton existence. Tu sais ce qu’est un serment inviolable, non ? »

Il la prit dans ses bras mais cette fois de manière beaucoup plus posée, réfléchit, apaisée. Les larmes avaient fini de couler. Il passa lentement sa main dans ses cheveux argentés. Au diable le deuil, au diable Orpheus, au diable le chaos environnant. Peut-être serait-il rejeté ? Faible et indigne. La voix de Néro s’insinua à nouveau dans son esprit. Il la chassa d’un hochement de tête. Puis plongeant son regard dans celui de la jeune femme, il la fixa intensément. Il laissa le silence s’installer quelques secondes comme s’il attendait de voir la réaction de Calypso. Puis calmement, il reprit d’une voix plus douce.

«Je vais te dire ce que je sais. Non pas parce que tu cherches à m’y contraindre par des moyens indignes de toi mais parce que je vais y poser une seule condition. Je t’interdis de mourir, à moins que cela soit côte à côte au combat. Je suis certain que tu me balaierais d’un revers de main si nous nous affrontions. Le rang ne remplace en rien l’expérience. Fais-moi ce serment et plus jamais je ne chercherais à te dissimuler quoi que ce soit. C’est entendu ?»

«Je l’espère… Car je ne suis pas sûr que je saurais supporter ta perte… »

Là encore, un aveu de faiblesse. Tout du moins c’est ce que lui aurait murmuré son père. Mais il n’en avait cure. Un soulagement profond s’était saisit de lui. Au moins ne se laisserait-elle pas mourir. Il y avait donc bien une force de caractère, un feu brûlant derrière ce masque de glace et de tempérance. Un fait qui avait surpris le Naga mais le touchait plus qu’il ne voulait bien se l’avouer.

Elle était la seule à lui accorder sa confiance depuis son retour à Atlantis. La seule avec laquelle le rapport de force, les négociations et le double jeu était inutile. Tout du moins, la seule avec laquelle il luttait contre cette habitude quasi maladive.

«Maudit qui s’en dédit…»

Une promesse était une promesse. Et la malédiction n’était certainement pas à prendre à la légère. Mais au moins aurait-il la certitude qu’elle ferait tout pour se sauver elle-même, pour ne pas glisser en espérant aller rejoindre ce damné Orpheus. Il n’y avait que comme cela après tout qu’il savait soigner un deuil. En s’accrochant aux vivants. A ceux qui restaient. Même si les cicatrices demeuraient vives. Silia… Antalias… Chacune de ces pertes restaient marquées au fer rouge dans son cœur et il ne voulait pas ajouter Calypso à la liste.

Pour autant, il lui avait dit qu’il lui donnerait les informations. Même si cela devait la mettre en danger. Alors, prenant une grande inspiration, il tâcha de mobiliser toute sa mémoire pour ne rien omettre.

«Arhan m’a demandé de retrouver un certain Julius Pontus, un membre du Secret des Abysses. Il espère pouvoir l’arrêter pour le soumettre à la question si tu vois ce que je veux dire. J’ai dû lâcher quelques noms dont le tiens pour qu’il accepte de me faire confiance….»

De cela, il n’était pas forcément fier. Car nul ne lui prouvait que Julius Pontus ne retournerait pas sa veste si les choses ne tournaient pas en sa faveur. Il poursuivit cependant.

«Le Secret est voué à disparaître mais avant cela, ils visent un baroude d’honneur. Assassiner un membre du Conseil. Le plus influent possible, j’imagine…»

Une semi-vérité. Mais rien ne prouvait à Nessius que des oreilles indiscrètes ne se trouvaient dans les parages…

«Je le sais… Comme je sais que je peux me fier à toi aveuglément… Sans pouvoir me l’expliquer… J’imagine que c’est ainsi que l’a voulu Notre Seigneur…»

Presque un constat de faiblesse. Cependant, Nessius l’acceptait avait une surprenante sérénité. Il se sentait rassuré par ce serment car il savait qu’elle le tiendrait coûte que coûte. Pour autant, il se senti gêné quand elle lui demanda des précisions sur ce qu’il pouvait avoir dit. Comme un gamin devant avouer une bêtise à sa mère. Il fixa ses pieds l’air contrit.

