[Mai 553] Sagesse et force [Euryan]

Bon Dieu… Pourquoi j’avais été choisi pour cette tâche ? Pourquoi justement moi ? Et surtout… Pourquoi j’avais accepté de rendre ce service à Mantios ?!!! Bon… j’avais une dette vis-à-vis de ce foutu charpentier. Il avait accepté de travailler à l’œil sur un plan d’aménagement de mon ermitage dans la montagne.

Il fallait dire que cette grotte, dans laquelle Gratian m’avait traîné lorsque j’étais son apprenti, n’avait, vraisemblablement jamais été occupée par autre chose que des bêtes sauvages avant notre venue. Elle présentait cependant un double avantage. Un espace suffisamment grand pour pouvoir être occupé comme pièce principale ainsi qu’une seconde cavité, attenante à la première et dans laquelle coulait une source d’eau potable qui se déversait dans un grand bassin creusé naturellement dans la roche, suffisamment imposant pour pouvoir s’y immerger entièrement. Le tout au pied de la grande cascade de pierre.

Un havre de tranquillité bienvenu quand je saturais du Sanctuaire, de ses exigences protocolaires et de ses querelles d’égo. Pour autant, les lieux manquaient de confort et j’avais donc négocié l’installation d’une porte, que la fabrication de quelques meubles ainsi que le fait de creuser dans la paroi une cavité dans laquelle pourrait reposer l’urne de mon armure.

J’avais donc amené une bourse suffisamment garni à Mantios pour couvrir les frais des matières premières ainsi que pour rémunérer son temps et sa sueur. Cependant, ce dernier, filou comme il était, avait négocié une autre condition, arguant que le chemin menant à mon ermitage était dangereux et difficile d’accès pour le commun des mortels. En échange, il souhaitait que j’aille en personne faire un recouvrement au temple de la Vierge.

Devant mon regard suspicieux, il m’informa que l’intendante devait s’acquitter d’un dernier versement pour un ouvrage qu’il y avait réalisé et qu’elle avait plusieurs jours de retards. Le bruit du départ de la Vierge avait inquiété l’artisan qui craignait de ne pas être payé.

C’était donc à moi qu’il demandait d’aller faire le sale boulot. Je lui avais fait remarquer qu’il pouvait s’adresser à la garde. Il l’avait déjà fait. Ces derniers avaient apparemment rencontré quelque résistance sous la forme de l’aide de camp de la sixième maison qui les avait renvoyés en direction de leur baraquement à grand renfort de coups de pieds au cul. N’ayant pas d’affaire en cours avec un bronzeux, il pensait que mon aura et mon tact légendaire saurait dénouer pacifiquement la situation.

Je lui adressais un œil blasé. Son sourire en disait long. Mon « accrochage » avec la Coupe au Colisée avait rapidement fait le tour du socle du Domaine Sacré, peut-être même jusqu’à Rodorio. Je n’avais pas vraiment le choix.

Je me trouvais donc à l’entrée du temple, une tablette d’argile de créance scellée entre les mains, demandant à ce que Dame Kalia, l’intendante, daigne me recevoir. En espérant ne pas croiser la dénommée Eireen ou pire… Dana.

Et merde !!! Il fallait que la Coupe s’en mêle… J’avais espéré en me rendant dans le bureau de l’intendante alors qu’elle effectuait vraisemblablement une sorte de séance de méditation, qu’elle ne se préoccuperait pas de moi. Il était évident qu’elle savait que j’étais là. Elle m’avait perçu tout comme je la percevais. Seulement, notre dernier échange ne l’avait semble-t-il pas si effarouché que ça.

Kalia lui demandait son avis sur la manière de régler le litige. Ainsi le chantier sur lequel Mantios avait œuvré était celui d’un laboratoire pour elle ? La bonne blague ! C’était l’armure du chaudron qu’elle aurait dû recevoir ! Bon, fallait avouer, avec la Coupe on en était pas forcément loin.

Elle était quoi au juste ? Un oracle ? Une sorcière ? Après la démonstration qu’elle s’était senti obligée de faire lors de notre altercation, elle avait sans doute des capacités rares, même parmi les éveillés. Je ne devais pas commettre l’erreur de la sous-estimer, de quelque manière que ce soit.

