[Fin Avril 553] Confidence pour confidence (Calypso -Endy)

L'antre du dragon

Spoiler:

Prends place, et fais comme chez toi.

Sitôt rentré de notre atypique mission de recherche d'ouvriers possédés et paumés, j'avais mené Calypso à l'étage de la Dame Rousse, dans mes appartements privés.
Là, au cœur d'un petit salon aménagé pour mes invités les plus prisés, j'avais indiqué à mon amie un large fauteuil, posté face à une belle cheminée dans laquelle ronflait un feu réconfortant.
Ce lieu, c'était une part de moi. La face la plus calme, sereine, amicale. Humaine. Sur le seuil, j'abandonnais le masque du pirate désinvolte et vulgaire pour lui préférer le faciès d'un dragon en aise dans sa caverne aux trésors.
D'une armoire de chêne, je sortis une bouteille d'hydromel, une de rhum, ainsi qu'un plateau de charcutailles. Et une fois mes trésors disposés sur la table basse prévue à cet effet, je m'installais sur un second fauteuil, placé aux côtés de celui réservé à mes invités.
Mes plantes de pied réchauffées par le foyer généreux, je m'étirais tel un félin repu.

Une affaire promptement menée... Elle aura au moins eu le mérite de me faire oublier le bordel actuel, l'espace de quelques heures.

Un sourire narquois vint ponctuer ma boutade.
Comment prétendre ne pas penser à chaque instant à mon écaille prisonnière ? Cette seconde peau sur la mienne, la marque de la confiance que m'accorde Poséidon... En être dépossédé avait été l'une des pires épreuves de mon existence. Et sa perte faisait écho à une autre blessure récente, dont il fallait que je parle à la nymphe au grand cœur.

Nous devons parler d'Orpheus.

Une phrase lâchée avec un semblant de légereté, qui ne saurait tromper la vigilance et l'intellect de mon amie. L'affaire serait douloureuse, assurément. Mais je ne tenais plus à garder ma rancoeur pour moi.
Elle devait savoir.
Elle devait comprendre.
Et peut-être me pardonnera-t-elle si j'en venais à ne plus me soucier du meurtre de ce Légat que j'avais tant apprécié la compagnie, sans me douter à quel point il m'avait abusé.

L'espace de quelques minutes, Calypso retrouva dans ce foyer le pirate au tricorne qui l'avait accueillie pour un déjeuner improvisé à son Pilier. Celui qui chérissait son mariage malgré ses tromperies envers sa femme, celui qui aimait malgré ses fautes et troquait mille sérénades contre mille étreintes interdites. L'homme sous la carapace du bon vivant insouciant et rebelle.

En réponse à cette familiarité qu'il lui offrait, Calypso délaissa sa rigidité toute militaire pour s'allonger dans le fauteuil et pousser un soupir d'aise. Elle piocha un peu -mais proprement et en portions étudiées- dans la charcuterie pour faire bonne mesure, refusa pour le moment l'alcool. Pas avant de savoir quel genre de discussion importante et intimiste nécessitait un tel décor. A en croire le sérieux qu'avait adopté le Dragon des mers avant d'arriver, il s'agissait de quelque chose d'important -de grave ?- et qui n'allait sans doute pas lui plaire.

"Étant donnée ton absence... d'enthousiasme tout à l'heure quand j'ai parlé de le venger, je gage que tu as découvert quelque chose. Quelque chose qui va dans le sens de ses détracteurs."

Quelque chose de suffisamment solide pour avoir l'air réel. Rien d'autre n'aurait pu émousser à ce point la colère du Général, mais il en faudrait beaucoup, vraiment beaucoup pour faire flancher la fidélité de Calypso. Il ne serait pas le premier à parler contre Orphéus, et elle avait pu entendre beaucoup de sornettes à son sujet, à commencer par le Secret agissant soi-disant illégalement alors que beaucoup de nobles surveillaient les autres familles d'une manière ou d'une autre : via milice privée, précepteurs, serviteurs, influences marchandes et politiques. Le terme d'espionnage avait simplement été mal reçu, trop explicite, trop menaçant, là où chacun pourtant en pratiquait les rudiments à sa manière.

"Je t'écoute."

Désillusion

Oui, Calypso était fine mouche.
Et elle avait bien vite compris la teneur du message que je voulais lui transmettre. Aussi, je répondis à l'expression de son observation de mon comportement par un petit rire de pure dérision.
Et presque malgré moi, ce fut un regard de tendresse que je posais sur cette amie, si opposée à ma personne. La conversation ne serait certes pas plaisante, mais la confiance tissée entre nous saurait en émousser le tranchant.

J'ai appris de source sure la raison pour laquelle le sénat à fomenté une révolte contre Orpheus. Il a été accusé d'avoir perdu une écaille. Celle du léviathan. Le secret des abysses, son attentisme face à Narsès, sa posture autoritaire n'ont été que des prétextes, destinés à ajouter des clous à son cercueil.

Un soupir las s'échappa aussitôt de mes lèvres.

Même s'il était revenu sain et sauf à Atlantis, la situation aurait probablement été la même. L'ire du Conseil n'est pas nouvelle, et à la première occasion, ils ont déclenché ce bordel, voilà tout.

Comment l'ancien légat aurait-il réagi au coup d'état causé par Arhan ? Orpheus avait été un animal à sang-froid, mais à l'ire redoutable. Sa réplique aurait sûrement plongé la cité dans une guerre civile sanglante. Cinead avait au moins eu le mérite de miser sur la patience et le flegme.
Ma main se posa sur ma coupe remplie, et je portais l'alcool à mes lèvres avant de reprendre la parole.

Mais malgré cette faute, j'aurais continué à le soutenir. Je croyais en lui, en son jugement et au respect qu'il me vouait. Et c'est là que j'ai commis une erreur...

Un voile de chagrin passa brièvement sur mes traits, avant que je ne repousse cet émoi d'une simple quinte de toux.

Le secret des abysses avait établi un dossier conséquent sur moi. Un rapport à charge... Et selon ma source... Orpheus avait lui même annoté des mentions et des commentaires peu amènes à mon endroit... Il ne me faisait aucune confiance, et son respect envers moi était... Une vulgaire mascarade destinée à me manipuler.

Un rire de pur mépris m'échappa alors. Signe de reproches envers ma propre naïveté.

On m'a même proposé de le consulter si besoin, tant je refusais d'y croire. A la première occasion, il se serait probablement débarrassé de moi. Quel imbécile, je suis...

J'avais toujours su qu'Orpheus était l'un de ces fanatiques de la pureté du sang. Comme pour Etrius ou Emrys, je devais donc paraître comme une tâche honteuse et gênante à ses yeux.
Un batard. Un dégénéré.

Dans le silence le plus attentif, la Toreador écouta, mot après mot, l'argumentaire d'Endymion. Il y avait là un mélange de faits, de racontars et d'extrapolations stupides. Un sac de nœuds difficilement démêlable au milieu duquel il fallait réussir à se retrouver. Elle pouvait comprendre le désarroi qui pointait dans la voix de son ami, mais pas le cheminement de pensée qui l'avait conduit à sa conclusion. Parce que des charges contre lui, beaucoup de monde pouvait en avoir. Sa réputation en tête, n'importe qui pouvait accuser le Dragon des mers de quelque chose. Le Patriarche Tremere par exemple, avait réussi à le faire suspendre de ses fonctions pour cela. Pourtant, il clamait son innocence, sa bonne foi. Orphéus ne pouvait plus, ce qui arrangeait d'autant ses détracteurs.

Quand le pirate en eut terminé, elle ferma les yeux un instant, puis alla chercher son regard calmement.

"Je n'étais pas encore Marina à l'époque, mais la perte d'une Écaille aurait pu arriver à n'importe lequel d'entre vous, n'est-ce pas ? Cette mission à Asgard, d'après les rapports, était une tentative d'éclaircir le brouillard. De retrouver l'Arche dont l'accès est actuellement condamné. Et nous savons aujourd'hui après notre mésaventure à Camelot qu'Asgard est un voisin à surveiller, dangereux. Sans doute Orphéus avait-il compris cela et voulait déblayer le terrain.
Quant au Secret, à Narsès, à la gouvernance d'un Légat, je ne vois pas en quoi cela regarde le Sénat ou qui que ce soit d'autre. D'après nos lois, l'Amirauté est libre de partager ou non ses informations si elle juge leur divulgation susceptible de causer des troubles. Nous-mêmes Endymion, nous pratiquons cela. As-tu parlé du Léviathan au peuple ? As-tu révélé les circonstances exactes de la mort d'Orphéus ? As-tu crié sur les toits ton petit entretien avec les Saints lorsqu'ils ont envoyé leurs diplomates ? En tant que pirate, mentionnes-tu chacun de tes butins lorsque tu coules un navire ennemi ? Je crois que la réponse à toutes ces questions est : non.

Des prétextes, c'est tout à fait le mot. Et cela ne signifie pas qu'Orphéus a fait les mauvais choix."

