[Début mai 553] Retour sous les étoiles [Kaleb]

La nuit était paisible quoique fraîche pour un début de mois de mai. Le temple de la Vierge était plongé dans un silence apaisant après les tumultes d’une journée bien remplie qui avait vu l’achèvement des travaux dans les Jardins des Saules Jumeaux. Kalia n’avait pas chômé pendant l’absence du Gardien de la sixième demeure.

Là où avant son départ ne se trouvait que de l’herbe verdoyante, Kaleb avait découvert à son retour une bâtisse de bois circulaire, disposant d’un foyer en son centre où trônait un chaudron prêt à accueillir décoctions et herbes en tout genre. Ce dernier donnait sur une ouverture dans le toit épousant ses dimensions et permettant à la fumée de s’en échapper. Des étagères encore vides ornaient les murs. Un potager aromatique avait été aménagé à proximité. Le chevalier de la Vierge était satisfait. Son intendante lui avait permis de tenir la promesse faite à sa disciple. Il avait d’ailleurs crédité la jeune femme d’une franche accolade ce qui n’avait pas manqué de faire passer le visage de Kalia au rouge pivoine sous le rire hilare d’Eireen et les regards médusés de l’ingénieur et du chef de chantier.

Pour autant, le cœur n’était pas à la fête… Kaleb ne parvenait pas à trouver le sommeil. Le vent et les esprits étaient porteurs de bien sinistres nouvelles en provenance du Nord. Non seulement, la mission en Francie avait été un échec mais en revenant au sein du Domaine Sacré, Kaleb avait appris que l’armure du Phénix était revenue sans son propriétaire. Xanathos avait donc succombé au combat. Et Dana n’avait pas donné signe de vie. Pour autant, l’armure d’argent de la Coupe n’était, elle, pas réapparue. A moins qu’elle ne soit retournée parmi les druides attendre un nouveau porteur ?

Le chevalier de la Vierge n’arrivait pas à se résoudre à ce que la jeune femme ait failli. Non, si elle avait succombé, il l’aurait sûrement ressenti, n’est-ce pas ? Même à des milliers de lieux… Ou était-ce seulement une histoire qu’il se racontait pour ne pas perdre espoir ? Si elle était vivante, pourquoi Dana, vu son pouvoir, n’avait-elle pas pris contact avec son maître, ne serait-ce que pour le rassurer ? Etaient-ils tombés sur la Grande Prêtresse ? Avaient-ils dû affronter les forces d’Asgard ou d’autres biens plus sombres ? Toutes ces interrogations tournaient dans l’esprit de l’axoumite. Il ne pouvait pour autant se raccrocher à l’espoir que sa disciple reviendrait saine et sauve.

Du haut de l’observatoire, alors qu’il ouvrait pour la millième fois de la journée le médaillon où se trouvait la mèche de la Flamboyante, il perçut une lumière familière quittant la maison du Lion. Sans hésiter, avec le cœur d’un enfant, il dévala les marches qui menaient du toit jusqu’à sa chambre puis soudain s’immobilisa. Maître. Il devait jouer son rôle de maître. Il prit donc une grande inspiration et calmement, discrètement, il quitta ses appartements.

Sans un bruit, il pénétra dans la cuisine, enjambant les bottes que sa disciple avait soigneusement laissé traîner devant la porte. Alors qu’il la vit occupée à fouiller dans les étagères, vraisemblablement à la recherche de restes à se mettre sous la dent, il se racla la gorge pour signaler sa présence.

«Tu rentres donc en plein milieu de la nuit comme une voleuse, après plusieurs semaines de silence, et ta première action est de dévaliser le garde-manger… Peut-être aurais-je dû me métamorphoser en miche de pain après tout… »

Son ton sarcastique dissimulait néanmoins particulièrement mal le soulagement et la joie qu’il avait de la revoir en vie.

Il la regarda avec toute la bienveillance qui habitait son cœur. Il ne parvenait pas à lui en vouloir. Il se sentait éminemment responsable de la situation. Après tout, n’était-ce pas lui qui l’avait envoyée là-bas secondée de Xanathos ? N’était-ce pas lui, le chevalier d’or de la Vierge, qui avait estimé qu’elle était la mieux placée pour accomplir cette mission sur ses terres natales ?

Kaleb prit calmement les mains de Dana, l’amenant à se redresser en douceur. Puis, avec la même sérénité, il fit glisser le masque de son visage. Il voulait la voir. Comprendre à ses traits ce qu’elle ressentait puisqu’elle cherchait à le dissimuler. Mais sans la brusquer. Néanmoins c’est dans un élan emplit de douceur autant que de détermination qu’il la prit dans ses bras. Elle était en vie. Comprenait-elle que c’était le plus important pour lui ?