Je me reconcentrais donc sur notre affaire. L’important était que Mantios récupère son argent. La manière importait peu en réalité. Si elles se débrouillaient entre elles par la suite les regardaient exclusivement.

C’est quand Kalia lâcha le mot « druide » que je fronçais un sourcil en direction de ma sœur d’argent. Ainsi, elle appartenait à cette caste. Je n’étais pas tombé loin à priori. Ma connaissance du sujet se limitait à quelques bribes de souvenir des commentaires sur la guerre des Gaules de César que Gratian m’avait obligé à étudier lors de ma formation. Un ouvrage ennuyeux, aux principes stratégiques éculés et à l’autosatisfaction navrante.

Le fait que les deux visages soient tournés vers moi me sorti de mes souvenirs. Je répondis par l’affirmative à leur proposition.

« A partir du moment où je redescend avec la somme manquante, peu importe pour lui, j’imagine… Pour ce qui est de votre cuisine interne, je n’ai pas mon mot à dire, le fonctionnement d’une maison ne regarde que ses membres, n’est-ce pas?»

Je regardais l’intendante avec attention. Ses yeux étaient cernés et ses traits tirés. Preuve que ses nuits devaient être courtes ou agitées. Je me sentais d’humeur secourable. Aussi lui proposais-je mon aide.

« Si je peux me permettre, vous semblez soucieuse, madame. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider…»

« J’ai déjà tenté ma chance… Disons que le résultat n’était pas vraiment à la hauteur de mes attentes. Je vais donc faire autrement. La laisser venir à moi, ça peut être bien aussi… »

C’est tout du moins de cette manière là qu’il fallait procéder pour apprivoiser un animal farouche. Et Dana rentrait certainement dans cette catégorie. Somme toute logique si j’en croyais le rôle qu’elle avait dans sa culture d’origine.

On disait les druides proches de la nature, capables de communiquer avec les animaux et les plantes. Sans doute des foutaises d’illuminés mais après tout, en tant qu’Eveillés, il y avait des choses qui pouvaient passer aux yeux des dormeurs pour des miracles ou de la magie. Donc, ce n’était pa fondamentalement impossible.

Quoi qu’il en soit, je n’allais pas de moi-même retourner me frotter à la rouquine. Après tout, n’avait-elle pas dit qu’elle souhaitait qu’il lui « fiche la paix » ? Il allait donc au moins respecter ce vœux-là.

« De plus, votre aide de camp m’a fait comprendre que je n’étais pas forcément le bienvenu en ces murs. Je vais donc m’acquitter de ma mission et ne pas vous déranger outre mesure. Cependant, sachez que j’ai votre père en haute estime et je lui dois quelques services en retour de ses avis éclairés. Donc si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me faire demander. Je suis redevable à votre famille… »

Kalia n’avait pas forcément besoin de savoir quels services ce bon vieux Théotokos m’avait rendu. Néanmoins, qu’elle sache qu’elle pouvait compter sur des soutiens en dehors de la sixième maison pouvait avoir un quelconque intérêt. Et puis… Si jamais elle était amenée à quitter la demeure de la Vierge et conserver une fonction au Sanctuaire, je pourrais toujours l’y aider.

Je restais donc le temps de recevoir le paiement. Ensuite, je débarrasserai le plancher afin de ne pas imposer à la Coupe ma présence plus que nécessaire dans « sa » maison.

« Je ne sais pas de quoi demain sera fait et comment évoluera votre situation si un nouveau Gardien venait à être choisi pour la Vierge. Mais sachez qu’il vous sera toujours offert une aide au sein du Sanctuaire. Je m’en assurerai personnellement…»

Une promesse qui n’était pas faite en l’air. J’espérai seulement qu’elle la considérerait avec sérieux et pas juste comme une vaine promesse.

Lorsque la Coupe et l’aide de camp ressurgirent avec l’argent, je fus presque happé par une forme de soulagement. Au moins, Mantios aurait ce qu’il désirait. J’aurais accompli ma mission et il pourrait débuter les travaux de ma grotte sans attendre.

Je me reconcentrais donc sur notre affaire. L’important était que Mantios récupère son argent. La manière importait peu en réalité. Si elles se débrouillaient entre elles par la suite les regardaient exclusivement.

Je pris congé de Kalia sans autre fioritures. Mais forcé de constater que la Coupe avait ralenti le pas pour que je la rattrape. Je n’allais pas esquiver même si j’imaginais que c’était pour m’agonir de fiel qu’elle se trouvait là, sur mon passage.