On pouvait ne pas être d'accord avec la politique d'un dirigeant, cela Calypso le concevait parfaitement. A bien y réfléchir, il serait même surprenant que quelqu'un réussisse à satisfaire toutes les opinions de toutes les catégories composant un peuple unanimement. Les Patriciens et les nobles n'aspiraient aux mêmes dénouements que les plébéiens et les esclaves. De là à préparer un coup d’État, il y avait tout de même un monde.

"Endymion... Ne le prends pas mal, mais ton comportement dans une société comme celle d'Atlantis fait forcément naître des "charges". Je veux dire... Tu es l'époux de la princesse d'Atlantis, que tu trompes régulièrement, alors que tu es à demi-Vulgaire... Tu clames tes faits d'armes et tes services rendus en tant que Marina, mais tu as vu comment Etrius balaie tout cela d'un revers de main ? Les plus retors diront même que, tout doyen Général que tu es, tu as été suffisamment incapable pour protéger ton Légat justement. Tu as fui sur les mers pendant plusieurs années avant de revenir comme une fleur, alcoolique et dépravé, et j'en passe... Bien sûr que le Secret noterait cela, tout ce qui peut ressembler à une faille chez les élus de Poséidon a sans doute été notifié, Orphéus avait besoin de connaître tes forces et des faiblesses, comme celles des autres ! Même moi avant de te connaître j'avais des a priori !

Pourtant regarde-nous aujourd'hui. Combien de temps as-tu côtoyé Orphéus avant qu'il écrive cela ? Et d'ailleurs, quand l'a-t-il écrit ? Que disait ce fameux dossier ? Tu devrais savoir que les apparences et les intentions ne vont pas toujours de pair. Que la confiance se gagne et se renforce au fil du temps. Ta source, a-t-elle côtoyé Orphéus ou simplement les échos de sa gouvernance ? Ce sont des choses bien différentes."

Lentement, la Nymphe se leva et vint se placer face à l'homme pétri de doutes. Croisant les bras sous sa poitrine, elle plongea ses pupilles améthystes dans celles de son homologue sans cacher le mépris que lui inspiraient toutes ces théories débitées à la criée sur son ami d'enfance. Elle était à peu près certaine qu'aucune personne dans le flot de ces imbéciles ne connaissait Orphéus comme elle l'avait connu, le vrai sous la carapace du dirigeant Merinita. La soif de pouvoir et de profit faisait dire beaucoup de choses et retourner beaucoup de vestes. Pas la sienne.

"Il me semble qu'Aurora t'a dit droit dans les yeux qu'elle ne te vouait aucune confiance, et pourtant tu lui as confié la dague responsable du meurtre de son frère ainsi que son corps. Tu lui as confié l'avant-garde de notre retour à Atlantis alors qu'elle aurait très bien pu nous faire bannir tous les deux pour préserver les apparences.

Lorsque je t'ai rencontré la première fois, pétrie de l'ignorance du monde extérieur, je t'ai trouvé sacrilège, désinvolte, irresponsable. Et c'est mon amitié pour Calista qui m'a convaincue de t'écouter plus en profondeur, de gratter un peu sous la surface.

Ce ne sont pas des choses gentilles à entendre, à supporter au quotidien, mais les ennemis d'Orphéus s'en serviront à loisir, vraies ou non, vérifiées ou non."

Elle prit une profonde inspiration et décida de miser sur la confiance qu'elle vouait au Légat, encore et toujours. Peut-être qu'Endymion avait fait mauvaise impression. Et alors ?

"Malgré toutes ces choses que l'on raconte sur toi, Orphéus ne t'a-t-il pas nommé diplomate officiel d'Atlantis ? Ne t'a-t-il pas choisi pour assurer sa garde rapprochée ? N'a-t-il pas maintenu tes prérogatives en tant que Dragon des mers ? A-t-il jamais tenté de te corrompre à titre personnel ? A-t-il nié quoi que ce soit que tu aies fait ? N'est-ce pas sur ton invitation qu'il a finalement accepté de venir à la petite fête d'Asteria... ?

Moi je pense que même s'il n'appréciait pas ton caractère, et avant que tu demandes il ne m'a rien dit du tout à ce sujet, ni en bien ni en mal, cela ne l'empêchait pas de voir tes qualités. De s'en servir non pas pour conserver son pouvoir, mais pour le bien d'Atlantis, car c'est de cela qu'il s'agit à la fin. Il se serait débarrassé de toi dès sa nomination en tant que Légat s'il te désapprouvait vraiment. Non seulement il avait le pouvoir de te prendre ton Écaille par la force, mais il aurait aussi bien pu t'affecter à la garde d'une île lointaine sans intérêt en prétextant une mission d'importance."

Avec douceur, la paume fraîche de la lieutenante se posa sur une épaule du Général et sa voix se para de solennité.

"Que te dit ton cœur, Endy ?"

Aveu

La main douce se posa sur mon épaule, et mes doigts vinrent la rejoindre, dans un mouvement tendre.
Nos regards se croisèrent, le mien emplit d'une bienveillance peu habituelle. Celle que j'arborais pour ceux qui entraient dans le cercle de mon coeur.
Nimue, Calista, Cinead et désormais Calypso. Peut-être même que le grand pope y avait déjà posé un orteil, d'ailleurs.

Il me souffle qu'un cœur embrasé prête le flanc au plus doux des nectars, mais brouille parfois la vue.

L'amour n'était-il pas le sentiment le plus proche de la Foi ? Une vague susceptible de briser les rocs, de soulever les montagnes ? Pour en connaitre les langueurs mieux que quiconque, je comprenais le désir de Calypso de veiller à la réputation de l'homme à qui elle avait dédiée sa vie et son âme.

Ne te méprends pas... Je ne juge ni ses actes, ni ses décisions en tant que Légat. Pour tout dire, j'aurais même pu comprendre son mépris à l'égard d'un dépravé tel que moi. Mais son double-jeu... Plante la graine du doute.

Car là était le nœud du problème.
J'avais fini par m'attacher à ce leader, malgré nos indéniables divergences. Une erreur évidente de ma part.
Je me relevais avec lenteur afin de réchauffer mes paumes face à l'âtre, dont je contemplais les mouvements chaotiques.

Tu oublies un détail... Orpheus était un homme pragmatique. Et sans me vanter, il aurait été fou de se débarrasser d'emblée d'un guerrier de mon envergure. Mais ce qui me navre, c'est le fait qu'il n'a pas daigné affiché face à moi son véritable visage. Au moins, Emrys aura eu cette politesse. En outre...

Ma gorge se noua sans que je ne m'en rende compte. Ce secret... Devais-je le révéler ?
Un rictus s'élargit sur mes traits. Oui, nul moment ne saurait être plus à propos.

Une disparition trop prompte aurait assurément causé des remous politiques. Cinead et Calista s'en seraient émus, bien sûr, mais... Pas seulement. En faisant de moi son chien fidèle, Orpheus conservait la mainmise sur la famille O'Bannon. Car, je suis leur descendant le plus honteux mais aussi le plus puissant. Et il le savait. Pour autant, nul doute qu'il m'aurait fait remplacer par un sang pur, dès que l'occasion se serait présentée.

Voilà, c'était dit. Le secret de mes origines n'était connu que d'une poignée d'Atlantes ou d'amis. Et Calypso en faisait désormais partie.

Tes arguments sont tous légitimes, et ta loyauté à son égard louable. Mais je te demande de comprendre qu'il est difficile de vouloir venger un homme qui a tant abusé ma confiance. Du moins... Cette priorité n'en est plus une, à mes yeux. Ce qui ne remets nullement en cause mon amitié à ton égard.

Les vivants resteraient plus importants à mes yeux que la mémoire des défunts.
Qu'Orpheus ait fini par apprécier l'homme que j'étais sur la fin de sa vie, ou qu'il m'ait menti tout du long, n'avait au final plus d'importance. Une fois le doute germé, impossible de le flétrir. Et si je devais un jour lui rendre justice, ce serait pour Calypso bien plus que pour l'ancien légat.

"Endymion O'Bannon Atlas Merinita..."

Ce fut, dans un premier temps, tout ce que la discrète jeune femme put articuler. Il venait pratiquement de lui jeter une bombe à la figure, au milieu d'un sujet de conversation déjà plus que sensible, simplement pour prouver qu'il n'était pas qu'un pion à jeter.

L'Argentée se rassit, aux côtés du pirate, se passa les mains sur le visage le temps de digérer l'information.

"Est-ce que tu te rends compte que tu fais exactement ce que tu lui reproches, au moins ?"

Elle inspira profondément, interdisant à de nouvelles larmes amères de remplir sa vie. Elle venait de trouver Nessius. D'avancer dans sa vie, de parvenir enfin à penser un peu à elle-même au lieu de n'être que l'ombre de quelqu'un d'autre. Et là, Endymion lui révélait un secret de grande importance tout en attaquant Orphéus. Malgré tout, elle finit par se reprendre. Calme, elle releva la tête. Aucune colère, aucune peur dans son regard.