Soudain, il prit conscience qu’il ne lui avait absolument pas demandé l’autorisation d’agir de la sorte. Il relâcha alors son étreinte pour se contenter de tenir sa main.

«Je…suis désolé… J’ai eu peur de t’avoir emmené à la mort. J’ai redouté que tu ne reviennes pas… J’ai entendu dire que l’armure du Phénix était revenue sans son porteur. J’ai vu sa constellation se ternir. J’ai craint que tu aies subi le même sort. Ou que tu aies été capturée… J’ai aussi ma part de responsabilité dans tout cela, tu sais…»

Peut-être s’était-il montré trop naïf, trop confiant dans les capacités de sa disciple. Il avait sans doute sous-estimé la difficulté de cette mission, imaginant que Silas et lui trouveraient la prêtresse et qu’il n’exposait pas Dana et Xanathos à des dangers qu’ils ne pourraient surmonter…

Néanmoins, il avait besoin de précisions. Il était évident qu’avec le retour de Dana, le Grand Pope leur demanderait à tous deux un rapport. Ils avaient perdu un frère d’arme et rien obtenu en retour si ce n’était de vagues promesses. Pire encore. Il fallait déterminer la dangerosité des informations qu’avait laissé échapper Dana.

Kaleb invita donc sa disciple à s’assoir à la table où se préparaient habituellement les repas. Il sorti lui-même fromage, fruits et pain du garde-mangé. Après tout, il valait mieux avoir le ventre plein et l’esprit lucide pour pouvoir cerner au mieux les tenants et les aboutissants de la situation avant de se rendre au treizième temple.

«Raconte-moi en détail ce qu’il s’est passé. N’omet rien. Car nous allons devoir en rendre compte. Et la moindre information est cruciale. A moins que tu ne préfères remettre ça à demain matin ? J’imagine que tu es épuisée et que tu n’as sans doute qu’une envie : manger, te délasser et retrouver un lit digne de ce nom… »

Il lui laissait le choix. Malgré la gravité de la situation. Kaleb n’était pas homme à transiger avec le libre-arbitre. Mais il savait qu’il ne faudrait néanmoins pas reporter indéfiniment la discussion. Sous peine d’être l’un et l’autre pris de court…

Kaleb écouta le récit de sa disciple avec un sérieux et une attention qui n’étaient pas dans ses habitudes. Heureusement pour lui, il n’eut pas à jouer à l’interrogatoire tant Dana semblait à la fois soulagée et suppliciée par le fait d’extirper de sa mémoire jusqu’au moindre détail de ce qui avait pu se passer en Britannia. Elle ne sembla rien omettre, rien passer sous silence. La Vierge put ressentir à quel point il avait sous-estimé l’incompatibilité d’humeur entre la Coupe et le Phénix. Ce dernier avait toujours été un franc-tireur. Kaleb avait espéré que le responsabiliser en lui donnant le commandement de la mission, eut égard à son expérience, aurait permis de lui faire prendre une autre dimension et achever son processus de réhabilitation aux yeux de l’ensemble du Domaine Sacré. Il avait commis une funeste erreur d’appréciation.

Il l’écouta avec solennité, saisissant sa main lorsque la voix de la jeune femme se fit tremblante. Kaleb attendit qu’elle ait achevé son récit et prit un long moment de réflexion, les mains jointes devant ses lèvres. Puis, il se leva et rapporta une amphore de vin portant le sceau des Poissons, probablement un cadeau de Nimüe, dont il servit deux coupes à ras bord, en faisant glisser une vers la Flamboyante. Puis, se rasseyant à sa place, il prit enfin la parole.

«Je pense que nous avons commis une erreur. J’aurais dû partir avec toi et laisser Silas accompagner Xanathos. Si je comprends ce que tu me racontes, vous n’aviez absolument pas la même vision stratégique de la situation… »

Puis, le ton du sixième Gardien se fit plus dur. L’idée d’aller explorer le Connaught était une folie. Kaleb avait pourtant expliqué à Dana les liens que la reine Medb entretenait avec les Spectres, sans doute les ennemis les plus acharnés des chevaliers d’Athéna. Il se montra donc sans concession vis-à-vis de sa disciple, sans pour autant l’accabler.

«Tu as été trop optimiste de croire que vous pourriez explorer les terres des spectres sans vous faire repérer. Surtout avec des fantômes. Autant essayer de se glisser dans un troupeau de chèvres déguisés en moutons… Aurais-tu laissé ton jugement être altéré par l’agacement que Xanathos faisait bouillir en toi ? »

Kaleb savait à quel point Dana pouvait se montrer têtue lorsqu’elle estimait que la personne en face d’elle était indigne de confiance. La diplomatie ne faisait pas partie de ses qualités premières. Et cela, il l’avait sous-estimé. Ce qui renforçait son sentiment qu’il aurait dû être celui qui l’accompagnait. Mais il était désormais trop tard pour avoir des regrets. Il but une gorgée et poursuivit.