Sa question me décontenança. Avait-elle envisagé que j’osais formuler tout haut ce que tout le monde se demandais à demi-mot ? Pour autant, ma formulation avait été brute de décoffrage, je devais bien l’avouer. J’avais une seconde chance qui se présentait avec la possibilité de rectifier le tir. J’essayais donc de la saisir au mieux.

« Ecoute… Je ne voulais ni te manquer de respect, ni être impoli vis à vis de ton maître. Mais la départ d’un chevalier d’or est toujours source d’inquiétude parmi les nôtres. Ils sont les guerriers les plus puissants de l’ordre tu comprends… Ceux chargés d’empêcher nos ennemis d’atteindre la Déesse. Et c’est le troisième à avoir disparu après le Bélier et la Balance… Les gens s’inquiètent…»

Une triste réalité dont je ne parvenais pour le moment pas à cerner l’origine. Après, je n’étais peut-être pas le plus affûté ou le plus éclairé des membres de l’Ordre. Contrairement à d’autres, j’avais reçu l’éducation de la rue, avec les avantages et les inconvénients que cela représentait.

« Je ne suis sans doute pas celui qui exprime au mieux les choses au sein des argentés. Pas celui qui a le plus de diplomatie non plus. Mais au moins, si tu cherches de la franchise, tu sauras à qui t’adresser ma sœur… Je te souhaite une bonne journée. Et une bonne méditation…»

Sans plus de politesse, je m’apprêtais à redescendre vers le Colisée…

« Je ne sais pas comment ça se passe par chez toi mais par ici, les commérages sont monnaie courante et parfois l’un des premiers moyens de s’informer. Tu sais, les gens aiment les informations sensationnelles… »

Je me demandais bien comment se comportaient les gens dans sa Britannia natale. Elle ne comprenait pas comment fonctionnaient les peuples de l’Empire et encore moins les grecs. Les mœurs n’étaient sans doute pas les mêmes. On disait bien que les Ligures avaient, à première vue, un côté hautain et condescendant. Peut-être était-ce une caractéristique partagé par toute la population ?

Néanmoins sa réflexion sur les chevaliers me fit sourire, emprunte d’une ignorance du peuple et d’un pessimisme infondé. Elle ne comprenait pas encore à quel point l’Ordre était le bouclier de l’Empire et à quel point les gens de Rodorio le savaient intuitivement. Je me contentais donc d’évacuer l’argument d’un revers de main.

« Ne t’en fais pas va. Le Sanctuaire fournit suffisamment de travail et protection à tout ce petit monde pour qu’ils soient redevables. Ils le savent pertinemment. Et puis, les ennemis de la Déesse viennent régulièrement frapper à notre porte. Une occasion sans cesse renouvelée de démontrer à quel point nous avons à cœur de protéger les dormeurs. Mais si tu te plains des rumeurs à Rodorio et dans la Plaine, attends un peu d’être envoyée en mission à Constantinople. C’est pas la même chanson, crois-moi…»

Mon esprit se perdit quelques secondes dans ma vie d’avant. Celle où, enfant, je larcinais allégrement le badaud en espérant remettre la main sur l’individu qui avait acheté ma mère. Forcé de constater que c’était une partie de mon destin qui s’écrivait à l’époque sans que j’en ai conscience. En tout cas, cela m’avait mené jusqu’à Gratian qui m’avait lui-même amené ici.

Sa proposition me sorti de mes pensées. Je la regardais avec un regard incrédule et amusé.

« Donc tu m’invites à manger la galette de la paix si je comprends bien ? Je ne savais pas que les bretons partageaient aussi cette tradition. Qu’obtient celui qui trouve la fève par chez vous ? »

Bon, je pouvais tout aussi bien supposer qu’elle cherchait à m’empoisonner. Après tout, n’avait-elle pas remis d’autorité une fiole suspecte à l’un des aspirants ? Ce dernier avait eu la présence d’esprit de ne pas y toucher et de me la confier. J’attendais de pouvoir la confier au Doré de la Cruche pour savoir ce qu’elle contenait réellement.

Pour autant, je suivis la druidesse après avoir accepté son invitation. Refuser un repas gratuit était presque un sacrilège.