"Tu aurais voulu qu'il se mette à jour devant toi, et tu viens seulement de le faire devant moi. Tu ne m'avais même pas prévenue pour Satine, son Éveil. Tu illustres exactement mon propos précédent en fait : la confiance se gagne. Elle prend du temps. Et si Orphéus ne t'a pas réellement manifesté sa confiance telle que tu penses qu'il te la devait... peut-être qu'à ses yeux tu n'avais tout simplement pas prouvé que tu la méritais, tu ne crois pas ?"

Le Dragon des mers devait mûrir cette possibilité aussi. Son ancienneté parmi les Marinas, son sang, ses faits d'armes, n'achetaient pas tout. Sur le moment, Calypso vit de façon d'autant plus flagrante la ressemblance avec la noblesse patricienne d'Atlantis. Ce qu'il demandait n'était pas achetable ni exigible. Et son passé ne justifiaient pas tous les sacrifices et les confidences. De la même façon qu'elle avait conquis petit à petit le droit de savoir le crime qu'avait commis Nessius, de partager son fardeau, le Général devait apprendre la valeur de l'effort, de la constance.

"Imagine juste un instant qu'Orphéus n'ait rien abusé du tout. Ni ta confiance, ni ton sang, ni ta valeur. Imagine qu'il ait été parfaitement honnête avec toi, mais attendait seulement le déclic, l'instant où, dans son esprit, tu aurais mérité de le voir "sous son vrai jour". Sans masque social. Prends ton temps, réfléchis bien à cela."

Elle lui laissa quelques minutes pour bien s'imprégner de la suggestion, pour se mettre dans la peau du personnage qu'elle voyait de son côté.

"Maintenant, ose me dire, les yeux dans les yeux, que ta source a connu cet homme-là, et qu'elle ne peut pas se tromper sur son compte. Ose me dire que le dossier sur toi contenait des preuves accablantes qu'il t'a trompé, manipulé, volontairement poussé dans tes retranchements pour te faire croire qu'il était quelqu'un d'autre. Ose me dire que mon amour déçu et vingt-trois années d'une longue amitié ont moins de chances de m'avoir laissé entrevoir le véritable Orphéus que je ne sais quel médisant politicien un peu mieux informé que les autres."

Que je me suis trompée toute ma vie.

"Je ne te forcerai pas à te ranger dans mon camp, Endymion. Tu as ta propre histoire, tes propres priorités. Je le comprends. Je le respecte. Et si tu as un but plus important que défendre l'honneur de notre ancien Légat, je l'accepte. Mais... à moins de me mettre ce fameux dossier entre les mains, et de vérifier minutieusement chaque preuve, chaque témoignage, chaque hypothèse qui va contre lui... je refuse de croire qu'Orphéus ait trompé tout le monde. Moi, toi. Aurora. Sa propre famille. Atlantis. Poséidon. L'Orphéus que tu me décris n'existe pas. Ce qui ne remet nullement en cause, pour moi non plus, mon amitié à ton égard."

Ce doute-là n'existe pas.

Société cruelle

Le choc est rude, je le sais.
Mais il indique un fait important, que je constate sans surprise, mais avec une certaine désillusion.
Malgré le pont qui unit désormais nos cœurs, Calypso et moi venons de deux mondes différents, et notre langage ne peut donc être le même, en tout temps. Nous sommes tels deux étrangers, possédant des bases dans le dialecte de l'autre. Nous communiquons, sans pouvoir comprendre les subtilités qui régissent l'autre.

Oui, tu connaissais Orpheus mieux que quiconque. Je te renie pas ce fait. Mais alors dis-moi objectivement... Avait-il la même considération, la même tolérance envers un Sang-pur et un Vulgaire ? Ou le sang de l'infamie suffisait-il à demeurer une marque indélébile chez son interlocuteur ?

La réponse, je la connaissais sans contestation possible.
Orpheus n'avait pas été Cinead. Et comme de nombreux nobles, tel Etrius, même en gagnant un semblant de confiance, je serais toujours resté le général batard.

Oublie un instant l'épisode terrible de Camelot. Si j'étais mort la-bas, et que tu avais fini par apprendre mon ascendance... Aurais-tu mis la même énergie à me venger, tout en sachant que je t'ai menti éhontément ?

Un rire amer m'échappa alors.

En fait, l'exemple est mal choisi. La pureté de ton coeur est presque une anomalie dans cette cité.

Car oui, la nymphe aurait probablement agi de son mieux, en mettant de côté sa colère et son éventuel sentiment de trahison.
Machinalement, je laissais échapper un soupir qui se mua en un éclat cosmique assez téméraire pour attiser brièvement le feu, comme si le dragon venait de se mouvoir dans son sommeil.

Le Orpheus dont on m'a montré la face sombre n'existait pas en effet... Pour toi. Pour sa sœur. Pour celles et ceux auxquels il était attaché. Mais pour les autres... C'était un homme sans affect, capable de tout pour arriver à ses fins. Cela faisait de lui un chef-né. Et j'ai apprécié ce trait de caractère, du temps de son vivant. Mais de là à imaginer qu'il userait de manipulation contre moi... Pour dire vrai, je m'en veux bien davantage que je ne lui tiens rigueur d'avoir été qui il était.

Poigne de fer dans un gant de velours, voilà la facette que j'avais entrevue lors de notre première rencontre. Et je m'étais laissé endormir par son faciès le plus courtois.

N'oublie pas l'une des règles qui régit notre société. Quelques soient les efforts, les actes de bravoure ou les preuves de bonne foi, un sang impur le restera à jamais pour les nobles Atlantes. Toi et Cinead êtes des exceptions, par votre ouverture d'esprit. Mais n'oublie pas cette réalité, pour autant... Tu sembles certaine qu'avec le temps, Orpheus aurait fini par me témoigner un respect sincère. Or, la révélation de ce dossier n'a fait que me remémorer la réalité que je subis depuis toujours...

Le plus cocasse dans cette affaire restait la perspective que Calum tienne sa promesse et soutienne la procédure d'adoption et de reconnaissance au sein de notre famille. Serais-je alors plus digne de confiance aux yeux de la noblesse ? Avec le temps, ce n'était pas impossible.
Quelle hypocrisie... Mais dans le cas d'Orpheus, nous en resterions pour toujours au doute et aux spéculations. Et une brève vague de mélancolie m'arracha un murmure.

On ne parle pas au nom des morts. Seuls leurs écrits demeurent...

"Si nous sommes des anomalies, alors le moment est idéal pour nous éliminer. En discréditant Orphéus et donc tous les Merinita et leurs vassaux dans son sillage... Un moment que ses détracteurs utilisent volontiers sans scrupule n'est-ce pas."

Toujours pas de preuve, pas d'exemple concret. A croire qu'Endymion n'avait pas lu ce dossier et se contentait de croire en son existence, d'imaginer son contenu à la convenance de son histoire, pour s'ériger en victime, faire reconnaitre ses souffrances... Une manipulation fort adroite de la part de la personne qui s'était essayée à l'entreprise, d'autant qu'elle touchait à un ami, à la loyauté. Mais... c'était encore sous-estimer la puissance du lien tissé au fil des ans avec la jeune noble.

"Je ne suis pas d'accord. Les écrits sont une chose. Toutefois, aussi éphémères soient-ils, les souvenirs créés ensemble comptent, les actions menées, les succès remportés, les promesses tenues, les mains tendues, les honneurs décernés... Orphéus n'est pas que ce qu'on écrit sur lui ou ce qu'il a pu écrire. Ses derniers mots chuchotés à mon oreille signifient bien plus pour moi qu'un rapport qui a pu passer entre des centaines de mains avant d'atterrir dans les tiennes."

Les mots d'un Légat qui n'avait pour seule priorité que le bien d'Atlantis. Au prix d'un œil. Au prix des critiques. Au prix du danger. Au prix de sa vie.

Tandis que le pirate cherchait du réconfort dans les flammes, Calypso se servit un verre, le leva comme pour porter un toast.

"A la vérité. A la foi. Et à la loyauté."

Elle but cul sel puis s'interdit de consommer davantage, sans quoi son esprit ne serait plus suffisamment alerte pour ses fonctions de Marina. Elle n'était certes pas en service officiellement, mais avec un assassin dans la ville et les circonstances particulières il fallait rester prudent en tous temps.

"Nous ne serons visiblement pas d'accord sur ce sujet ce soir, alors je propose d'arrêter de rajouter du sel sur nos plaies pour le moment, Endy. Tu connais ma position et moi la tienne. Hormis des ouvriers possédés par un fantôme du Triangle, tu as du nouveau sur quoi que ce soit d'autre ?"

Point de situation

Et au doux aveuglement de l'amour... Pensais-je, en levant mon verre en écho au geste de Calypso.
Consciente que nous ne parviendrons pas à nous mettre d'accord, la nymphe proposa de changer de sujet, ce que je me hâtais d'accepter. Je ne tenais pas à me disputer de nouveau avec mon amie, surtout en des temps si troublés.