«Non, pas au Primus Senator… Je suis stupide et arrogant, mais pas à ce point. Je parlais de ce Julius Pontus. J’avais besoin de lui citer une quelqu’un connu comme étant une personne de confiance d’Orpheus. Et ton nom est le premier qui me soit venu. Je suis désolé… »

Il se sentait quelque peu honteux. Un sentiment relativement nouveau pour lui. L’impression vague et désagréable d’avoir trahi la jeune femme ou tout du moins d’avoir lâché son nom en pâture sans savoir ce que ce damné Secret des Abysses pourrait bien en faire.

Lorsqu’elle le questionna sur les intentions de l’organisation secrète, Nessius se contenta de hausser les épaules, s’excusant presque comme s’il était responsable de ne pas en savoir assez.

«Je n’ai rien répondu. Leur but est clairement de déstabiliser le Conseil et de le pousser à l’effondrement. Je pense qu’ils cherchent à rétablir Cinead dans ses fonctions mais je ne peux pas le prouver avec certitude. Pour autant, je n’ai pas encore pris de décision par rapport à cette information. Car, en fonction de la personne qui l’aura en sa possession, le factice équilibre actuel pourrait être remis en cause. Mais leur geste, aussi désespéré soit-il, permettrait sans doute de faire sortir le requin du récif…»

Il resta songeur quelques instants, comme pris dans une intense réflexion. Puis plongeant à nouveau son regard reptilien dans celui de la Toreador Arkantea, il l’interrogea.

«Tu en penses quoi ? A qui devrions-nous confier cette information ? »

«A vrai dire, je pense qu’ils espèrent davantage qu’il redevienne Primus Senator… Il n’ont tout de même pas la prétention de se substituer à Notre Seigneur pour forcer à l’élection de son nouveau représentant…»

Calypso était loin d’être stupide. Avec cette simple phrase, elle pouvait, par déduction, identifier la cible sans qu’il ait besoin de la nommer. En ce qui concernait les Muiens, Nessius avait bien plusieurs idées mais il n’était fondamentalement convaincu par aucune de ces options. La possibilité qu’il venait d’évoquer n’était qu’un de ces scénario. Mais il se devait d’éclairer les Hyades le plus possible sur sa façon d’envisager la situation.

«Cela créerait un appel d’air, une latence au sein du pouvoir. Suffisamment pour pousser l’ennemi à se dévoiler. Une opportunité qu’ils s’empresseraient de saisir si ce ne sont pas des moitiés de demeurés. Pour autant, il nous faut gagner du temps car nous n’avons pas encore assez de cartes dans notre manche pour pouvoir les berner et les éradiquer définitivement je pense. Il y a encore trop d’inconnues. Sur l’assassin d’Orpheus. Sur celui des gardes. Je reste convaincu qu’Arhan est derrière tout ça ou qu’il est un pantin aux ordres, mais je ne peux pas le prouver. Mais peut-être est-ce mon orgueil qui parle…»

Il fallait bien avouer que l’entrevue houleuse qu’il avait eu avec le Primus Senator avait renforcé l’à priori négatif qu’il avait sur ce dernier. Il faisait un coupable idéal. Peut-être trop, paradoxalement. Pour autant, même s’il était étranger à cette affaire, son arrogance et sa soif évidente de pouvoir constituait un frein d’envergure dans l’optique d’une collaboration efficace visant à démasquer les ennemis de la Cité. Et il était celui par qui le chaos était arrivé…

Lorsque Caly évoqua les Quaesitors, Nessius eut un petit rictus de contentement. Elle était la première à leur accorder une importance dans toute cette folie. Il acquiesça calmement.