« J’y suis même né et j’y ai grandi avant de venir ici, figures-toi. Pour autant, je ne peux pas prétendre la connaître intégralement comme ma poche. C’est une ville-monde où la plus grande beauté côtoie la misère la plus profonde. L’une n’excluant pas forcément l’autre d’ailleurs…»

Constantinople la sublime. Constantinople la tortueuse. Constantinople la vénéneuse. Je pouvais bien en parler pendant des heures qu’elle ne saurait appréhender la complexité de la capitale. Pour la comprendre, il fallait la ressentir, l’éprouver, la vivre.

Pas sûr que pour une fille issue d’une île du nord, cela soit une expérience des plus agréables. Au-delà de sa cécité, encore fallait-il qu’elle s’adapte à la foule, aux ruelles étroites, aux multiples senteurs et aux nuits chaudes et moites des jours d’été… Cette ville qui ne dormait jamais…

Après tout, comme moi, elle était un chevalier d’argent. Comme moi, elle serait amenée à la protéger, à quitter le sixième temple pour aller se perdre dans les couloirs du palais impérial, à devoir composer avec les intrigues politiques des dormeurs, leurs jeux de pouvoirs et les tentatives de déstabilisation de l’Empire par d’autres ordres d’éveillés. Serait-elle seulement à l’aise dans ce domaine dont j’étais persuadé qu’elle ne soupçonnait même pas l’existence ?

Pour l’heure ces considérations n’avaient pas leur place. Donc ce n’était pas une galette des rois tels que l’on pouvait en trouver lors de l’épiphanie ? Je laissais une légère déception poindre sur mon visage.

« Les romains n’ont pas conquis ton pays ? J’en déduis que tu viens d’au-delà de ce mur qui marquait la frontière de l’Empire, c’est bien ça ? Comment se nomme ta terre déjà ? »

On nous avait vaguement enseigné ce point lors de notre initiation mais je devais bien avouer que cela remontait maintenant et qu’aussi passionnante qu’aient pu être les leçons d’histoire, celle touchant aux provinces aussi lointaines et perdues que la Britannia n’avaient pas éveillé mon intérêt outre mesure.

Lorsqu’elle proposa de me laisser une serviette afin de me permettre de repartir avec ma part, je la regardais avec un air étonné.

« Comment veux-tu que ce soit une galette de la paix si nous la mangeons chacun dans notre coin ? Tu as une conception particulière de la réconciliation, Coupe… »

« La Calédonie, hein ? Je ne connais que de nom. Faut dire… Mes leçons de géographie remontent à un bail et mes missions m’ont plutôt menées vers le soleil si tu vois ce que je veux dire…»

Constantinople, La Grèce, La Cyrénaïque, L’Italie et enfin la Transylvanie. Voilà, entre autres, à quoi se résumaient pour le moment les missions que j’avais dû accomplir. D’un autre côté, j’avais envie de connaître le Nord. Après tout, c’était l’occasion d’en savoir davantage sur les contrées d’où ma mère était originaire. Mais Britannia était plutôt hors sujet pour le coup. Les Ligures avaient beau être nos alliés, je m’en tamponnais plus ou moins le coquillard.

En revanche, les Norses m’intéressaient davantage. Après tout, je partageais une partie de leur sang.

«Et dis-moi, en Calédonie, il n’y a que des Calédoniens ou vous arrive-t-il de croiser des peuples venant d’ailleurs que Britannia ? D’autres peuples du Nord comme ceux qui vivent aux frontières d’Asgard ? »

Une question qui éveillerait à coup sûr sa curiosité tant elle était orientée. Pas que son peuple ne m’intéressait pas. Non. Mais si je pouvais glaner d’avantage d’informations sur mon peuple d’origine, c’était toujours bon à prendre.

Las, elle cherchait à se trouver des excuses pour justifier sa défiance à mon égard. Je passais outre mais je tenais quand même à expliquer le pourquoi du comment.