Tout est calme de mon côté... J'attends que l'enquête du Conseil avance. Mais les tensions dans la cité montent, et j'espère qu'Arhan se bougera pour éviter que tout explose sous son nez. Les sénateurs sont connus pour leur talent dans le domaine de la complexité administrative et leur louvoiement, mais le peuple n'aura pas la patience de supporter leurs tergiversations.

La rencontre avec les leaders de la révolte couvante ne pouvait qu'amplifier mes craintes. Sans parler des tentatives du capitaine du naga pour faire monter la pression, et renverser les politiciens par le chaos.

Nessius et moi avons échangés avec les têtes pensantes de la contestation de la plèbe. Et j'ai réussi à les apaiser pour un temps, en faisant jouer ma réputation. Mais cela ne tiendra guère. Surtout que cet enfoiré a tenté de les pousser à s'organiser pour amplifier la révolte...

D'agacement, je jetais une bûche dans le feu, avant de revenir prendre place dans mon fauteuil. Et la charcutaille subit l'ire de ma frustration.

J'ai aussi reçu la visite de Cassandra, la générale des Lyumnades. Une drôle de bonne femme... Aussi aimable qu'une porte de prison. Tu la connais ?

La rencontre avec l'assassin d'Atlantis me laissait un drôle de goût au fond de la gorge. Curiosité de sa part ? Désir de rencontrer une cible éventuelle ? Impossible à dire, avec certitude.

Et de ton côté ?

(Note : J'ai déplacé le sujet de perquisition avec Rodolpho après ce sujet dans ma chronologie, étant donné qu'après ce que j'y ai découvert Calypso ne serait pas venue pour parler de Cinead aussi calmement)

"Je fais de mon mieux avec Rodolpho Marsyne pour aller vite sans bâcler. Et de ce que j'ai vu pour le moment, il ne fait pas semblant de chercher malgré sa loyauté à Arhan. Mais tu sais, Etrius Tremere est un fin renard. Il n'a donné que des tâches parcellaires à ses hommes, de sorte qu'aucun ne connaît le plan d'ensemble. Cela complique les choses."

L'affaire était loin d'être close pour autant. Le Patriarche devait forcément conserver des notes, des archives, quelque chose indiquant au moins s'il était innocent et de bonne foi dans le cas où il le serait vraiment. Ou garder des preuves accablantes de la "culpabilité" d'Endymion à sortir le moment venu. Dans un cas comme dans l'autre, ils les trouveraient. En espérant avoir le temps de le faire avant que justement la population perdît patience.

Calypso se mordit la lèvre, une moue contrariée s'installant sur son beau visage. Au fond, de la part de Nessius, cette façon de faire ne l'étonnait pas vraiment. Il avait évoqué entre les lignes ce type de plan et elle n'avait plus qu'à lire. Son absence de scrupules à l'égard de la noblesse et en particulier des Patriciens relevait d'une logique liée à son vécu, qu'elle n'approuvait pas complètement mais qu'elle pouvait comprendre. Seulement... en agissant trop vite il allait leur couper l'herbe sous le pied, et peut-être faire échouer toutes chances de régler le conflit pacifiquement.

"J'ai mandaté mon majordome, Philomaque, pour effectuer des dons de nourriture aux populations des océans atlantiques sur mes fonds propres. Nessius également. Et si nous pouvions inciter les autres familles bien placées à faire de même pour les autres zones d'Atlantis qui sont en souffrance, nous gagnerions un peu de temps. Est-ce que tu pourrais en parler autour de toi ? Avoir la sympathie du peuple est une chose importante, mais la soif de sang qui l'accompagne ne sera bonne pour personne. Ni les nobles qu'ils détestent tant, ni pour eux."

La mention de la Générale des Lyumnades fit marquer un temps d'arrêt à la lieutenante. Quelqu'un de très secret à n'en pas douter, plus encore que le sénateur avec qui elle faisait équipe. Ce dernier n'en avait d'ailleurs pas fait mention, à aucune reprise, malgré sa souveraineté théorique sur elle.

Calypso secoua négativement la tête, essayant de visualiser mentalement la capitale de l'Empire et les affiliations diverses en son sein. La fameuse Cassandra demeurait un cavalier particulièrement insaisissable, sans couleur encore. Mais au fond, que quelqu'un parvînt à rester neutre dans cette histoire pourrait servir l'après, quand il faudrait faire preuve de neutralité pour rebâtir une cohésion sociale entre les différents échelons des naissances.

"Elle est venue d'elle-même si je comprends bien. Que te voulait-elle ?"

Nessius et Nimue

Cet enfoiré d'Etrius !
Rien que d'entendre son nom, mon sang bouillait d'une rage glacée... D'agacement, je jetais ma coupe dans le feu, seul signe de ma frustration. Pour autant, je savais ma confiance bien placée pour mettre un terme à ses agissements, et restaurer mon rang et mon honneur.

D'après ce que j'ai vu, Cet enfoiré de Trémère a autant abusé Arhan que le reste de la cité. Je pense que Rodolpho soupçonne la même chose, d'où sa volonté sincère de mener l'enquête à son terme. De toute manière, mon destin est entre tes mains... Et j'ai conscience de ma chance.

Un clin d'oeil, un sourire faussement charmeur afin de dissimuler la sincérité de mon compliment.
Car, oui. Je connaissais assez bien la nymphe pour savoir que tout serait fait dans le bon sens, malgré ma légitime nervosité. Seul Poséidon savait quel plan retors pouvait bien nourrir le patriarche déchu...

Tu plaisantes ? A qui veux-tu que j'en parle ? Le peuple me fait confiance, mais la noblesse me honnit.

Un fait douloureux à rappeler, mais dont je savais l'exactitude. Et même Calum ne risquerait pas une nouvelle entrevue en ma compagnie, tant que l'enquête n'aurait pas aboutie. Nous aurions tout à y perdre lui et moi.

A ce propos... Que sais-tu exactement de Nessius ? Vous semblez bien vous connaitre, je me trompe ? C'est vraiment un drôle de lascar. La moitié du temps, j'ai envie de le baffer, et l'autre moitié... Il m'amuse par sa témérité. Il me rappelle un certain pirate tête de con, voilà quelques années... Quand je courrais encore dans le sillage d'une belle rousse. Le temps est vraiment cruel, quand on y pense.

Qu'aurais pensé Nimue de cette situation ? Ou cet enfoiré d'Aoden ? A cette pensée, je me promis de faire un tour au Sanctuaire, une fois l'affaire réglée. Manière de picoler librement avec une vieille amie.

Hein ? Ah, Cassandra... Juste discuter. Elle n'est pas vraiment du genre mondanités et petits-fours. Et je pense qu'elle voulait simplement avoir ma version des faits sur le bordel ambiant.

Les Hyades reçurent le compliment avec humilité, d'un simple signe de tête. Endymion plaçait beaucoup d'espoirs dans le dénouement de cette enquête, et en particulier celui de récupérer l’Écaille du Dragon des mers et de prouver par la même occasion que sa dévotion à Poséidon était intacte. Si elle avait pleinement confiance en lui concernant le dernier point, sa certitude de trouver de quoi que ce fut contre le Patriarche manquait de fermeté. On parlait tout de même de faire condamner un Patricien au Sang-Pur. Et bien évidemment, même par une rancune imaginaire, elle n'irait pas fabriquer ou falsifier des preuves. Atlantis devait traverser cette crise sur les bases de la justice et de la vérité, chacun de ses habitants devrait s'y soumettre, idéalement.

Calypso poussa un soupir puis se leva pour faire les cents pas, d'un rythme lent, avec une cadence presque militaire.

"Tu vas commencer par arrêter de séparer les gens en deux groupes. La totalité de la noblesse ne te hait pas -ne serait-ce que Cinead, Calista, Nessius, moi, et tous ceux qui ont un avis neutre sur la question. Et de la même façon, je suis persuadée que tout le peuple ne t'aime pas.

Ceci étant dit, réfléchis juste une seconde. Illégitimement tu es Patricien. Par alliance tu es Patricien. Et tu es un ami des Merinita, ainsi qu'un pirate comme un certain nombre d'O'Bannon à ce que je sais. Donc, même sans t'aimer, tu peux avoir des contacts avec les gens, les convaincre. Sans compter ton rôle de diplomate d'Atlantis. Tu parles aux Saints et aux Oracles en toute quiétude et tu vas me faire croire que tu serais incapable d'aller demander du pain pour ton peuple ?"

Un mouvement de tête négatif souligna l'absurdité de la chose. Parfois l'étroitesse d'esprit dont pouvaient faire preuve les gens enfoncés dans leurs stéréotypes désolait profondément la lieutenante. Demander ne coûtait pas grand-chose : du temps, et peut-être un peu de fierté. Dans le cas où la proposition était acceptée, tout le monde y gagnait, Endymion en influence, ses relations en sympathie vis-à-vis du peuple qui recevait de quoi subvenir à ses besoins. Mais visiblement même pour aider son prochain les calculs n'étaient pas le fort de la Toreador. Elle soupira et changea d'idée. Lui forcer la main rendrait le geste exempt de tout altruisme, et ce n'était pas ce qu'elle désirait.

