[Fin Mars 553] Une carte vers l'avenir

Spoiler:

J'avais faim.
Non de nourriture, non de boisson ou de luxure. Pour tout cela, Camelot m'avait bien assez contenté.
Non... J'étais affamé de sang. De vengeance. D'un défouloir assez fort pour supporter ou craquer devant ma colère larvée.
Car loin du capitaine jovial dont j'affichais les traits depuis des mois, le Diable menaçait de libérer le dragon des mers afin de ravager ensemble les obstacles qui auraient le malheur de se dresser devant moi.
Calypso et moi avions gagné l'arche la plus proche de Camelot pour retourner directement sur Atlantis, quand mon cher second m'avait délivré un étrange message.
Et vu sa mine ravagée, son regard fuyant et ses mains tremblantes, j'avais vite pressenti un problème urgent à résoudre. Un de plus.
Froissant le parchemin, je ne lui offris que mon profond mépris avant de l'abandonner pour faire un détour par Ravenna.
Vraiment, je n'étais pas d'humeur à m'amuser, même si le contenu du message avait piqué ma curiosité.
Et l'aspect intriguant de l'affaire se trouva décuplé quand je tombais nez à nez avec mon propre navire, dans la modeste crique où la commanditaire anonyme me fixait rendez-vous.
Quelque chose clochait... Mes garçons auraient dû me repérer. Et se ruer sur le pont pour me saluer. Or, seul le vide et le silence accompagnèrent ma venue.

Bordel... Quoi encore ?...

Frustré par notre mésaventure à Camelot, inquiet quand au devenir d'Atlantis, et maintenant ça...
J'espère pour l'ombre avide de ma présence qu'elle avait de quoi me dérider. Une mauvaise nouvelle de plus, et je risquais de perdre le contrôle...
Ce fut donc le regard reptilien et les mains gorgées d'ombres gourmandes que je posais pied sur le pont de la Rose Sanglante. Mon royaume.

Je me réjouis. Le poisson est ferré, enfin. Il n’a qu’à remonter le fil que je lui ai laissé. Remonter encore et encore, venir jusqu’à moi. Le jeu que je m’apprête à commencer est en soi risqué, je ne l’ignore pas. C’est dans l’antre d’un serpent que je me suis déclarée maîtresse incontestée. Et la sorcière que je suis ne peut que succomber aux attraits du poison prétendument mortel.
J’ai beaucoup entendu parler de toi, cher Endymion O’Bannon. Ton nom, sali, à bien des égards, rend ta présence peu souhaitable auprès du Conseil. Tu le découvriras. Je te l’apprendrais sans doute.

Car je ne te laisse pas l’opportunité de découvrir le chaos dans lequel tu devras danser toi aussi.

Au lieu de cela je t’invite, bon prince que je suis, à vivre une parenthèse. Jouer sur les apparences.
Je sens ta présence. Ton pas, lourd, conquérant, investir les planches de ton navire.

Mon navire. Mon royaume.

J’attends que tu te risques à descendre dans la cabine du Capitaine. Je sais, tu seras surpris par le silence, irrité de ne découvrir personne. Pas même un rat. Je les ai tous chassés !
Poussées les dernières portes nous séparant, tu peux voir une ombre se détacher de derrière un paravent. Une silhouette féminine alanguie dans ta baignoire. La mienne.

« Enfin de retour, Cap’tain ? »

Cette voix à des accents familiers. Approche et tu découvriras à quel point la ressemblance est frappante.

Aujourd’hui je suis la pirate que tu as perdue. Aujourd’hui je joue le rôle de Nimuë.

Spoiler:

La mort rôde chez moi. Et cela n'améliore pas vraiment mon humeur.
J'ignore qui a eu l'outrecuidance de s'en prendre à MES hommes, mais des têtes vont tomber.
J'avance donc le long des couloirs familiers, à l’affût du moindre son, de la moindre présence. Rien. Et pourtant, un subtil parfum rôde...
Un fou. Je ne vois pas d'autres explications. Qui oserait m'attirer ici, alors que je suis maître en ces lieux ? Autour de moi les ombres de mes arcanes mugissent, annonçant leur envie d'en découdre.
Ô fidèles amies, patience, patience... Votre soif de carnage viendra bien assez tôt.
Alors que ma marche ne rencontre âme qui vive, je finis par comprendre le sens de cette manigance. Et un sourire diabolique orne mes lippes.
Je m'avance alors vers le centre de ce navire : mes quartiers.
Et à peine un pied posé dans le saint des saints que je distingue l'ombre d'une femme.
Une seconde de stupéfaction vite balayée par la certitude que l'illusion grossière, quoique réaliste, se heurte à l'impossibilité de la chose.
Une seule personne au monde se poserait ainsi dans MA baignoire, me narguant avec tant de morgue et d'assurance.
Deux solutions s'offrent à moi.
Entrer dans ce jeu pervers ou tuer l'intrus. Car elle se tient coupable de deux impostures : prendre ses aises dans l'antre du capitaine et oser voler l'apparence de mon Ermite favori.
Aussi, je referme lentement la porte et m'y appuie avec nonchalance. Mes cartes déjà en main, prêtes à déchaîner leur fureur sanguinaire. Et les ténèbres grondent dans mon ombre, alors qu'un voile de noirceur vient parer mes yeux reptilien.

Donne moi une seule bonne raison de ne pas t'égorger, sans autre forme de procès...

Si l'inconnue persiste dans cette mise en scène, ces paroles seront les dernières qu'elle entendra. En d'autres temps, elle aurait pu me frapper au coeur. Maintenant que j'ai vu Nimue et sa décadence, elle ne fait qu'attiser ma fureur à peine contenue.

La réponse est si décevante. Je perçois nulle envie de jouer. La réputation que l’on m’a dépeinte d’Endymion semble au final plus complexe. Lentement, poussant un long soupir ennuyé, je m’extrais de la baignoire.
Faisant fi de l’eau qui dégouline comme toute notion de pudeur, je contourne le panneau de bois pour lui faire face.

Je sais que je lui ressemble. Je le sais grâce à celui qui m’a aidé à conquérir les lieux. À céder à mon caprice. Je veux voir si l’expression du Dragon se froisse, ou persiste dans cette tempête que je soulève chez lui. Un fin sourire ourle mes lèvres. J’écarte les bras, tourne doucement sur moi-même. M’avance jusqu’à une distance intime. Lui glisse, malicieuse :

« Allons, allons, pas besoin de te fâcher. Il serait dommage de me tuer tout de suite sans avoir résolu l’énigme que je représente. »

Sauf si… tu n’es pas du tout enclin à jouer. Auquel cas il me faudrait changer de tactique. Je plonge mes yeux rubis dans le regard de mon vis-à-vis. Finit par détailler les cartes qu’il tient. J’ignore alors que celle dont j’usurpe l’identité possède la même teinte d’yeux que moi.

« Tu n’as qu’à les interroger. Je suis certaine qu’elles te donneront satisfaction. »

Je dresse le menton, résolue dans ma fierté. J’affiche une confiance exacerbée. Une aura de mystère. Je suis une sorcière.

« Mais… » je me fige et désigne le bijou à son poignet. « Voilà qui complique un peu les choses. C’est fâcheux. Ah… »

Je semble déçue.

« D’accord, je comprends mieux pourquoi tu tires cette tête. »

Sans lui laisser le temps d’en placer une, je me faufile derrière le bureau et sors une bouteille de rhum, deux coupes que je remplis. Je lui en donne une.

« Range ça, tu m’égorgeras après, on a tout le temps… »

Spoiler:

Elle a de l'audace, je dois bien l'admettre.
Et je pouffe en la voyant m'offrir sa nudité que je connais si bien. Ses gestes sont précis et on pourrait presque s'y méprendre. Presque.
Aussi, je la laisse s'approcher à distance intime, et mon regard brille en écho à celui qu'elle darde sur moi.
Oui, il s'agit d'une énigme. Et à sa proposition, je réponds par un simple mouvement de doigts.
Aussitôt une poignée de cartes retournées viennent danser entre nous.
Le spectacle est à notre image : magnifique et mortel.

Fort bien... Dansons.

Non dans le sens premier du terme, et je devine qu'elle me comprends.
Tiens donc... La présence du bracelet d’orichalque à mon poignet éveille une pensée chez elle. Une atlante donc. Je me saisis de sa coupe, sans daigner quitter la porte sur laquelle je reste adossé. Mais mon aura s'apaise... Temporairement peut être.