« Je t’appelle par ton titre car tu m’as fait comprendre d’entrée de jeu ton point de vue. Je m’adresse donc à toi de la manière protocolaire la plus adaptée à la situation. Utiliser ton prénom, c’est considérer une forme… d’intimité, dirons-nous. Hors, nous ne sommes pas amis, ça aussi, tu as été parfaitement claire à ce sujet… D’où ma volonté de ne pas imposer ma présence non désirée plus que nécessaire, que ce soit à toi ou à ta copine…»

Ah ben oui cocotte !!! Tu ne peux pas avoir l’olive, l’huile et le massage qui va avec !!! Les relations humaines n’avaient décidément par l’air d’être son point fort. Après tout, si la mission sur sa terre natale avait méchamment foiré, c’était bien d’abord pour un problème de relationnel avec cette tête brûlée de Xanathos. Ces deux-là s’étaient bien trouvés, tiens. Je me demandais bien quel serait le résultat s’ils nous faisaient une portée ! Bon… Pour autant, je gardais ma langue pour cette fois-ci histoire d’éviter de me montrer à nouveau « moqueur » et d’attiser les flammes de sa susceptibilité.

« Leur spécialité ? Tu veux dire, le fait qu’ils se louent principalement comme mercenaires ?»

Tout du moins, c’était la réputation qui leur collait à la peau. Ils offraient bien leurs services à l’Empire. C’était d’ailleurs une de mes pistes quant à l’identité de mon père. S’ils le faisaient ici, il serait bien surprenant qu’ils n’opèrent pas de la même manière avec les Ligures. Pour autant, ce n’était pas la seule étiquette qui leur collait à la peau.

« On les dit aussi marchand à ma connaissance. Tu en as déjà croisé ? Je veux dire des Asgardiens ? Des Eveillés…»

Une manière comme une autre de faire la conversation en essayant d’obtenir des informations. Je n’avais pas trouvé ma mère au Sanctuaire malgré toutes les recherches que j’avais pu effectuer. Pour autant, Gratian m’avait expliqué que d’autres ordres sacrés portaient aussi leurs armures de cette manière. Du coup, l’identité de « l’acheteur » de ma mère devenait plus complexe. J’avais pu comprendre que seuls les hommes poissons, les gardiens du nord et les chevaliers sacrés transportaient leurs armures dans des boîtes. Ça me laissait au moins deux autres possibilités. Tout du moins, aux vues de mes connaissances actuelles.

Attends… Elle venait de me faire… Un compliment ?! J’eu un instant de recul et d’étonnement qu’elle aurait pu percevoir si elle avait eu les yeux en face des trous. Heureusement pour moi, son handicap jouait en ma faveur.

«A la paix, oui… »

Lorsqu’elle retira son masque, je me retournais instinctivement, presque gêné. Elle ignorait aussi cette règle-là ?! Ou alors avait-elle des tendances à l’exhibition ? Lui tournant le dos, je continuais néanmoins la conversation.

«Hum… Donc, du coup, si on fait la paix, mes propositions d’aide valent toujours, hein… Enfin sauf si tu as mieux à faire… Au fait…Je suis désolé de te demander ça mais… Tu veux bien remettre ton masque s’il te plaît ? Je ne voudrais pas me montrer impoli en continuant de te tourner le dos alors que nous discutons… Et te demander en mariage me semble quelque peu déplacé vu la situation…»

Heureusement pour moi, la gêne sur mon visage n’était pas perceptible dans le ton de ma voix. Savait-elle que voir une femme-chevalier sans son masque, était aussi grave que de la voir nue ? Comprendrait-elle que j’essayais, avec humour, de contourner le problème ou allait-elle prendre la remarque au pied de la lettre et à nouveau s’en offusquer ?

« Oui, je vois… Et sans jamais avoir été préparé à ça, j’imagine… Du coup, je comprends mieux certaines choses… J’imagine que si on m’envoyait en Calédonie dans une communauté dont je ne connais ni les us et coutumes, ni les rituels, je commettrai plus d’une erreur…»

Et sans doute que je finirais par me braquer et par envoyer chier les gens. Tout comme elle le faisait. Peut-être même de manière bien moins poli. Pour autant, même si j’avais été un peu vite en besogne, j’aurais accepté la main tendue, aussi sarcastique soit-elle.

Donc, elle avait le droit d’enlever son masque dans le sixième temple. Ainsi en avait décidé le chevalier de la Vierge. Une décision audacieuse qui aurait pu lui valoir quelques soucis si Athéna en avait été informée. Non… Elle l’était probablement. Childéric savait tout ce qu’il se passait dans les douze maisons. Une telle chose ne pouvait leur avoir échappé. Ils devaient avoir considéré que cette lubie de l’ex gardien de la sixième demeure ne valait pas la peine d’être soulignée.