Un sourire moqueur naquit doucement sur son visage, révélant la complicité qu'elle pouvait avoir avec le pirate.

"Suis-je en train de rêver ou tu compares Nessius à un jeune Endymion de près de 15 ans plus jeune ? Attention, il va bientôt pleuvoir des poules ! Et simple curiosité... qu'est-ce que tu en penses de cette tête de con, hm ?"

Une question tout à fait innocente, mais qui l'intéressait tout à coup pleinement.

"Nous nous sommes rencontrés il y a quelques années. Dans l'une des ces grandes journées de famille où des centaines de Merinita et leurs vassaux se réunissent pour resserrer les liens de cohésion entre les différentes branches et résoudre les problèmes qui pourraient se poser à l'amiable. Le genre de réunions que tu t'appliques très certainement à éviter le plus possible, si tu vois ce que je veux dire. Je suis certaine que Callista a eu la gentillesse de te laisser couler des bateaux à loisir plutôt que de traîner dans le moindre rassemblement un tant soit peu distingué pour Patriciens, je me trompe ?"

L'Argentée prit son air le plus innocent et fit mine d'être soudain intéressée par les bouteilles d'alcool et la charcuterie. Endymion avait fière allure dans un costume de pirate, et l'aurait sans doute plus encore dans celui d'un noble raffiné... si seulement il ne s'appliquait pas autant à rejeter ce monde dont il faisait inévitablement partie.

"Je vois. Toujours une inconnue dans l'équation donc."

Souvenirs

Je dus me mordre la lèvre inférieure pour ne pas répliquer à ce que je prenais pour de la naiveté de la part de la trop douce Calypso.
Ne pas séparer les gens en deux ? Mais Atlantis était une cité basée sur ce principe ! Les nobles d'un coté, les miséreux de l'autre. Pour autant, son souci de mettre une touche de gris dans ce tableau noir et blanc s'avérait entendable. Et de mauvaise grâce, j'y souscris d'un hochement de tête.

Je ferais de mon mieux...

Sans écaille. Sans statut. Détrôné de mes certitudes, de mon rang le temps d'une enquête.

Mais si il s'avère que je possède un soupçon d'influence chez les nobles, or les Atlas Merinita, je veux bien arrêter de picoler !

Et je laissais échapper un rire clair, taquin face à cette perspective loufoque. Ravir la main de Calista avait été mon plus bel exploit, mais jamais on ne m'avait accepté pour être chose qu'un parvenu. Même si j'espérais changer cela en me faisant enfin reconnaître par les O'Bannon.

Tant mieux, cela fera de la nourriture en ces temps de disette ! Oui, Nessius me ressemble dans la prime jeunesse... Avant que je devienne l'homme sage, mûr, respectable que tu as sous tes yeux ! Plus sérieusement,... Je l'apprécie autant qu'il m'agace. L'ambition l'aveugle. La colère aussi, même si j'ignore d'où elle vient. Un jeune coq arrogant, mais avec un bon fond. En creusant un peu...

Mais comment se fier à un homme pareil ? Là était mon dilemme.
Un faciès exagérément innocent se présenta alors à la nymphe.

Quelle image déplorable, tu as de moi... Ma pauvre épouse a eu le malheur de m'y inviter, peu après notre mariage... Un souvenir mémorable, qui l'a poussé à ne plus jamais retenter une telle folie.

Le concours de boisson le plus facile que j'ai eu à mener. Ces nobles... Incapables de supporter le véritable alcool. Les remontrances de Cinead sonnaient encore à mes oreilles.

"Certaines choses ne changent pas."

Pour le meilleur ou pour le pire, dur à dire. Au moins avaient-ils réussi à surmonter la tempête de l'assassinat d'Orphéus sous leur garde. Ou du moins, à limiter les dégâts sur leur moral. L'Arkantea cessa doucement de sourire, réfléchissant à Nessius, aux conséquences que pouvait avoir leur relation fraîchement évoluée. Elle ne le laisserait pas tomber mais redoutait la profondeur des séquelles laissées par son père, par frère... et par son crime.

"Il est jeune oui. Pas inexpérimenté, mais pas assez mature pour avoir notre recul je pense. C'est pourquoi nous devons le guider chaque fois que c'est possible. Tout comme toi face à un certain vieillard en fait. Maintenant que tu le dis, c'est vrai qu'il y a des ressemblances !"

Le ton faussement innocent, elle posa malgré tout une main sur le bras du Dragon des mers pour lui témoigner son soutien.

"Dis-moi Endymion, c'est peut-être une question difficile que je vais te poser là, mais j'aimerais que tu sois parfaitement honnête. Si tu devais choisir entre O'Bannon et Merinita, vers quelle famille ton cœur balancerait le plus ? Toi qui n'aimes pas ta part de noblesse, je te vois mal accepter un tel choix, mais si justement on t'en empêchait, que ferais-tu ? Les liens du sang ou les liens du cœur ?"

Pensive, Calypso baissa la tête vers le tapis et en suivit les froufrous décoratifs du regard.

"Tu me diras, dans ton cas les liens du sang sont déjà bien émoussés..."

Sang et coeur

Mon œillade suspicieuse se mua en un regard assurément taquin. Celui que j'arborais lorsque je percevrais la senteur subtile d'un ragot.

Tu sembles porter une attention particulière à ce petit Naga... Attention à ne pas endosser un rôle de grande soeur. Tu pourrais en vieillir prématurément.

Et j'éclatais de rire, tout en posant mes doigts sur ceux de la nymphe.
J’enchaînais alors, après avoir retrouvé un semblant de sérieux.

Tu connais un peu son histoire ? Il est assez mutique sur le sujet, et je devine de belles cicatrices. Il a été banni, c'est bien cela ? Qu'a-t-il fait pour subir une telle punition ?

Sous le vernis de la vile curiosité pouvait sourdre un début de compassion pour ce gamin mal dégrossi. Notre ressemblance portait-elle aussi sur nos stigmates familiaux ? Possible.
La question qui suivit eut le mérite de me stupéfier. Bouche légèrement entrouverte, yeux écarquillés, je restais muet quelques instants devant cette interrogation qui ne me serait jamais venue à l'esprit.
Pour autant, il m'était bien difficile d'y répondre. Le premier nom qui me vint fut celui des Atlas Merinita. Mais étonnamment, ces deux mots ne parvinrent pas à franchir la barrière de mes lèvres.
Contrarié par ce fait, une expression agacée vint assombrir mes traits, et ma main se porta à mon menton, dans une posture pensive.
Et il me fallut de longues minutes de réflexion avant de parvenir à une conclusion en adéquation avec mon ressenti.

Je suis un O'Bannon... Par ma mère. J'ai eu beau fuir cet héritage depuis toujours, je serais hypocrite de prétendre le contraire. Et mon rêve est d'être enfin reconnu en tant que tel. De manière à trouver enfin ma place dans cette société obsédée par le sang et les titres. Mais aussi pour prouver que le culte du sang pur est une belle connerie. C'est la valeur de l'individu qui compte.

Un sourire ironique se dessina alors sur mon visage.

Même avoir épousé une princesse d'Atlantis n'a pas suffit à m'offrir un autre statut que parvenu, batard, aberration et autre sympathiques sobriquets. Mais être adopté par une famille noble... Là c'est différent. Je rentrerais dans la case adéquate, en rendant enfin son honneur à ma mère. Pour autant...

Ce fut un regard empli d'une certaine tendresse qui se tourna vers les flammes paresseuses.

Mon cœur penchera toujours vers Calista, Cinead et toi. Vous trois, en tant que personnes, et non comme une lignée. Mon sang est bel et bien O'Bannon, et telle est mon identité mais c'est l'amour que je vous porte qui me poussera à définir qui je suis en tant qu'homme. Non mon patronyme, aussi noble soit-il. Pourquoi cette question ?

De grande sœur... S'il savait que ce stade était déjà dépassé, le doyen en tomberait de sa chaise ! Mais plutôt que d'attiser les braises du commérage, Calypso haussa les épaules.

"As-tu la moindre idée de l'âge que j'ai ? Il me semble que nous en avions parlé lors de ce fameux déjeuner dans ta salle du trône, non ? Je me demande ce que vieillir prématurément pourrait changer. Mais dans le doute, je préfère ne pas savoir."

A son tour l'Arkantea reprit son sérieux. Le bannissement de Nessius en soi était une information cloisonnée autant que possible aux Merinita uniquement. Le simple fait que le pirate était au courant montrait bien qu'il avait suffisamment de connexions dans la famille pour en partager les rumeurs et les fardeaux. Seulement, on entrait là dans un domaine sensible et en-dehors des Céléno eux-mêmes, la nature très exacte de son exil devait être connue d'un nombre de personnes inférieur à ceux des doigts d'une main.