Ton assurance me laisse supposer que tu détiens des informations assez intéressantes pour t'éviter une mort brutale. C'est un bon point.

Le premier. Le seul ?

Tu as ses gestes, sa prestance. Sa façon de se mouvoir, de jouer aussi. Et tu connais même nos petites manies. Pas mal, je l'admets... Mais tu restes une copie. Un reflet de l'âme d'une morte.

Mon regard se voile d'une vague de nostalgie, alors que se dévoile la carte de l'ermite. Et l'ombre d'un fantôme vient se mouvoir entre nous, avant de disparaître aussi vite qu'il est venu. Aujourd'hui, l'ermite est morte... Du moins, en tant que Nimue O'Bannon.
Je lève alors ma coupe, sans quitter cette intrigante du regard.

Qui es-tu ?

Une O'Bannon ? Le nom s'impose à mon esprit, tant elle lui ressemble sans être elle.

C’est la promesse d’une danse qu’il énonce ! Fort bien, je saurais m'en contenter. En fin de compte, mon attitude, mes paroles ou un mélange des deux semblent avoir un petit effet sur lui. Nous sommes intrigués l’un et l’autre, c’était à prévoir. J’ai même un avantage sur lui : du portrait que l’on m’a dressé de lui, j’ai en ma possession des réponses alors que lui… n’a rien.

Je réponds à sa mimique par une inclinaison de la tête : bien sûr que j’ai des informations de première importance ! Pas sûr, cependant, qu’elles soient à ton goût. Je grimace.

« Quoi, la vieille est vraiment morte ? » lâché-je, incrédule, limite fâchée. « Merde. J’avais l’espoir que quelqu’un démente. J’ai entendu cette histoire et… j’y crois moyen. »

J’étudie ses réactions. Je me tais quand une carte surgit devant nous, qu’un fantôme se dévoile à nos sens. J’ai un geste pour la toucher et… l’apparition s’évanouit aussi vite qu’elle s'est manifestée.

« C’est un don bien cruel que tu as là. Gardien des esprits, hein ? Je ne t’envie pas. » Une ombre fugace de tristesse pare mes prunelles. « Ils effacent pas la douleur. J’imagine qu’ils ne peuvent même pas te répondre. »

Une idée folle me vient, que je cache derrière un sourire mutin.

« Je te le dis si tu fais apparaître un autre mort que j’ai connu ! »

Ma gorge se serre. Je regrette déjà ma demande. Mais je ne peux pas reculer. Une partie de moi se débat contre la cage que j’ai érigée. Une prison de douleur et de colère que je suis prête à libérer à chaque instant.
Je lève ma coupe à mon tour et la porte à mes lèvres, sans le quitter des yeux.

« Buvons à la chute d’Atlantis. »

Et à la tempête que je suis sur le point d’abattre sur toute la cité.

La vieille ? Je laisse transparaître mon étonnement par un simple haussement de sourcil.

Que tu y crois ou non, cela ne change pas la réalité. Nimue O'Bannon, la sirène maléfique, est morte et enterrée, depuis quelques temps déjà...

Fin comédien, je laisse ma mâchoire se crisper, comme sous le coup d'un mélange de douleur et de deuil non achevé. Et ironiquement, je n'ai pas besoin de me forcer. Car l'image que j'ai de ma belle capitaine n'est qu'une chimère cruelle quand on voit la cadavre qu'elle est devenue...
Je la laisse parler, comprendre mon don. Et j’acquiesce, tout en savourant mon propre rhum, quand à sa conclusion. Oui, mon lien avec les esprits est à la fois douleur et plaisir. Car ils me font office d'une famille qui m'a toujours fait défaut. Et d'une façon morbide, j'éprouve pour eux un amour sincère, qu'ils savent me rendre à leur manière.
Lorsqu'elle lève sa coupe afin de célébrer une chute prochaine, je me contente de poser mon verre, avant de plonger un regard étrange dans le sien.

Tant de souffrance... J'ai rarement vu une âme hurler à ce point.