«Que veux-tu… Je suis un peu prude comme garçon… Ton maître était donc un progressiste ? J’imagine effectivement que cela permet de se sentir beaucoup plus libre d’être. Le masque doit aussi être une contrainte en terme de perception pour toi, non ?»

En revanche, j’étais plus circonspect sur le fait de l’enlever en mission. Après, l’argument de Dana était pertinent. Cette habitude, quasi réservée à la chevalerie d’Athéna, était un signe bien trop visible parmi les Eveillés pour qu’il ne soit pas comme une sorte de phare dans la nuit. Ce qui laissait dubitatif sur l’intérêt de cette règle. Je devais bien avouer ne jamais m’être interrogé sur le sujet depuis ma formation. Mais la Coupe m’offrait de nouvelles perspectives de réflexion.

« J’avoue que je n’avais jamais considéré les choses sous cet angle. Si cette tradition n’a comme seul intérêt que d’en être une et qu’elle présente plus d’inconvénients que d’avantage, je me demande pourquoi la Sagesse ne l’a déjà pas aboli… Cela éviterait que tu sois désormais obligée de me tuer puisque l’autre possibilité semble exclue… »

Un ton taquin se fit entendre dans les sonorités de ma voix. J’espérais qu’elle ne le prendrait pas mal cette fois-ci.

« disons que ça aide d’être arrivé jeune ici. A la fois pour comprendre comment cela fonctionne et pour tisser du lien solide avec d’autres personnes. Savais-tu par exemple que la plupart des gardes sont d’anciens novices ayant échoué aux tests pour devenir apprentis ?»

Une réalité. Bon, je me gardais bien de lui dire que cela ne concernait que ceux qui avaient survécu et qui n’avaient pas terminé invalides. On considérait souvent que pour faire un chevalier de bronze, il fallait dix apprentis. Et que pour chaque apprenti, neuf initiés mordaient la poussière. Un quota qui permettait de construire une formation et une culture commune à l’ensemble des forces, du simple garde aux chevaliers d’argent. Tout du moins pour ceux qui étaient détectés jeunes ou dont les maîtres se trouvaient ici.

Pour les autres, ceux dont le potentiel explosait en dehors de la sphère d’influence de la déesse, des émissaires étaient envoyés aux quatre coins du monde connu pour les repérer et les récupérer avant de les confier à des maîtres. Quand ces derniers les jugeaient prêts, ils les envoyaient au Sanctuaire pour créer du lien et combler les éventuelles lacunes dans leur formation initiale. Un luxe que la Coupe n’avait pas eu.

Sa situation relevait de l’exception. Sauf peut-être en ce qui concerne les dorés qui échappaient bien souvent à toute logique. N’étaient-ils pas les élus d’Athéna ?

Ainsi, elle avait personnalisé son masque pour pouvoir respecter la règle sans qu’elle lui porte trop préjudice… ingénieux. La gamine avait de la ressource.

«Pas bête… Surtout l’idée du miroir. J’avoue que ça doit être particulièrement perturbant. Mais je doute que ça fasse effet sur un berserker ou un spectre…. Par contre, sur les dormeurs ou nos propres gardes, j’avoue que ça doit leur donner des sueurs froides…»

Un léger sourire en coin vint éclairer mon visage. Le passage de Dana au Colisée avait laissé un souvenir mémorable à mes camarades.

« Et encore…. Eux sont encore en vie… Ce n’est pas parce que la Sagesse protège l’Humanité qu’elle donne dans le sentimentalisme, crois-moi… Parvenir à devenir garde du Sanctuaire, cela signifie beaucoup pour certains. »

Combien de camarades avaient été renvoyés à la vie civile avec un bras ou une jambe arraché, défigurés ou éborgnés ? Mais c’était toujours mieux que de devoir, le soir venu, creuser la tombe de celui avec lequel on avait partagé le petit déjeuner du matin. Et les larmes, la tristesse n’étaient pas toujours un luxe que l’on pouvait s’offrir.

Quelque part, j’avais de la chance. La vie m’avait déjà flanqué quelques bonnes dérouillées avant d’arriver dans le Domaine Sacré. Lutter pour survivre n’était pas une découverte. C’était sans doute cette fureur de vivre qui m’avait permis de tirer mon épingle du jeu. Et sans doute aussi l’aide officieuse de Gratian.