«Selon toi quelle était l’allégeance des deux personnes que tu as croisés ? Medb ou Hadès lui-même ? Et surtout, quelles informations as-tu été obligée de leur donner ? »

Puis, reprenant délicatement la main de sa disciple pour lui signifier qu’il n’y avait aucun courroux dans ses questions, il lui témoigna toute l’empathie qu’il avait pour elle.

«Je sais à quel point entendre les âmes du vivant crier de douleur et s’éteindre par centaines a fait saigner ton cœur. J’aurai certainement ressenti la même chose si j’avais été là… »

«Je ne sais pas. Rêver et venir nous demander conseil peut-être? Nous prévenir que tu rencontrais des difficultés à t’entendre avec Xanathos ? N’était-ce pas dans ce but que tu m’avais donné ceci ?»

Le ton de la voix était calme et doux. Mais les mots avaient fusé telle une étoile filante. Dana était encore inexpérimentée. Et bien qu’elle soit dotée d’un esprit des plus affûtés, il était clair qu’elle pouvait, dans les moments d’angoisse et de tension, se laisser déborder. Bien qu’il soit le premier à reconnaître le pouvoir des sentiments, Kaleb savait également à quel point ces derniers pouvaient constituer des fers biens plus efficaces et destructeurs que n’importe quelle chaîne.

Alors que son élève s’excusait pour son accès de colère, la Vierge vint s’asseoir à ses côtés et posa sa main sur son épaule.

«Ce qui est fait est fait. Nous ne pouvons changer le passé. Il va nous falloir désormais en assumer les conséquences. Ensemble. Parce que je ne t’abandonnerai pas. Nous sommes une famille, tu te rappelles ?»

Etait-ce le hasard si Kaleb avait prononcé ces mots au moment où Dana lui annonçait que son père l’avait chassée ? Il ressentait le cœur meurtri de la jeune femme. Lui-même n’avait-il pas quitté Axoum sous l’opprobre paternel ? Ce souvenir douloureux était parfois encore vivace dans son cœur. Mais le temps avait quelque peu édulcoré la scène. Pour autant, il comptait bien ne pas laisser la jeune femme seule face à cette épreuve.

«Si tu en es d’accord, nous irons voir ton père et le reste de ton clan. Tenter de réparer ce qui peut l’être…»

Mais ils devaient d’abord se préoccuper des conséquences des informations que la druidesse avait dû concéder en échange de sa vie aux serviteurs du Connaught.

«Il ne faut pas être dupe. Toute information qui arrive entre les mains de la Reine Medb ne met pas longtemps à parvenir aux Enfers. Que cela soit sciemment ou non. Je n’ai encore jamais croisé de Spectres. Je sais qu’ils ont une alliance avec le Connaught. Parler de lien de servitude serait d’ailleurs plus juste, je crois. mais je sais que le maître de Silas avait été chargé de surveiller leur activité en Perse. C’est ce qu’il m’a dit en tout cas.»

Lorsque Dana évoqua la présence d’une ambassade à la cour du Connaught, Kaleb fronça un sourcil. Etait-ce la vérité ?

«Je n’en avais pas connaissance. Peut-être des choses se sont-elles jouées à Camelot dont j’ignore l’existence. Néanmoins, il faut être prudent. Le mensonge et la duperie sont des armes parfois au moins aussi efficaces que les poings pour affaiblir un adversaire. En semant le doute dans ses rangs par exemple ? Il faudra préciser cela au Grand Pope lors de notre entretien. Pour le Phénix, c’est ce que raconte la légende. Et comme son corps semble s’être évanouit, qui sait… Xanathos pourrait bien nous réserver des surprises… »

«Je pensais que tu maîtrisais suffisamment le Rêve pour y parvenir… Nous n’avons pas bien communiqué sur ce point sinon, nous ne vous aurions pas laissé partir sans moyen de nous contacter… Là encore, vous n’êtes pas seuls à blâmer… »

Kaleb avait pensé, à tort, que l’entraînement que Dana avait eu l’occasion d’effectuer avec Childéric aurait suffi à développer une capacité déjà très présente en elle du fait de sa cécité. Il avait confondu confiance et absence de contrôle. Une leçon amère qui jetait une lumière froide et criante sur son manque d’expérience en tant que membre du Cercle d’ Or. A sa décharge, Silas, qui faisait figure de vétéran, ne s’en était pas mieux sorti.