Pour un peu, je me sentirais proche d'elle. Aussi, je me décide à lui offrir ce qu'elle demande. Même si je devine que ce n'est guère une faveur bienveillante que je lui concède.
Mon cosmos s'amplifie, telle une vague grondante, et j'explore l'écho de son esprit, de son passé, de son essence. Des sentiments qu'elle brûle de cacher. Et sans réfléchir, sans fournir d'efforts, je relâche un profond soupir. Aussitôt, les ténèbres commencent à ramper sur les murs, nous isolant elle et moi de la réalité. Nous sommes désormais dans mon monde. Celui que nul ne m'envie.
Et j'observe.

Spoiler:

Une carte se fige entre nous. Et une silhouette, une ombre floue se matérialise dans le dos de la belle. Je me tais, pour leur laisser leur intimité. Car je connais bien cette carte. Elle m'accompagne si souvent...
Son âme hurle pour se faire entendre, et trouve en elle la force mentale pour matérialiser un bref contact. Je reste figé devant tant d'amour. Et une larme traîtresse roule même sur ma joue.
Cet homme... Qui était-il avant de devenir mon pendu ?
Il lutte contre la mort, l'oubli, le destin et tente de l'enlacer, après avoir posé une main sur son épaule. Y parviendra-t-il ? Dieu que cette volonté est belle...
M'a-t'on déjà aimé à ce point ?

Ça se précise ! Des myriades de petites expressions se bousculent chez mon interlocuteur. De l’intérêt, d’abord, puis la surprise passée, c’est la perte, la douleur, l’impuissance qui éclatent. J’ai touché un point sensible, et, sans comprendre vraiment pourquoi, je partage cette brusque mélancolie.

Je me suis piégée toute seule. J’ai répondu à une envie primaire, brutale, irréfléchie. Cela m’arrive un peu trop souvent depuis que je suis retournée à l’océan ! J’enrage intérieurement. Endymion et moi nous nous livrons à une danse aussi macabre que tragique.

La vieille est morte.

Vieille. Pourquoi ai-je dit ça ? Je hausse des épaules, faussement nonchalante. Je ne veux pas montrer que ça me touche.

Tant de souffrance... J'ai rarement vu une âme hurler à ce point. mes prunelles s’écarquillent. Mes bras s’enroulent autour de mon corps, barrière bien dérisoire à une attaque qui n’en est pas une. De la compassion ? C’est pire que tout. Mes mâchoires se crispent. Lesath, Nessius et maintenant cet homme ? Ma rage menace de déborder.

En réponse à la manifestation de son Onde, la mienne se traduit par un feu ardent. Destructeur.

Une carte s’interpose. Je reconnais la figure d’un pendu.

Une présence dans mon dos me fait sursauter. Sur le point de la chasser, mon geste se suspend. Une silhouette mêlant ombres et lumières, écarte des ailes immenses, prêtes à m’envelopper.

« Arbhaal ? » ma voix est réduite à un souffle. Je souffre, de le voir ainsi. À le voir se battre, envers et contre tous, essayer de percer le voile qui nous sépare. Je cherche, éperdue, à le frôler, prendre sa main dans la mienne.

Chaque fois, mes doigts traversent les tiens. Et je libère, sans m’en rendre compte, un flot de larmes trop longtemps contenu. Tu souffres.

« Reviens… »

Brusquement, mon aura s’intensifie, va pour le balayer. La tristesse et la douleur laissent leur place à une sourde colère que je ne contrôle pas. Plus.

« Tu m’as abandonné ! T’es un menteur ! Je te déteste, je te déteste !! »

Tout s’évanouit. Je tombe à genoux, cache mon visage entre mes paumes. Elles étouffent un hurlement.

Je suis perdue sans toi.

Quand enfin les larmes cessent de danser, je relève un faciès déformé par une haine pure vers Endymion.

« Je les détruirai tous. »

Spoiler:

Je reste figé devant un tel spectacle.
Les deux êtres face à moi sont séparés par un mur invisible, et pourtant... Chacun à leur manière ils déploient une violence hors norme, afin de briser les règles immuables du destin.
Mon Pendu hurle, révèle de sombres ailes et cogne, cogne encore pour revenir dans notre réalité.
La belle inconnue laisse sourdre une détresse poignante avant que la colère ne la submerge. Une vague irrésistible;, balayant tout sur son passage.
Et lorsqu'elle relève son faciès déformé sur moi, je m'avance, m'agenouille et la saisis dans mes bras, sous le regard impuissant du dénommé Arbhaal.
Cette étreinte n'est pas une marque de pitié, mais une aide apportée à l'âme prisonnière de ma carte. Ce qu'il ne peut faire, je l'accomplis.
Après un long moment immobile, je me relève, et claque des doigts. L'illusion disparaît aussitôt, et je sens mon Pendu lutter pour rester encore un peu parmi nous. Je ne le contrains pas. Mais les règles sont les mêmes pour tous, et il finit par revenir somnoler dans le rectangle de papier que je tiens en main.