«Le Primus est un homme sage et qui a à cœur le respect des lois et l’intérêt commun. Pour le moment, je pense qu’il rassemble des données, qu’il observe. Il essaie de ne pas prendre position d’après ce que j’ai pu comprendre. En ce qui concerne Julius Pontus, c’est à moi de gérer cet aspect-là. Je dois achever ce que j’ai commencé. Et puis, s’il voit débarquer quelqu’un d’autre que moi, cela pourrait compromettre le cours des choses et nous obliger à faire un choix par défaut… La question est plutôt de savoir si nous devons prévenir Cinead ou le Conseil ou les deux de ce qui se trame… »

Jouer sur les deux tableaux. Encore et toujours. Même si la tête du Primus Senator ne lui revenait pas, devait-il sacrifier sur l’autel des ambitions des hommes dont le baroude d’honneur était voué à l’échec ? Pour s’attirer les bonnes grâces de son adversaire ? Une stratégie qui pouvait faire sens, surtout si Arhan le faisait étroitement surveiller sans qu’il s’en rende compte… Ou devait-il laisser le Secret tenter sa chance, quitte à mettre le feu aux poudres. Ce dilemme portait en lui l’avenir de la Cité. Il en avait la conviction. Il devait faire un choix. Et il comptait sur la sagesse de Calypso pour l’éclairer.

«Il ne s’agit pas de ça mais d’une opportunité politique. Nous sommes en temps de guerre… Une guerre civile qui ne dit pas encore son nom. Des morts, il y en aura. Quel que soit le choix fait. La question est plutôt de savoir si cette mort-là peut servir les intérêts de la Cité ou non….»

Froid et pragmatique. Nessius savait l’être quand cela s’avérait nécessaire et que cela ne touchait pas une personne qu’il appréciait. Et comme les personnes qu’il appréciait se trouvaient presque toutes dans cette pièce à l’instant même, il n’avait pas besoin d’aller plus loin. La mort d’Arhan pouvait s’avérer d’une efficacité redoutable si le Secret était à moitié aussi dangereux qu’ils ne le laissaient entendre. Pour autant, s’ils se rataient et qu’il survivait, le Naga ne pouvait se payer le luxe que le Primus Senator apprenne qu’il était resté inactif tout en connaissant l’identité de la cible. Il poussa donc un long soupire. Jouer sur les deux tableaux comportait parfois des inconvénients. Et nécessitait de ne pas toujours écouter ses penchants naturels.

«Je ferai un rapport au Primus Senator contenant les informations à ma disposition. J’en transmettrai également un à Cinead par ton entremise ainsi qu'au Primus Quaesitor. Peut-être que les uns ou les autres possèdent des pièces du puzzle qui pourraient nous être utiles…. »

Bien évidemment, chaque message ne contiendrait pas les mêmes informations. Et surtout pas l’identité de la cible. Histoire de laisser au Secret des Abysses une occasion de parvenir à ses fins sans pour autant se mettre en difficulté en cas d’échec de leur tentative. Arriver à gagner quel que soit l’issue.

Lorsque Caly évoqua la possibilité de prendre contact avec Aurora, Nessius opina du chef. Elle était sans doute la mieux placée pour cela. Il tenterait d’en savoir plus en allant aussi à la rencontre des Abysses.

«Va voir Aurora. Votre lien pourrait te permettre d’obtenir bien plus d’elle que n’importe lequel d’entre nous… Je m’occupe du Secret…»

Il lui restait un point à éclaircir. Une question qu’il s’était posé lors de son entrevu avec le Primus Senator Sefirot. Une information dont il avait besoin pour mieux saisir le rapport des forces en présence.

«Il y a une question qui me taraude… J’espérais que tu saurais peut-être y répondre. J’imagnie qu’en tant qu’ancien Légat, Cinead est un éveillé. Mais du côté du Conseil ? Il y en a-t-il ? Il me semble avoir entendu parler du patriarche Bjornaer. Et lors de mon entretien avec Arhan, j’ai eu une drôle de sensation mais sans pouvoir en avoir l’absolu certitude…»

Parce que cela pouvait changer pas mal de choses. Si le Sefirot était un éveillé lui aussi, il ne serait pas une cible des plus aisées. Et Nessius n’avait pas vraiment le droit à l’erreur vu l’étroitesse de la marge de manœuvre qu’il prétendait se créer.