Loin de le rassurer, ce constat l’amenait à s’interroger sur leur rôle, leur manière de faire. Il devait tirer des leçons de cet échec, sans quoi la mort du Phénix aurait été totalement vaine. Il fallait dire que ce n’était pas forcément un cadeau qu’il avait fait à sa disciple pour sa première mission. Il avait pu constater lors de la mission sur Isa, Xanathos avait la finesse tactique d’un taureau pris d’un coup de sang. Déjà, face aux Oracles, il avait manqué de faire brûler la moitié de l’île…

La Vierge avait bêtement cru que Dana pourrait l’amadouer et qu’une présence féminine doublée d’une responsabilité de mission l’aurait rendu plus réfléchit. C’était peut-être la raison pour laquelle la hiérarchie était ainsi faite au sein des forces d’Athéna. Les chevaliers de bronze n’étaient-ils bons que pour exécuter les ordres réfléchis par d’autres ? Kaleb pensa à l’Oiseau de Paradis. Non… On ne pouvait faire de généralité. Le caractère du guerrier rentrait en compte. Dana et son entêtement associé au côté tête brûlée de Xanathos…. Il n’avait pas anticipé les étincelles. C’était là sa responsabilité.

Il n’insista pas lorsque la jeune femme déclina poliment sa proposition. Pour autant, il apporta un bémol à sa pensée lorsqu’elle estima la sincérité de ses vis-à-vis.

«C’est un élément, je te l’accorde, mais pas une preuve absolue. Semer le doute en toi peut-être une stratégie à long terme pour t’affaiblir sur le long terme et espérer semer la discorde dans nos rangs… Laisser un ennemi en vie et le renvoyé chargé du fiel des mensonges qu’on lui a raconté, c’est comme catapulter un animal malade dans une forteresse. Ça prend plus de temps mais les conséquences peuvent en être désastreuses… »

Dana s’interrogeait sur le Pope et sur ses motivations. Elle était bien l’élève de son maître ! Kaleb n’avait-il pas eu cette discussion avec Childéric lors de leur entrevue en Francie ? Il savait que le premier représentant d’Athéna cachait certains secrets. La présence d’un émissaire en Connaught était-il une omission volontaire de plus ? Ou était-ce simplement qu’il n’avait pas pensé que ses chevaliers iraient jusqu’à explorer le royaume de Medb.

«Je ne sais s’il existe réellement un émissaire auprès de Medb. Vois-tu, même moi, membre des douze, je ne sais pas tout. Quoi qu’il en soi, nous avons peut-être créé un incident diplomatique sans le chercher. Le Grand Pope doit en être informé…»

Lui apprendre un protocole ? Kaleb eut un soupire amusé. Elle ne le connaissait pas encore aussi bien qu’il espérait.

«Je suis sans doute le plus mal placé pour t’enseigner les protocoles. C’est un point sur lequel je dois moi-même progresser. En revanche, je sais que le Grand Pope confie la surveillance de certaines zones du monde aux chevaliers d’or. Moi-même, je reçois des rapports sur ce qui se passe en Afrique. Il me semble que c’est la Sainte des Poissions qui est chargée de la Brittania. Peut-être pourrais-tu lui proposer de la seconder dans cette tâche ? »

«Juste du bon sens… Des choses que l’on m’a enseigné enfant à Axoum. Des généralités dont, je suis sûr, tu es déjà familière. Celles-là ne divergent pas tellement d’une culture à une autre. Mais si tu cherches des choses vraiment adaptées à l’Empire, je pense que tu devrais davantage demander à Silas. Il est plus au fait que moi de ce genre de détails. »

Après tout, n’était-il pas l’héritier des Aquiliius, une très ancienne famille patricienne de l’Empire ? Sans doute serait-il d’un meilleur conseil que lui dans ce domaine. D’autant qu’il était également un membre expérimenté du Cercle d’Or.

Lorsqu’elle posa sa tête sur son épaule, Kaleb esquissa un sourire emplit d’une bienveillante lassitude. Il était soulagé qu’elle soit encore en vie. Mais l’air peiné qu’elle arborait en disait long sur ses sentiments. Ses mots ne firent que confirmer le sentiment de culpabilité qui semblait l’animer. Aussi la Vierge entreprit-il de la rassurer.

«Le Grand Pope nous reprochera ce qu’il aura à nous reprocher. Et nous devrons assumer les conséquences de nos choix, aussi bien les Gémeaux que moi. Nous avons aussi échoué de notre côté, tu sais. Certes, nous sommes tous deux rentrés saints et saufs, mais nous avons perdu un temps précieux à courir après un fantôme sans avoir pu déterminer son emplacement ou encore si elle était toujours en vie. Nous sommes responsables de vous avoir mis dans cette situation. Tous, nous devrons faire face aux conséquences de nos choix. Je suis touché que tu t’inquiètes pour moi, Flamboyance… »

Comment le Pope allait réagir ? Il n’allait sûrement pas les féliciter. Il recevrait certainement chaque partie de la mission séparément. Ce qui voulait dire que c’est aux côtés de Silas et non de sa disciple que Kaleb ferait son rapport. La laisser seule face au Pope le gênait. Car il ne serait pas là pour la soutenir et éventuellement rectifier les petits accrocs de protocole dont elle se souciait tant.