Tout détruire ? Bon plan. Et après ? Tu te jetteras du haut d'une falaise ? Je doute que ton amant perdu apprécie ce geste.

Car l'âme me parle. Non via des mots, mais des émotions.

Les esprits issus de souvenirs ne sont que des images muettes, sans conscience. Mais j'ai la faculté d’offrir le repos à des âmes errantes, et en échange elles me protègent. Et nous échangeons parfois. Avec ces fidèles compagnes, je ne suis jamais seul...

Que serais-je donc sans elles à mes côtés ? Même si notre lien est cruel, douloureux, il est essentiel.
Pour ma survie, et mon épanouissement.
Pour leur permettre de conserver un semblant de vie, via mon cosmos.

J'ai recueilli ton amour, voilà trois ans, à Jamir. Il errait à la recherche d'une femme... Il semblerait qu'il l'ai trouvé aujourd'hui. Veux-tu que je le libère ?

Une demande loin d'être anodine. Privé de ma protection, cet esprit serait de nouveau livré à lui même et finirait rapidement par retourné aux enfers. A jamais.

Je n’ai jamais eu que cette seule idée en tête : détruire. Annihiler tout sur mon passage pour le retrouver, lui. Lui et nul autre. J’use d’un poison fourbe, m’amuse avec d’autres qui me promettent de me libérer. Je n’ai de cesse de repousser le monde entier. Car rien ne compte plus que lui.
Lui et son regard perdu, suppliant que je cesse de danser de cette façon. Il sait qu’il représente l’unique personne capable d’apaiser mes errements. Que je ne désire que lui pour ce rôle.
Parce que j’ai peur que tout recommence sans cesse, je mords, je blesse par des mots ou avec mes griffes.
Je me fige soudain lorsqu’Endymion vient me prendre dans ses bras. Non, ce geste va au-delà. Bien au-delà des apparences. Ce n’est pas le Général. Arbhaal. Je cherche son regard évanescent. Ne capte que des ombres.

Je veux lui dire tant de choses, mais mes mots restent bloqués dans ma gorge. Pèsent contre mon cœur. Je me redresse aussi, impuissante à voir l’esprit retourner dans son lit de papier. Une prison ? J’ai un mouvement pour récupérer la carte. La frôle de mes doigts et la douleur revient.

Je baisse la tête. Il a raison. Il ne voudrait pas que je me perde sur ce sentier. Il a toujours tout tenté pour m’en extirper. Oh, comme tu dois être déçu, mon Amour…

« Nous comblons la solitude comme nous pouvons. » Toi avec tes cartes, moi… en jouant avec le feu. « Trois ans… Jamir ? Oui… je suis arrivée trop tard. Il était déjà mort, j’ai enterré son corps. »

Je lève mes mains vers ma figure. Elles tremblent et je ne cherche pas à me canaliser. « Il s’est battu pour… » Mon regard s’illumine tandis que je me souviens. « Athéna. »

Ma mâchoire se crispe. « D’ange de la mort, il s’est placé sous une constellation… Orion. Orion… il a choisi un autre combat. Je… pourquoi étais-je à Jamir ? Le libérer ? » lâché-je incrédule. « Non, non ! Je ne suis pas prête… »

Je tremble à cette idée.

« Où ira-t-il ? Il sera seul… à tout jamais. Alors que je pourrais… tu… le garder. »

Je titube, comme si je venais de me prendre un mauvais coup. J’ai froid. Je récupère ma chemise abandonnée négligemment au sol sans même prendre le temps de me sécher.