"Cette histoire lui appartient. Je te laisse lui poser la question."

Elle avait bien trop marché au-dessus du vide pour savoir, et cette fragile confiance qui portait enfin ses fruits se devait être entretenue et gardée précieusement. Endymion aurait là une autre idée de l'effort à fournir pour obtenir des confidences de ses amis, s'il souhaitait s'essayer à l'exercice et traiter le Naga comme tel.

En silence, elle observa le visage de son ami lui livrer des doutes et des aveux que ses mots omettaient. Ainsi donc, malgré tout le désamour dont il était l'objet, il recherchait sa famille quelque part lui aussi. Une reconnaissance, une place à prendre. Sans forcément vouloir devenir le fils préféré, juste devenir un fils, une personne d'importance, quelqu'un qu'on ne jetterait pas s'il perdait sa valeur. Une facette méconnue d'Endymion sous la couche d'arrogance et de défiance permanente qu'il utilisait pour se défendre des piques à son égard.

"J'essaie simplement de me mettre à ta place. De comprendre ce qui te pousse à avancer jour après jour, malgré les surnoms sympathiques, la suspension de ton Écaille et tout le mépris que tu peux ressentir pour la noblesse. C'est étrange comme ton rêve contredit l'image que ta réputation a bâtie... Tu détestes ce que tu appelles le "culte du sang", mais en devenant un Patricien reconnu à part entière par ta famille, tu y participes en quelque sorte. Cela m'intrigue je dois dire."

Le pont

Une réponse qui ne fit qu'attiser ma curiosité.
Le lien entre Calypso et Nessius allait-il au delà de la simple courtoisie ? De l'amitié polie entre nobles avec quelques accointances ? En tout cas, elle semblait en savoir bien plus sur lui que moi. Et son silence reflétait soit son sens connu de la discrétion, soit... Autre chose.
Pour le coup, je me contentais de lui renvoyer une moue déçue, presque similaire à celle d'un chiot triste.
Juste avant de reprendre mon sérieux quand revint sur la table le sujet de mon ascendance. Avant d'en rire à nouveau, face à l'incompréhension de la nymphe.

Ne sais-tu pas encore que je suis un homme insaisissable ? Aussi capricieux, volage et imprévisible que tu es droite et loyale ? Allons... Dans ce cas, la réponse est pourtant simple.

Je reposais mon dos contre le fauteuil, et m'étirais avec délice et amusement.

Tu oublies un détail "clé" dans l'équation. Oui, je vomis le "culte du sang pur", et cela ne changera jamais tant j'ai souffert de cette belle connerie, qui selon moi, pourrit Atlantis depuis trop longtemps. Or, en entrant dans le système, j'y introduits aussi mon impureté. Je le dénature par ma seule existence !

Et j'éclatais alors d'un rire satisfait, bourré d'ironie. En m'imposant au sein de la noblesse, je participais à la rendre plus tolérante, non par envie, mais par obligation.

Pour changer efficacement un système, il faut en faire partie. Ou enclencher une révolution, ce que j'ai renoncé à faire, au grand dam de Nessius.

Je repris alors mon plus grand sérieux, une lueur presque mélancolique dans le regard.

En outre...Voir un parvenu tel que moi être enfin reconnu... Cela donnera de l'espoir à ce qui n'en possède plus. Je serais la preuve vivante qu'avec de réels efforts, tout est possible, même au cœur d'Atlantis. J'ai envie de forcer la porte qui mène à l'élite, et d'ouvrir le passage au peuple. D'être un pont entre deux factions qui ne pourraient que se haïr ou s'affronter. Il suffit de voir la situation aujourd'hui... C'est aussi cela être un général des mers. Défendre de l'ennemi extérieur, mais aussi préserver l'unité de la cité.

"C'est cohérent. Dans le cas où tout va dans ton sens."

La chance pour certains, le destin pour d'autres, était une force bien au-dessus d'Endymion en termes d'imprévisibilité. L'idée avait un certain fondement, et dans les circonstances actuelles de réelles probabilités de réussite.

"Mais ton hypothèse comporte de nombreux facteurs qui pourraient la renverser du tout au tout.

Tout d'abord, il faudrait que les O'Bannon veuillent bien te reconnaître comme l'un des leurs à part entière. Et ta réputation s'y prête moyennement, quand bien même tu as la princesse d'Atlantis pour femme et le soutien d'une Écaille.

Ensuite, il faudrait que le reste de la noblesse te reconnaisse également comme tel. Les Patriciens, les moins-nés comme moi. Tu ne serais pas le premier dans toute l'Histoire d'Atlantis à être un bâtard revenu après des années d'absence quelle qu'en soit la raison. Les O'Bannon sont assez connus pour leur... euh... "prolifération" si je puis dire, à la limite de la bienséance...

Et tandis que ce noyau te reconnaît... Le bât peut blesser auprès des petites gens. Faire de toi un exemple ne signifie pas que les autres auront la même chance. Tous ceux qui ne sont pas nés dans les hautes sphères pour commencer, pourraient voir d'un mauvais œil que ce soit justement un fils de Patricien qui arrive à casser le système et pas un esclave ou un simple plébéien. Tu pourrais, de fait, perdre le soutien du peuple qui te semble acquis."

Devenir la victime du plan qu'il échafaudait, au lieu de son instigateur.

"Je peux toujours t'aider à prouver ta valeur avec l'enquête sur le Dragon et Etrius, mais cela sera-t-il suffisant ? C'est à cause de possibilités comme celle-ci que j'ai tendance à ne pas approuver complètement l'ambition de Nessius concernant l'ascension au mérite. Pas d'un seul coup, pas si brutalement. J'ai l'arrogance de croire que je suis un peu plus nuancée et réaliste. Que les méritants doivent pouvoir grimper, mais que les Familles doivent tout de même demeurer au pouvoir encore. Pour encadrer, éduquer, organiser ceux qui, après des millénaires de traditions, voudraient changer le système. Il ne faut pas que les leaders deviennent des martyrs."

Et suivant ce projet, elle essayait de se rapprocher doucement des plus vulnérables, de leur tendre la main avant de prétendre pouvoir les hisser plus haut. Leur donner à manger avant qu'ils n'avalent une main ou un bras entier.

"Une fois, après que je sois devenue Marina -récemment donc-, j'ai contrarié Aimana Tangaroa en abordant ce sujet de la mauvaise manière. Quand je l'ai rapporté à Orphéus, il s'est mis en colère... mais plus que lui, c'est une Onde infiniment plus colossale, bien au-delà de la tienne, qui s'est manifestée un instant. Poséidon m'a fait comprendre, par Sa Voix, qu'il tenait encore à cette notion du sang. Et quand on y réfléchit, c'est logique : ce sont Ses enfants sacrifiés qui sont à l'origine de tout cela."

Calypso baissait les yeux, clairement honteuse à ce souvenir. Elle piocha la dernière tranche de charcuterie sur le plateau pour s'occuper un peu les mains et se donner un peu de temps.

"Même s'ils ne dirigent pas tout, même si on permet à ceux qui ont prouvé leurs compétences d'accéder à nos sphères de pouvoir, il faut que le sang demeure respecté, honoré. Que les Patriciens aient toujours voix au chapitre. Pas simplement révolutionner la société parce qu'on ne fait pas partie des privilégiés. Tu comprends ce que je veux dire Endymion ? Maîtriser le changement, l'appliquer de façon progressive. En ce sens, Arhan Sefirot a bien mal négocié son moment et sa façon de faire. Il suffit de voir comment l'Amirauté et le Sénat se défient systématiquement. Je ne crois pas que ce soit la bonne solution."

Futur

Cet échange avait au moins le mérite d'être riche par nos arguments mutuels.
Pour autant, une frontière tangible, logique, m'apparut à travers les mots de Calypso.
Et après l'avoir laissé finir son propos, je rebondis, tout sourire afin d'émousser le tranchant de mes paroles.

Tu es nuancée, pondérée, et c'est tout à ton honneur... Mais, c'est bien plus aisé de tenir cette position en se postant en hauteur, que le dos voûté et le nez dans la fange. As-tu déjà éprouvé la faim, Calypso ? Non une simple fringale, mais un trou béant dans ta chair. Une peur de ne pouvoir survivre, faute de ressources. T'a t'on déjà craché au visage en raison de ta seule existence ? Tenté de t'assassiner ? Battu à mort pour te faire disparaître, comme on effacerait une tache disgracieuse sur une tapisserie ?

Au final, et c'était ironique, nous avions raison l'un et l'autre. Une expression mélancolique passa brièvement su mon visage, avant que je ne reprenne ma désinvolture naturelle.

Crois-tu que je parlerais sans avoir un minimum le pied dans le manoir O'Bannon ? C'est mal me connaître...

Et j'adressais à ma chère amie l'un de ces rictus insupportables de suffisance qui façonnait ma réputation de dilettante.