«Tu as raison. Il s’agit de tuer celui ou celle qui menace l’équilibre du groupe… Si réellement cette vie ne doit pas être prise, Notre Seigneur fera en sorte qu’il n’en soit pas ainsi. Dans le cas contraire, c’est que les Moires en auront jugé autrement…»

Le Destin. La Fatalité. Même si Nessius croyait fermement à la possibilité de le forcer, il doutait de la puissance de la volonté d’un simple être humain, fusse-t-il éveillé face à celle d’une divinité. Pour autant cela n’empêchait pas de poser des actes et de voir ce qu’il en résulterait. Après tout, les faveurs des dieux étaient mystérieuses par elles-mêmes.

Lorsque Caly évoqua son geste vis-à-vis des populations de l’Indien, il ne put s’empêcher de se sentir embarrassé. Elle semblait prendre pour de l’altruisme ce qui n’était qu’un simple calcul populiste visant à calmer la plèbe et à la rendre dépendante donc manipulable. Les romains n’avaient-ils pas développé ce même concept du panem et circenses à l’extrême pour asseoir leur empire ? Pour autant, même s’il peinait à se l’avouer, le Naga savait ce que l’on ressentait lorsque l’on mourrait de faim. Il l’avait expérimenté parmi les surfaciens. Et ne le souhaiterait qu’à ceux qu’il méprisait. Il haussa donc simplement les épaules.

«Cela évite qu’ils attaquent des familles nobles qui n’ont pas les moyens de se défendre pour prendre par la force ce dont ils ont besoin pour vivre. Eviter de rajouter du chaos au chaos. Car se cacher parmi la plèbe et la manipuler peut tout à fait être une tactique des ennemis d’Atlantis. Autant leur couper les algues sous les pieds…. »

Garder le contrôle de la situation. Obtenir le maximum d’informations possibles. Il écouta attentivement les Hyades lorsqu’elle lui détailla les capacités des uns et des autres. Il lui apparut encore plus évident, vu les dires de l’héritière Toreador Arkantea, que la tentative de meurtre sur Arhan avait encore bien moins de chances d’aboutir que ce qu’il avait imaginé. Lui envoyer une missive au plus tôt serait une garantie d’autant plus essentielle en cas d’échec. Il la regarda d’un air songeur.

«Ce qui veut dire que la plupart des membres du Conseil sont des éveillés. Que certains ont même été membres de l’Amirauté… Qu’est-ce que tu sais sur Rodolpho Marsyne ? J’ai essayé de le rencontré mais je me suis heurté au manque de coopération du général des Lyumnades. Quant aux patriarches Fujin et aux Tangaora, je dois avouer mon ignorance à leur sujet… Un comble pour un Quaesitor, tu ne crois pas ?»

«Peut-être… Mais je reste convaincu qu’il va falloir élargir le processus à l’ensemble de la Cité… Et forcer la main à certaines familles nobles. Car tout le monde ne partage pas ton altruisme… »

Pouvoir maintenir le peuple sous contrôle était à ce prix. Pouvoir le manipuler à sa guise également. Car un soulèvement devait rester une option envisageable. Et étendre son emprise faisait partie des objectifs du Naga pour mieux pouvoir sauter à la gorge de ses ennemis le cas échéant. Pour autant, il devait avoir un maximum d’information s’il souhaitait avancer ses pions de la manière la plus pertinente qui soit.

Cependant, Caly ne semblait pas en savoir plus que lui sur les trois familles patriciennes qu’il venait d’énumérer. Enfer et damnation ! Nessius esquissa une moue de déception aux paroles de la jeune femme. Mais après tout, ce n’était peut-être que partie remise.

«Tant pis… Mais si jamais tu apprends quoi que ce soit sur les uns et les autres, n’hésite pas à m’en faire part. Je suis certain que le Primus Quaesitor a besoin d’éléments pour surveiller de près le Conseil. Et plus nous en apprenons, plus nous serons à même d’anticiper les actions et de démasquer les traîtres, où qu’ils se cachent… »

Et à abattre ce pouvoir illégitime qui cherche à nous museler , rajouta-t-il pour lui-même. Il était clair qu’il ne pourrait en dévoiler davantage à Calypso sur les opportunités qui traversaient son esprit. Ni lui demander plus pour ce soir. Alors l’instant était peut-être venu de se détendre.