Il passa lentement sa main dans la cascade rousse qui constituait la chevelure de son élève. La pauvre devait être exténuée. Sans doute serait-il plus avisé d’aller prendre du repos ?

«Tu devrais aller te reposer. Ta chambre est prête depuis une semaine déjà. Et le caldarium est calme à cette heure. Tu dois être fourbue et harassée par le chemin parcouru pour revenir de Calédonie. Surtout sans aide et dans la solitude…»

Elle avait su se repérer aux énergies des étoiles probablement. Ou en rêvant. Quoi qu’il en soit, cela avait dû exiger une vigilance de chaque instant et lui avait probablement laissé le temps de ruminer mainte et mainte fois les événements de la mission.

«Je vais aller finir mes observations du soir avant d’aller moi-même me coucher. Si je parviens à dormir tout du moins…»

Rien n’était moins sûr.

«Allons y pour les tisanes. Après tout, c’est une façon comme une autre d’inaugurer ton laboratoire, non ? »

Kaleb avait bien essayé de s’apaiser de différentes manières depuis son retour de Francie mais on ne pouvait pas dire que les résultats s’étaient montrés des plus probants. Loin de là. Après tout, les compétences d’herboriste de Dana dépassaient largement les siennes.

De plus, c’était une manière d’esquiver la question du bain. Lui avait-elle proposé à nouveau de partager le caldarium ou avait-il mal compris ? Il avait encore en mémoire le bain précédent et la situation tendancieuse dans laquelle ils s’étaient tous deux retrouvés et le trouble qu’il en avait éprouvé. Il préférait donc éluder. L’heure n’était pas aux atermoiements et à ce genre de considérations.

Il préféra donc rebondir sur ses activités astronomiques. Après tout, cela pourrait parfaitement intégrer la formation de Dana. Pour autant, Kaleb n’avait pas la prétention d’être un expert dans le domaine. Bien sûr, il connaissait parfaitement l’alignement des constellations et leur course dans le ciel en fonction des saisons. C’était un enseignement que son père n’avait pas manqué de lui transmettre depuis l’enfance. Mais c’était autre chose qu’il cherchait. Lire dans les étoiles. Pour percevoir ce qu’il pouvait advenir. Un art des plus difficiles surtout lorsque l’on n’était pas guidé.

«Vois-tu, le Grand Pope est le seul à pouvoir accéder à Star Hill d’où on raconte qu’il peut lire l’avenir dans les étoiles et ainsi aider Athéna dans sa mission de protection de notre monde. J’essaie de comprendre comment tout ceci peut fonctionner et de ressentir l’émergence de nouveaux frères d’armes ou la disparition de certains d’entre eux. Vois-tu, Silas a une théorie intéressante. Nous serions tous nés sous une étoile correspondant à notre constellation. Et notre cosmos, notre énergie rentrerait en résonnance avec cette dernière en influençant, par exemple, sa luminosité. Certaines étoiles seraient aussi liées aux divinités, à leur émergence ou leur déclin. Mais pour le moment, je dois bien avouer que, malgré les écrits de certains de mes prédécesseurs, cette pratique reste particulièrement mystérieuse. Même pour un Chevalier d’Or…»

Mais cela ne l’empêcherait pas pour autant d’essayer. Après tout, il fallait bien débuter quelque part. Et puisque Childéric ne l’avait pas autorisé à accéder à Star Hill, il devait bien se débrouiller par ses propres moyens. Sans résultat probant pour l’instant, il fallait bien l’avouer. Peut-être que le Rêve était aussi une condition nécessaire ? Lui voyait les lumières du vivant. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il pouvait lire dans les étoiles. Dana serait peut-être d’une aide précieuse ?

«Après, il y a aussi le simple plaisir d’observer le firmament. Cela peut paraître surfait, mais je trouve cette pratique particulièrement apaisante…»

«Bien évidemment. Crois-tu que j’aurais pu manquer à ma parole ? Kalia et Eireen ont-elles-mêmes supervisé les travaux en notre absence. Elles ont veillé à ce que tes exigences soient respectées. J’espère que le résultat sera à la hauteur de tes espérances… »

Il fut à peine surpris de la voir se lever d’un bond et commencer à courir en direction de la porte de la cuisine avant de se raviser. Elle se rappelait la nécessité de protocole. Mais elle faisait erreur dans le cadre de son application. Kaleb le lui notifia dans une apostrophe laissant deviner son sourire amusé par le comique de situation.