Plus sérieusement... Le jour où Poséidon désapprouvera mes actes, il me le fera sentir. J'ai gagné mon rang auprès de lui à la seule sueur de mon front, et j'ai l'effronterie de croire qu'il tolère ma personne, mes aspérités, mes coups de sang et rêves iconoclastes. Et je ne changerais jamais. Même anobli, tu me trouveras dans les tavernes, à offrir des coups et à mettre des raclées au bras de fer. Le peuple n'est pas volage. Mais passons... Et toi ? Te projettes-tu après cette période sombre ? Que voudrais-tu accomplir ? Voyager ? Visiter le vaste monde ou prendre du repos ici ? Tenter de revêtir une écaille de générale, peut être ?

Et un rire taquin s'échappa de mes lèvres.

Il ramenait donc la situation à son point de vue, son vécu, sa situation sans prendre en compte le tableau d'ensemble. Légitime, défendable, mais insuffisant pour échafauder un plan à long terme efficace. Ses sourires cesseraient un jour de tromper les aveugles.

"Sais-tu comment j'ai obtenu mes pouvoirs et mon Écaille Endy ? Certainement pas en restant dans mon salon."

Elle avait fourni quantité d'efforts pour cela elle aussi. Pas aussi impressionnants que ceux du Dragon des mers, et pas non plus comme une martyre à la vue et au su de tous. Il aurait dû le comprendre depuis le temps : elle était une danseuse des ombres, de ceux qu'on oubliait mais qui observaient, assimilaient et grandissaient en silence. Ceux qui portaient les coups discrets mais touchaient à chaque fois ou presque leur cible.
Pas désarçonnée pour deux sous, l'Arkantea garda son sang-froid en imaginant qu'elle devait symboliquement, encore une fois, passer la laisse autour de la gorge d'un dragon.

"Je suis dans le camp de ceux qui apportent les solutions, pas les critiques. A ceux qui ont faim aujourd'hui, comme je te l'ai dit déjà, je fais des dons de nourriture. A ceux qui ont peur, je tends la main. Me cracher au visage ? Oui on l'a fait. En public comme en privée. Et tu sais quoi ? Je m'en suis toujours moquée. Ce n'est pas l'opinion des médisants et des jaloux que je cherche à convaincre. On a tenté de m'assassiner à plusieurs reprises. Je m'étonne que Calista ne t'en ait pas parlé. Quant à ceux battus à mort, eh bien, j'ai fait partie de la garde de la ville pendant des années tu sais. Je les ai relevés, soignés, raccompagnés chez eux."

Le masque n'était plus nécessaire avec elle. Pourquoi faire semblant ?

"Je te l'ai dit Endymion, je suis de ceux qui apportent les solutions. Et toi, qu'as-tu fait pour ces gens à part payer des coups à boire et mettre des raclées ? Des choses que je qualifierais de bien moins recommandables. Nous avançons vers un même objectif sur deux voies bien différentes. Tu as choisi le sang et la douleur, malgré toi diras-tu, là où je préfère la loi, l'Ordre, le travail honnête et la constance. Aucune n'est meilleure que l'autre en soi, à moins que l'intégrité soit un prétexte à la révolution. La souffrance légitime-t-elle la violence ? Je ne crois pas. Et j'ai choisi de laisser ce chemin-là derrière moi."

L'unique membre de l'unité Calypso s'approcha un peu du feu, s'assit à proximité, un genou relevé sur lequel gisait son avant-bras et l'autre étendue parallèlement à l'âtre. Une posture peu élégante ou noble, signe qu'elle s'essayait aux codes du pirate encore une fois, sans le suivre aveuglément. Ainsi donc, les O'Bannon étaient prêts à recevoir le bâtard parmi eux ? Corruption ou reconnaissance ? Cela, sans doute, demanderait d'autres efforts et d'autres sacrifices au doyen des Marinas. Calypso espérait qu'il ménagerait un peu ses forces dans cette entreprise. Au cas où il devrait être déçu. Et s'il obtenait satisfaction... pourvu qu'il trouvât ce qu'il voulait vraiment au lieu d'une fausse promesse.

"Je suis peut-être agaçante à toujours répéter les mêmes choses, mais s'il te plaît sois prudent. Tolérer et approuver sont deux choses différentes. J'aimerais éviter de te retrouver brisé en mille morceaux, le jour où Poséidon te "le fera sentir". Même si je vais prévoir pansements et rhum, juste au cas où."

Elle lui adressa un clin d’œil, histoire de dédramatiser toute cette histoire et leur conversation beaucoup trop sérieuse. Au moins ils pouvaient parler à cœurs ouverts, malgré leurs différences de points de vue. Une attitude saine et sage qui avait tendance à se perdre en ces temps difficiles à Atlantis.

"J'ai eu ma dose de vaste monde et de voyage pour un bon moment je crois. Je pense être assez objective pour dire que, jusque-là, Camelot a été la pire expérience de ma vie... Socialement, politiquement, esthétiquement, et même au niveau gastronomique ! Mais si je devais définir un projet là tout de suite... Je crois bien que le moment serait approprié pour fonder une famille. Essayer, du moins."

Parce qu'Orphéus et Caladrius avaient laissé une place bien trop grande à remplir. Parce que Nessius s'en était déjà approprié une part non négligeable. Et qu'il était temps de vivre un peu pour elle et un peu moins pour les autres.

"Je suis toujours la dernière de ma lignée, et même si mon apparence contredit mon âge, j'ai un devoir de transmission à remplir avant... qu'il soit trop tard. Je voudrais bien sûr une union d'amour et non d'obligation, mais si je ne cherche pas, je risque bien d'échouer dans tous les cas de figure."

Famille

Pouvait-on faire plus différent que cette jeune femme et moi ?
A son discours assuré et ennuyeux, je finis par opposer un bâillement clairement exagéré, vite suivi d'un sourire de contrition assez faux pour en devenir comique.
La messe était dire : nous ne serions jamais d'accord sur nos approches respectives.
Et la force de nos désaccords façonnait un lien d'amitié indéfectible. Aussi, posais-je sur Calypso un regard teinté de tendresse.

Et si nous changions de sujet ?

La réalité présente était bien assez lourde, sans nous entêter à nous perdre dans les méandres de nos pensées trop complexes. Et justement, la belle nymphe manqua me faire m'étouffer en lâchant l'une de ces bombes de ragot dont j'étais friand.

Fonder une famille ?!

Passer la surprise initiale, l'idée me fit entrevoir une légèreté dont nous avions tous bien besoin. Mais... Orpheus... Avait-elle déjà fait son deuil ? En réalité, non. Mais une naissance pourrait peut être l'y aider.

Tu feras une mère exceptionnelle...

Et pour le coup, j'étais sincère.
Le souvenir de la disparition de mon propre enfant me revint brièvement en mémoire, mais je le repoussais vigoureusement. Pas ici, pas maintenant.
Et j'achevais de recouvrir de terre ce traumatisme par un rictus taquin.

Faut-il forcément un époux pour concevoir un héritier ? Bah... Même si cela prends du temps, ne néglige pas l'importance d'un mariage bercé par l'amour. Après toutes les épreuves que tu as traversé, Poséidon serait bien avisé de mettre sur ta route un homme bon et disponible pour t'apporter enfin le bonheur que tu mérites.

Tendant la bouteille à mon amie, je lui adressais en même temps une expression grivoise.

Nessius pourra peut-être se dévouer à la tâche... A moins que ce ne soit une invitation déguisée... Si tel est le cas, je suis flatté mais je sème du plaisir, pas de la marmaille !

Et je laissais échapper un rire tonitruant face à boutade, bien digne du pirate que je restais. Heureusement que ma douce Calista ne traînait pas dans les parages...

Calypso s'attendait à une réaction moqueuse, une de plus, de la part du Dragon des mers, mais il surpassa largement ce qu'elle envisageait en mêlant à la fois un compliment qu'elle sentait sincère et ce déluge d'invitations farfelues à dévier des routes habituelles. Avant qu'elle ait pu simplement présenter sa conception d'une famille unie et d'un mariage réussi, son visage prit une teinte framboise, puis de plus en plus en écarlate. Attendre de Poséidon une "récompense" qu'elle ne se sentait absolument pas en droit de réclamer, puis ce coup direct sur Nessius et enfin... lui ?!? Il y avait bien assez là pour que la gêne crispât les traits de la belle.

"Mais... ! Endymion ! Cesse de dire des sottises enfin... !"

Elle prit la bouteille, plus par réflexe que par réelle envie, tout en couvant le pirate d'un regard embarrassé, outré, et terriblement timide.

"Je ne veux pas simplement pondre sans me soucier du reste, je ne suis pas une poule ! Et encore moins avec toi, je te rappelle que tu es marié à l'une de mes meilleures amies, qu'il m'est arrivée de garder quand elle était petite ! Il y a... des critères... des exigences... Ce n'est pas si simple..."

Mais puisqu'il voulait rire, la jeune femme décida de contre-attaquer sournoisement.