« Je m’appelle Satine. » dis-je dans un murmure, me tournant vers le Dragon des Mers. « Satine O’Bannon. »

Spoiler:

Je l'écoute avec attention, et à travers moi, c'est cette âme en déshérence, mon pendu, qui boit ses paroles.
Elle parle un peu pour elle même, et j'ignore si cela lui fait du bien ou l'enfonce encore plus dans son désespoir.
Cet homme était donc un saint ? Et un ange de la mort, avant cela ? Pas étonnant qu'il possède une telle force mentale. Et que son aide me soit si précieuse.

Le choix te revient. Lui et moi nous entendons fort bien, depuis trois ans. Je lui donne un semblant de vie... Et en retour, il me protège contre mes adversaires. Je ne te promets pas que vous pourrez... Partager quoique ce soit, mais au moins, tu sauras qu'il est à l'abri.

Et utile. Or, pour un guerrier si farouche, aucun hommage ne pourrait être meilleur que de se savoir encore au front. Pour un autre dieu qu'Athéna, certes, mais qu'importe.
Je hausse un sourcil en entendant son véritable nom. Une O'Bannon... Décidément... La destinée des rejetons de cette lignée maudite serait-elle de nous croiser sans cesse ?

Je suis Endymion Atlas Merinita, Général du dragon des mers et... récemment nommé chevalier de la table ronde.

Une annonce que je veux humoristique, tant elle dégouline d'une folle ironie. Mais je reprends rapidement mon sérieux, afin de revenir à des affaires pressentes.

Où est mon équipage ? Navré d'être aussi peu prêté sur les mondanités, mais j'ai une cité à sauver.

Car je n'oublie pas qu'à chaque minutes, ces enfoirés de sénateurs peuvent renforcer leurs positions. Et je n'aime pas savoir Calypso seule. pas après ce que nous venons de vivre.

Je suis incapable de faire ce choix. Incapable de prendre une décision. Je suis trop fragile et vacillante. Je me contente d’acquiescer, pour l’heure. « Garde-le près de toi. »

Me semble être la meilleure option. La moins précipitée. La moins douloureuse. Délivrée du poids de mon nom, je découvre le sien. Fronce des sourcils à mon tour. « Tu… je croyais que tu étais un O’Bannon ? »

Rien n’est clair dans mon esprit. Or, le dernier titre à de quoi me faire rire. « Un quoi ? Ça se mange ? Heureusement qu’ils ont pas opté pour un buffet à vaisselle. »

Ma mine s’assombrit aussitôt. Je triture nerveusement le tissu des manches de ma chemise. J’avais la version des faits toute trouvée. Seulement, le jeu a pris une tournure que je n’ai su prévoir. Comment l’aurais-je pu ?

« Comment dire. » J’ai merdé. « Je les ai butés. »

Je grimace devant mon mensonge. Je songe à Lesath, en fin de compte, je lui évite la fureur du Dragon des Mers en endossant toute la responsabilité.

« Je ne voulais pas que mon jeu prenne cette tournure. J’en suis désolée. » ça m’écorche un peu la bouche, mais c’est la vérité. « Tu vas devoir te contenter de moi pour sauver Atlantis. D’ailleurs, j’ai des informations à ce sujet. »

Je vais fouiller un grand sac dans lequel j’extirpe un visage. Lentement, je le calque au mien et la transformation s’opère. Face au Général se tient à présent une jeune femme brune aux yeux lilas, ensorcelant.
Je m’incline avec théâtralité.

« Éa Tremere pour vous servir. » J’achève de m’habiller, des vêtements de hautes factures, noir et pourpre, bordés de motifs alambiqués en fils d’argent. « J’ai volé l’identité de la fille d’Étrius Tremere, qui s’est rangé aux côtés du Conseil. »

Je lui explique la prise de pouvoir d’Arhan, ses dernières décisions et enchaîne sur ma vision des choses :

« Ils vont aller se faire foutre. Et je compte bien leur mettre des bâtons dans les roues. J’ai déjà commencé… »

Je suis une tempête.

« Mon petit jeu, je le conçois, tombe à un très mauvais moment. Si je suis là, c’est pour non plus attirer ton attention, mais te demander de l’aide. »

Je ne manque pas d’air, non. « Avec tout ce que je t’ai révélé, tu me tiens. Il te suffirait de tout balancer aux bonnes oreilles et le jeu se termine pour moi. Mais, hé, c’est peut-être ce que je cherchais à faire inconsciemment ? »

Je ris de ma propre bêtise. « Tu pourrais même utiliser ton Pendu contre moi. » comble d’ironie. « Je te présente toutes mes failles. »

Je songe à Nessius, à ses paroles. Je suis perdue. « Pour autant, j’instille une graine de discorde et j’espère qu’elle va germer… grandir et devenir onde d’insurrection. »

Car c’est cela qui alimente ma rage.