«Laisse le protocole en dehors du temple ou en présence d’étranger à notre maison. Quand nous sommes entre nous, je ne suis pas ton maître. Je suis juste Kaleb. Cela me rend heureux de te voir pleine de vie et trépigner d’impatience. Surtout ne laisse jamais personne te priver de ton cœur d’enfant et de la joie qui y vit… C’est sans doute le don le plus précieux qui soit et la source de l’espoir qui nous anime… »

Et voilà qu’il versait dans la philosophie… Il se gratta l’arrière du crâne un peu gêné. Le discours moralisateur d’un vieux sage alors qu’à peine dix ans les séparait. Quand elle parla du plaisir que l’on pouvait avoir, il eut un second sourire, plus discret. Après tout, la phrase pouvait être entendue de bien des manières. Dana l’avait probablement prononcée en toute innocence mais Kaleb était du genre à s’amuser des sous-entendus. Aussi ne rata-t-il pas une occasion de faire un trait d’esprit.

«C’est certain. Le plaisir est la véritable source de vie. Sans cela, il manquerait à l’existence toute sa saveur si particulière. Et il peut prendre bien des formes. Le tout étant de savoir s’il faut le consommer dans l’excès ou non… C’est une question de choix»

Un ton badin vint appuyer la réplique. La question était de savoir si elle saurait rebondir dessus ou si elle tomberait à plat. Il acquiesça à la proposition de la jeune femme sans réserve.

«Procédons ainsi. J’imagine que les chemins depuis la Calédonie t’ont donné l’occasion de te retrouver en eaux. Nous pourrons toujours observer les étoiles ensemble depuis le jardin. Je vais mettre le chaudron à chauffer tandis que tu te prélasseras…»

Là encore une douce taquinerie se glissa dans la bouche de la Vierge. Il attendit avec malice la réaction de sa disciple.

«Tu sais bien que moi non plus. Tout est une question d’équilibre. La passion peut être un feu aussi bien aveuglant que destructeur si l’on y prend garde… »

N’était-ce pas ce qui avait coûté la vie à Xanathos ? Sa passion pour le combat ? Son besoin de jouer les jusqu’au boutiste ? Kaleb se garda bien d’un jugement et laissa la question en suspens dans son esprit. Il ne l’avait pas vu suffisamment longtemps et pu échanger suffisamment en profondeur avec lui pour pouvoir se permettre un avis arrêté sur le sujet. Mais les contours de la personnalité du Phénix pouvaient le laisser présager.

Lorsqu’elle lui donna les consignes, pour faire chauffer de l’eau, Kaleb ne put s’empêcher de lui signifier son accord d’un : « A vos ordres mon général ! » prononcé avec une malice toute enfantine. Mais après tout, n’était-ce pas lui qui venait de le considérer comme n’importe quel occupant du temple ? Elle ne faisait donc qu’accéder à sa requête.

Un quart d’heure plus tard, alors que le feu avait déjà pris sous le chaudron, elle fit son apparition dans le laboratoire, ses cheveux encore humides gouttant sur le sol et sur ses vêtements. Kaleb ne put s’empêcher de remarquer que l’eau associée à la danse des flammes assurait un jeu de transparence dans les vêtements de sa disciple. Pour autant, il se garda bien de toute remarque à ce sujet, se focalisant davantage sur la méticulosité avec laquelle Dana inspectait son cadeau. Elle n’avait pas besoin qu’il la guide, aussi resta-t-il à se réchauffer au coin du feu, attendant que la druidesse prépare la décoction promise.

Il la regarda doser les ingrédients avec une précision qui lui rappelait une discussion sur les principes et les équilibres alchimiques qu’il avait pu avoir avec Killian du Verseau. Il l’observa, fasciné, comme hypnotisé par l’ambiance feutrée de pénombre et de flammes, par l’odeur des boiseries neuves lui donnant l’impression que dans ce cocon, le temps suspendait son vol.

Il la laissa briser le silence. La Francie n’était pas forcément le sujet qu’il aurait souhaité aborder. Mais elle s’était elle-même prêtée à l’exercice du rapport de mission. Et s’il tenait à ce que l’égalité entre les membres de la maisonnée ne soit pas que des paroles en l’air, il devait mettre ses actes en cohérences. Il s’exécuta donc avec une certaine crispation dans la voix.