« Parce qu’il y a quelque chose d’impressionnant à ne pas croiser le regard de quelqu’un, à ne pas pouvoir lire dans ses yeux. On perd une partie de l’information… Comment expliquer… C’est comme un langage silencieux, tu comprends ? Après, c’est peut-être difficile à appréhender avec la cécité, j’imagine. Surtout s’il en a toujours été ainsi…»

Je ne m’étais jamais interrogeais sur la perception des relations humaines que pouvaient avoir les gens auxquelles il manquait un sens. Après tout, ma perception du monde avait été bouleversée par mon accession au sixième sens et il m’avait fallu un certain temps d’adaptation pour maîtriser cette nouvelle façon de ressentir mon environnement.

La Coupe devait avoir une manière bien à elle de compenser son handicap. Si elle avait été formée comme nous autres, aurait-elle seulement survécu ? Probablement. Dans le cas contraire, la Sagesse ne l’aurait pas désignée pour devenir l’une des nôtres. Je repensais à sa capacité à ressentir les esprits et à entrer en contact avec eux. Je me demandais vraiment comment elle pouvait procéder.

«Je suis arrivé ici à l’âge de 8 ans. Mais j’avais déjà eu l’occasion de me frotter à la réalité vois-tu… Naître et grandir à Constantinople n’a rien d’une sinécure. Surtout quand tu n’as pas le privilège de naître le cul dans la soie ou dans les vapeurs de myrrhe… Et toi ? C’était comment l’enfance dans les bois ?»

Quitte à devoir raconter sa vie, autant que cela soit à jeu égal.

« Hum, je vois… Donc pour toi, la façon d’être des gens est primordiale, j’imagine… C’est comme si tu ne pouvais juger d’un fruit qu’à son goût et pas à son apparence. Chaque essai est une prise de risque. Celle d’avoir un goût désagréable dans la bouche ou, au contraire, de découvrir des saveurs insoupçonnées là où les autres ne se seraient pas arrêtés… »

Donc elle percevait aussi le cosmos… Intéressant… J’étais curieux de comprendre ce qu’elle « voyait » en réalité. Sa façon d’appréhender le monde. Après tout, ce n’était pas tout les jours que l’on pouvait croiser une éveillée dotée d’un tel handicap. Cela exacerbait-il ses autres sens ? Il semblait que ce soit le cas. Etait-ce aussi vrai pour le sixième ?

«Donc, si je comprends bien, tu perçoit les auras? « Visuellement » si je peux m’exprimer ainsi ? Par exemple, que perçois-tu si j’embrase mon cosmos ? »

A ces mots, une aura cuivrée émergea de mon corps. Je m’étais connecté à la Gorgone comme j’avais pu le faire maintes fois depuis notre rencontre dans les grottes de Cyrénaïque. Je reposais mon assiette vide sur la table de la cuisine. Je diminuais l’intensité de ce dernier afin d’éviter de casser quoi que ce soit dans un lieu aussi exigüe. Je lui laissais ainsi le temps d’analyser les choses, avant de laisser mon énergie s’éteindre comme la flamme d’une bougie.

Je savais à quel point, il pouvait être compliqué, dans une civilisation comme celle de l’Empire de ne pas pouvoir lire et écrire. Même si une grande partie de la population s’en passait fort bien, cela devenait rapidement une difficulté dès que l’on prétendait accéder à certaines fonctions de commandement. L’armée du Sanctuaire ne faisant pas forcément exception à la règle dans ce domaine.

«J’ai appris à lire et à écrire en arrivant ici donc je comprends bien à quel point cela peut-être délicat. L’Empire est une civilisation de l’écrit et de la descrpition…»

J’éclatais de rire à l’idée d’être nu et couvert la boue ! Quelle idée saugrenue ! Pour autant, je retrouvais mon sérieux lorsqu’elle évoqua cette solidarité qui unissait les gens de son peuple et les druides en particulier. Un parallèle tout à fait pertinent avec les chevaliers sacrés.

«Il en va de même au sein de notre ordre. Chacun a sa spécialité. Et ce n’est qu’en renforçant nos liens que nous sauront être le rempart infranchissable dont l’Humanité a besoin face à ceux qui veulent l’asservir…»