Le Naga décida donc de rangers les crochets pour le reste de la soirée. Se saisissant d’une grappe de raisin blanc, il s’allongea donc sur l’une des banquettes libre présente dans la pièce. Détachant chaque grain méthodiquement, il s’évertua à les lancer en l’air pour les gober au vol les uns après les autres. Puis, lançant un regard interrogateur aux Hyades, il changea radicalement de sujet.

«Et comment va ta mère dans toute cette agitation ? Et vos serviteurs ? J’espère qu’ils ne manquent de rien….»

Il se rendit compte instantanément que cette phrase pouvait être interprétée comme une remise en cause des capacités de la maîtresse de maison à gérer les lieux en ces temps troublés. Aussi s’empressa-t-il de faire amende honorable.

«Excuse ma maladresse. Loin de moi l’idée de douter des capacités de direction de ta mère. Mais vous avez toujours été bienveillants à mon égard. Plus que ma propre famille, je dois bien l’avouer. Du coup, je m’inquiète, tu comprends ?»

Une vérité qu’il ne serait pas allé crier en place publique. Mais pour l’heure, il n’y avait qu’eux deux dans la pièce. Avec les éventuelles oreilles qui traînaient aux portes, bien évidemment…

«Tous les mécanismes de la Cité ne reposent pas sur un simple nom de famille. Certains, les plus lucides et les plus raisonnables, savent parfaitement qu’ils seraient perdants en cas d’un soulèvement massif de la plèbe. Ils auraient beau se réfugier derrière les murs de leurs demeures et leurs gardes personnelles, en cas d’un véritable embrasement, ils ne feraient pas le poids. Quant aux plus récalcitrants, vois-tu, il y a des secrets de famille qu’ils ne souhaitent pas divulguer sur la place publique. Et nombreuses sont les familles nobles soucieuses de leur image et de leur réputation….»

Il omit volontairement de parler du pouvoir que l’influence sur le peuple pouvait procurer à celui qui saurait l’obtenir. Il comptait bien sur ce levier pour jouer sa propre partition dans la grande cacophonie ambiante. Mais l’heure n’était pas vraiment à ce genre de discussions.

«Je dois bien avouer que les miennes ne sont pas plus brillantes… La coopération est difficile dans le climat de défiance que les événements récents ont instauré. Nous verrons bien ce qu’il résulte des décisions des uns et des autres…»

Il ignorait comment les choses allaient tourner. A vrai dire, il n’était pas sûr que sa propre idée soit la plus pertinente. Néanmoins, il n’avait pas mieux à proposer pour le moment. Trop d’incertitudes, trop peu d’éléments, trop peu de sources fiables et de personnes de confiance. Voilà sur quoi il pouvait compter pour le moment.

«Redina, hein… Elle est jolie au moins ? »

Nessius esquissa un sourire faussement carnassier par pur plaisir de la provocation. Après tout, des servantes, il avait eu l’occasion d’en culbuter plus qu’à son tour. Et voir la tête que Calypso ferait à cette boutade valait certainement le détour.

Pourtant, c’est bien lui qui sentit le rouge lui monter aux joues lorsqu’elle lui proposa de rester dormir ici. Il manqua de s’étouffer avec un grain de raisin qu’il avait gobé juste au moment où elle lui faisait cette proposition. Mais il retrouva néanmoins sa contenance lorsqu’elle ajouta qu’il y avait plusieurs chambres d’amis.

«Inconvenant ? Pas le moins du monde. Je ne suis pas un de ces vieux barbons du Sénat avec un trident planté dans le rectum. Je suis presque déçu. Je pensais que tu me proposerais au moins ta chambre… »

Un nouveau sourire provocateur, plus calme ceci dit, vint à nouveau éclairer son visage. Comment allait-elle interpréter ses propos ? Nessius voulait voir comment Caly pouvait répondre à une personne lui témoignant un intérêt qui dépassait le cadre de ses missions ou son statut d’héritière. Il guetta patiemment sa réaction.