«Une perte de temps, je le crains, Flamboyance. Nous avons d’abord atteint Lugdunum, l’ancienne capitale des Gaules transalpines puis nous avons atteint Messis. Nous nous sommes fait passer pour des marchands de l’Empire désireux d’ouvrir de nouvelles voies de commerce avec le Nord et à la recherche de personnes pouvant nous y aider. N’ayant pas obtenu de succès dans ces deux villes, nous sommes remontés jusqu’à Reims. Là, nous avons bien croisé un groupe de mercenaires du Grand Nord avec lesquels Silas a passé un marché pour retrouver la prêtresse mais il était impossible de savoir quel était leur commanditaire. Et comme ce type de personnes se vend au plus offrant, on ne peut pas vraiment parler d’une quelconque chance d’obtenir quoi que ce soit… Ma couleur de peau nous a d’ailleurs valu quelques désagréments. Les Francs ne sont vraisemblablement pas habitués à voir des personnes originaires de l’autre rive de la Grande Verte… Il s’en est fallu de peu pour que ça devienne… Inconfortable. Et on ne peut pas pas dire que cela ait arrangé nos affaires…»

Un résumé des plus factuels et prosaïques. A l’image du vide et de la perte de temps qu’avait constitué cette mission.

«A la différence près qu’il est difficile d’évaluer à quel point les dés étaient pipés. Nous n’avions pas d’autre choix que de tenter notre chance. L’important n’est pas l’issue du combat mais celui de la guerre… »

Ils avaient peut-être échoué cette fois-ci, c’est vrai. Mais Kaleb avait néanmoins la certitude que tout ceci n’était pas vain. Tout du moins l’espérait-il. Après tout, il fallait parfois laisser du temps à la roue de tourner. Et comme les saisons s’enchaînaient, le cycle de la vie devait laisser une place à la gestation des choses.

«Qui sait quelles graines semées lors de cette mission germeront et surtout quels en seront les fruits ? Il est trop tôt pour présager des réussites et des échecs. Laissons-là les discussions et les conjonctures si tu veux bien. Nous n’avons plus de prise sur le déroulement des événements et il sera toujours temps de nous faire des nœuds au cerveau lorsque nous serons mandés par le Grand Pope, non ? »

Kaleb voulait profiter de l’instant présent. Pour que, l’espace de cette soirée, il puisse jouir en toute honnêteté de la quiétude de la nuit, de l’atmosphère feutrée du laboratoire, de cette tisane aux volutes intrigantes et de la présence de sa disciple retrouvée. Les choses allaient suffisamment se compliquer par la suite pour ne pas avoir à se retourner l’estomac avec autre choses que la mixture brûlante de Dana.

Il prit le bol avec précaution, veillant à ne pas s’ébouillanter, il posa longuement son visage au-dessus de l’eau fumante pour saisir la moindre note, l’équilibre de la préparation, les saveurs cachées. Sans forcément chercher à deviner ce qui se trouvait derrière. Juste profiter. Il ferma les yeux et se laissa porter par les odeurs qui venaient emplir ses narines.

Il laissa ses pensées défiler au rythme des enchaînements, sans chercher à les diriger ni à les ordonner. Comme l’on navigue sur les flots d’une rivière, il se laissa porter par le courant, relâchant ses épaules et ses cervicales. Une pensée lui vint soudain. Foudroyante. Saugrenue. Une question impertinente qu’il osa poser à la jeune bretonne.

«N’as-tu jamais été promise à quiconque ? Je veux dire : est-ce que ce genre de pratiques a cour parmi les tiens ? Comment choisissez-vous ceux ou celles qui partagent votre vie ? »

Des interrogations qui ne manqueraient sans doute pas d’étonner voir désarçonner la flamboyante druidesse. La curiosité insatiable de Kaleb de la Vierge venait encore de frapper.

Il la laissa expliquer les coutumes de son clan. Ce n’était pas si éloigné que ça de certaines pratiques qu’il avait pu connaître enfant. Après tout, il était lui-même le fruit d’une union mixte entre un père, chrétien et une mère animiste. Un mariage d’amour contre l’avis familial de ce qu’il avait pu comprendre à demi-mot. La mission de la branche paternelle s’accommodait mal de la présence d’une païenne. Aussi sa mère avait-elle dû se convertir. Mais elle avait laissé le choix à ses enfants, tenant tête à son propre mari. Aussi Kaleb avait-il épousé les croyances de sa mère et la liberté d’esprit qu’elle avait également souhaité transmettre.

Ses pensées s’envolèrent un instant vers Axoum. Mais la question de Dana le ramena brusquement sur Terre. Kaleb manqua de recracher la gorgée de tisane qu’il venait de boire. Il avala de travers, toussa en se frappant le torse du poing pour éviter que toute cette eau brûlante ne termine dans ses poumons avant de lever les yeux vers sa disciple quelque peu interdit.