"Et puis tu dis que tu ne sèmes pas de marmaille, mais as-tu demandé à chacune de tes maîtresses ce qu'il en était exactement ? C'est que, actif comme tu es, et l'esprit enivré jusqu'à plus soif, tu as bien dû en oublier quelques-unes ici et là... Imagine à Camelot par ex... !"

Suspendue en plein élan, elle réalisa soudain. S'il avait vraiment autant de conquêtes qu'il le prétendait à son actif, dont certaines à la surface... cela ne signifiait-il pas qu'il créait d'autres enfants comme lui, qui grandiraient sans un parent dans un monde hostile et dans des conditions misérables ? Que peut-être l'un de ces enfants apprendrait un jour l'existence d'Atlantis et reviendrait au pays revendiquer d'hypothétiques droits d'héritage qui lui revenaient légitimement ? Que ferait-il alors, l'O'Bannon anobli, avec son ou ses propres bâtards sous le bras ? Deviendrait-il aux yeux de sa progéniture comme le père qu'il avait pris plaisir à abattre ?

"Rassure-moi Endymion... tu as vérifié partout ? Et tu le feras à Camelot aussi ? Tu ne vas pas laisser un petit demi-Atlante quelque part, n'est-ce pas ? Ce serait... Ce serait..."

Progéniture

Ce serait ? Indigne ? Mal vu ? Honteux ? Irresponsable ? Contrariant, peut être ? De quoi faire jaser dans les dîners mondains... Un Endymion junior, quelle hérésie... Ou alors je pourrais en semer à chaque coin de rues, afin de lever une véritable armée de... "Moi" et ainsi renverser le pouvoir en place...

Pince sans-rire, je plongeais une nouvelle lampée de rhum dans mon gosier, avant de surenchérir.

Une nouvelle preuve de l'infamie du pirate batard, je suppose ? Père désinvolte, suffisamment égoïste pour faire revivre à sa progéniture sa propre solitude et l'horreur de son enfance ? Mais bon sang, Calypso ! Que fais-tu encore auprès de ce diabolique bonhomme immoral ?! Arrête le ! Vite !

Incapable de conserver davantage mon sérieux, je laissais éclater un franc éclat de rire, jusqu'à m'en faire pleurer. Et il me fallut quelques bons instants avant de pouvoir reprendre ma respiration.

Je me demande toujours si tu es innocente, ou si tu est aveuglée par une image de ma personne aussi ternie... Allons... Ivresse ou pas, je garde ma semence pour nourrir les damoiseaux, et mon endurance pour satisfaire les dames. Et je n'ai jamais rompu mon propre code moral, aussi bancal soit-il.

Tout hédoniste que j'étais, je ne pourrais supporter d'infliger à un être innocent un parcours aussi terrible que le mien. Et si d'aventure, j'apprenais que ma vigilance avait été prise en défaut, je serais le premier à ramener l'enfant à Atlantis pour l'élever sans intermédiaire.
Un voile de mélancolie passa brièvement dans mon regard, de nouveau perdu dans les flammes.

Cali et moi avons perdu un enfant... Comment veux-tu que je fasse subir à mon épouse la souffrance de me voir vivre un tel bonheur, auprès d'une autre ? Quoique tu puisses en penser, mon amour pour Calista est l'un des piliers de mon existence. Et la faire souffrir m'est impossible.

Ma princesse sauvage. Le plus précieux de mes trésors dérobés. Pour rien au monde, je ne pourrais lui faire du mal. En m'épousant, elle avait accepté mes déviances, mes excès, mes folies. Mais même moi je connaissais les limites à ne pas franchir.

Pourquoi n'est-ce pas simple ? Les critères et exigences n’existent pas en amour. C'est une vague qui te submerge, et emporte raison et préjugés. Et tu finis par te retrouver avec la personne la plus improbable qui soit... C'est ce qui fait le sel de la chose.

Une œillade taquine, et la coupe à mes lèvres afin de dissimuler mon sourire.

Nessius est une tête de con, mais c'est un bon parti.

"Tragique."

Leur conversation n'avait-elle servi à rien ?Pourquoi continuait-il de croire que Calypso remettait sa valeur en cause ? La mine assombrie, elle ne goûta pas à l'humour grinçant du pirate, bien loin de là.

"Le mot que j'avais en tête était tragique. J'imaginais la réaction de l'enfant en apprenant un jour qu'il ou elle aurait été délaissée loin de son père. La souffrance de choisir entre deux mondes radicalement différents pour suivre un parent ou l'autre, perdre des amis ou en éviter de nouveaux. La réaction de la mère, qui aurait seulement cherché une nuit d'errance avant d'être laissée avec une telle responsabilité. Le regard des autres, jugeant, condamnant sans même un mot à chaque instant."

A quoi bon lui dire encore qu'un accident pouvait arriver, malgré ses précautions ? Endymion ne changerait pas maintenant. Et les lois de la nature non plus. Si l'on parlait d'accidents, c'était pour de bonnes raisons en général, mais le doyen des Généraux se croyait encore au-dessus de tout, même du simple fonctionnement du monde, intouchable. Comme si quelques coups de reins en moins suffisaient à faire la différence.

Elle releva la tête et son souffle se tarit. Calista n'avait jamais parlé de cette histoire, et Poséidon en soit témoin, les Hyades comprenaient pourquoi ! Cela pouvait expliquer son humeur toujours plus sombre, pourquoi elle s'était séparée de Scylla. Pourquoi sa porte demeurait close quand on parlait d'Endymion.

Toute trace de plaisanterie évanouie de son visage, la lieutenante se releva pour reprendre une position plus raide. Il allait trop loin. Pour lui, pour sa femme, pour Calypso.

"Je finis pas me demander si tu ne veux pas me pousser à te haïr pour que ce que tu dis devienne vrai. Imbécile. Tu es le premier à te plaindre que l'on te considère à une fausse valeur, mais tu fais tout pour orienter mes propos dans cette direction. Alors arrête avant que je change d'avis et que je le pense vraiment, arrête !"

Elle jeta sans sommation la bouteille toujours fourrée entre ses doigts directement au feu. Le bruit du verre précéda au craquement redoublé des flammes, mais Calypso n'en avait cure. Elle envie de le frapper autant pour qu'il écoute que pour qu'il la laisse tranquille et s'enfonce dans ses propres mensonges, tout seul. Pauvre enfant.

"Si tu me prends toujours pour une arrogante incapable de comprendre ta valeur, je n'ai rien à faire ici."

Il avait trop bu, sans doute. Encore.

Amitié

L'éclat de colère de mon amie me surprit par son intensité.
Et là où ma capitaine, ou même Cinead, auraient saisi la plaisanterie grinçante, l'ironie mordante qui surgissait de mon esprit lorsque l'alcool commençait à me rendre d'humeur légère, Calypso avait tout pris au pied de la lettre.
Pour le coup, la douche fut glaciale et le soupir spontané.

Je te prenais pour une femme munie de second degré. Mais je suppose que les thèmes abordés ce soir étaient trop... Lourds pour permettre d'enchainer avec de la légèreté. Mes paroles devaient t'amuser, t'enrager gentiment par leur outrance, mais visiblement, je me suis trompé.

Mais là n'était pas le pire.
Qu'une plaisanterie engendre l'effet inverse à celui escompté était monnaie courante, mais j'avais profité de ce que je pensais un instant de complicité pour dévoiler une blessure intime.
La perte d'un enfant.
Et mon sentiment fugitif fut la trahison. Ou plus précisément, la faiblesse. Je m'étais offert, communiquant sur un drame dont je ne m'étais jamais remis, sans contre-partie. Une cuisante erreur.
Mais à quoi bon lui exprimer mon sentiment ? Parlions-nous la même langue ? Nos éducations, nos expériences respectives demeuraient-elles une frontière infranchissable ?
Calme, placide là où Calypso cédait à sa colère, je la laissais s'exprimer sans jeter d'huile sur le feu. Et cette sagesse nouvelle ne manqua pas de me faire rire intérieurement, par son ironie. Voilà quelques mois encore, aurais-je prêter le flanc à un tel effort ? Peu probable.

Tu as fini ?

Tel un félin qui s'étire, je me relevais avec lenteur, sans afficher autre chose que de la désinvolture. Éternel drapé de mon âme aux échos cachés.

Je te prends pour une amie. Et les meilleurs amis s'engueulent souvent. Et tolèrent leurs différences.

Sans un regard pour la nymphe, de peur de devoir supporter son outrage, je me dirigeais vers la porte, et posais la main sur la poignée, avant de lancer, sans me retourner.

Un ami, c'est quelqu'un qu'on connaît. Et que l'on aime quand même.

Et sur un signe évasif de la main, je quittais cette pièce devenue trop étouffante. Le temps de faire redescendre un tsunami menaçant. A l'aube, ces tensions perdront de leurs suffisances, et mieux valait se replier avant que des mots trop acerbes ne soient prononcés. D'un coté, comme de l'autre.

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