Le peu que l’on puisse dire, c’est qu’égale à elle-même, la jeune druidesse ne manquait pas de souffle ! Bien évidemment, il lui trouvait du charme, ses longs cheveux roux et son teint d’albâtre étaient une rare harmonie que l’axoumite n’avait pas eu souvent l’occasion de croiser. Mais il avait la conviction que l’apparence seule d’une personne ne suffisait pas. Il fallait du temps. Aussi se montra-t-il des plus prudents au moment de lui répondre. Il ne voulait ni la froisser, ni la mettre dans l’embarras. Il pesa donc chacun de ses mots comme il l’aurait fait dans une situation diplomatique délicate.

«Que puis-je répondre à cette question, Flamboyance ? Nous cheminons ensemble depuis bien peu de temps. Comme pour les animaux, les humains ont besoin de temps pour s’apprivoiser mutuellement. Ce qui en découle ensuite ne m’appartient pas exclusivement… »

Il laissa un court silence avant de reprendre le fil de sa pensée.

«J’ai été élevé entre deux croyances qui n’avaient pas du tout la même conception de l’union. Le dogme chrétien de mon père que tu as parfaitement résumé et les croyances animistes de ma mère qui se rapprochent davantage des pratiques de ton peuple à première vue. J’ai choisi d’embrasser la seconde voie. Je n’ai aucune prétention à la monogamie ou au fait de m’accaparer la liberté du cœur d’autrui. Seulement l’envie de me lier et de partager les plaisirs de l’existence avec des âmes lumineuses et des cœurs justes… »

Et Dana n’était certainement pas la seule à rentrer dans cette catégorie. Ce n’était pas un hasard s’il s’était entouré de Kalia et d’Eireen. La Vierge craignait sans doute la solitude et l’abandon plus que tout au monde. S’il avait transformé son temple en lieu d’accueil pour les âmes troublées ou en recherche de compagnie, ce n’était pas uniquement par altruisme. Vivre au milieu des lumières du vivant pour éclairer les ténèbres. Et profiter avec elles de ce que l’existence avait de beau à offrir dans toutes ses dimensions.

«Mais et toi, Dana ? Que te dictes ton cœur ? »

La situation devenait quelque peu complexe. Il valait mieux être clair et jouer carte sur table pour éviter tout malentendu qui pourrait générer incompréhension, frustration et colère. Le lien était une chose essentielle et il se devait de le préserver.

«Je ne te demande rien. Ni maintenant, ni plus tard. Oui, je te trouve attirante. Aussi bien physiquement que par ta lumière personnelle. Mais cela ne saurait suffire. Il faudrait déjà que cette attirance soit réciproque. De plus, je ne peux encore présager de la nature profonde du lien qui se tisse entre nous. Il faut laisser le temps au temps. Le fait que je sois ton maître n’entre en rien en ligne de compte à mes yeux. Je me contente de te transmettre ce que je sais. Cela ne fait pas de moi ton supérieur. En dehors des temps protocolaires auxquels nous devons tous deux nous astreindre, je te considère comme mon égale au même titre que notre intendante ou notre aide de camp. A mes yeux, ce n’est pas la hiérarchie qui définit la nature du lien. La sacralisation est davantage à rechercher dans la confiance, le plaisir des instants partagés et le lien de complicité entre deux âmes. Tu ne crois pas ?»

Il leva les yeux en sa direction, cherchant sur le visage de la jeune femme une réaction. Elle pouvait sans peine sentir son regard turquoise, intense, la fixer avec un sérieux qu’elle ne lui connaissait pas et une sincérité encore plus marquée qu’à l’accoutumée.

Il pensa à ce qu’il avait souhaité faire du temple de la Vierge. Peut-être la jeune druidesse craignait-elle d’être rejetée, chassée si elle exprimait un refus ? Kaleb entreprit de la rassurer sur ce point.

«J’ai voulu ce temple comme un endroit où chacun est libre d’exprimer ses opinions, ses ressentis, ses désirs… Libre de penser ce qu’on veut, de se comporter comme on le veut, d’aimer qui on veut… A condition d’être dans la sincérité et le respect des autres… »

Il laissa un court silence s’installer avant de poursuivre.

«Tu as le droit de me dire que tu souhaites te cantonner au lien maître-élève sans chercher à l’approfondir. Je le comprendrai et ne t’en tiendrai pas rigueur. Tu es chez toi, ici, désormais. Quel que soient tes choix, tes succès, tes erreurs ou tes doutes, il en sera ainsi aussi longtemps que j’en serais le gardien…»

Il se leva et s’accroupi face à sa disciple, lui prenant la main comme pour la rassurer.

«L’important c’est que tu sois en accord avec toi-même. Que tu te sentes heureuse et épanouie, ici. Je t’ai déjà arraché à ta famille pour mener un combat dont tu ignorais tout jusqu’il y a peu. Tu n’es pas juste le chevalier de la Coupe à mes yeux. Tu es aussi Dana, la Flamboyante !»

Son sourire se ressentait jusqu’au creux de ses mots. Il espérait lui avoir éclaircit la situation.