Spoiler:

Ainsi donc, elle connaît mon secret ? D'où peut bien venir cette indiscrétion ? Bah... Je lui offre un sourire gourmand, avant de relâcher du bout des lèvres.

Ais-je dit le contraire ?

Là est la subtilité. Je suis un O'Bannon de sang et pourtant mon nom de prince consort me sert à couvrir d'un voile secret mon ascendance. Pour l'instant, du moins. Car un jour, revenir à mes racines pourra me servir.
Mais tout trace d'amusement se volatilise de mes traits en entendant le sort réservé à mon équipage. Des bandits, des pirates brutaux et parfois niais. Mais c'était MES hommes.
Mon poing se serre de rage, et je darde sur ma proie un regard empreint d'une faim ravageuse : celle de la vengeance.

Tu as de la chance...

D'être utile. Car au delà de tout, je tiens à sauver Atlantis. Mais ce crime ne restera pas impuni et je tiens à ce qu'elle le sache. Même une O'Bannon n'a pas tous les droits. Nimue aurait-elle fait preuve de la même indulgence ? Ce n'était pas assuré. Aussi, je ne laisse aucun mystère de mes futures intentions.
J'observe son petit manège, et un rictus revient danser sur mon visage face à son pouvoir fort pratique.

Bien... Toute aide est bonne à prendre. Et le chaos jouera en notre faveur. De mon coté, je vais user de la manière forte. Aucun général ne m'arrive à la cheville, et ma réputation me précède. Je servirais donc d’appât ou de semeur de mort dans les troupes adverses.

Dans leur infinie arrogance, les nobles traîtres pouvaient me sous-estimer, en se basant uniquement sur mon statut de Vulgaire. Une idée diabolique me vint alors.

Ma chère "Ea"... Que dirais-tu de devenir l'otage d'un abominable sang impur ?

Sa chère fille en danger, le vieux Trémère pourrait être amené à baisser pavillon. Au moins le temps qu'elle lui plante une dague entre les deux yeux.

Il me dévoile ses projets, une idée qui aurait pu être brillante. Je lui destine un regard taquin. « Je me disais bien que tu étais du genre à foncer tête baissée. Un trait typique des O’Bannon qu’il me faut contenir. Et je suis certaine que tu comprends toute la complexité de la chose. »

Je secoue la tête un peu dubitative. « L’idée aurait pu faire son petit effet… Seulement, il y a deux problèmes majeurs à ce projet » Je soulève un index. « Premièrement, mon papounet n’en a rien à carrer de sa chère fille. » Un second doigt se dresse. « Et deuxièmement, autant te révéler ma tactique, je comptais jouer sur les deux tableaux. Me dévoiler trop vite serait dommage. Mais je salue l’idée. On peut tout de même creuser, puisque j’ai la faculté de changer de visage. Oh, j’omettais un léger détail. »

D’une pensée, j’invoque l’enchanteresse. Mon écaille épouse mon corps en un rien de temps. « Je ne t’ai pas donné tous mes titres : Je suis Éa Tremere, capitaine de Circé. Sous les ordres de ce cher… Emrys O’Bannon. Je crois que tu le connais bien. »

Les rumeurs circulent vite. « Il a d’ailleurs été nommé seigneur Régent. Autant te dire que le Conseil va s’assurer de son soutien pour tenir l’Amirauté en laisse… »

Elle réfléchit. « Je compte aller le trouver prochainement, essayer de savoir le fond de sa pensée, le camp qu’il a choisi. Toi, je te suggérerai plutôt d’aller voir le vieux Calum O’Bannon. Tu dois le connaître, non ? »

Tout O’Bannon qui se respecte à déjà entendu parler de ce vieux forban. Sa réputation, comme nombre de cette sulfureuse Famille, n’est pas à refaire. « Je serai curieuse de connaître sa position, à lui aussi. C’est un membre du Conseil, mais tu connais les O’Bannon… »

Ils ne sont pas en odeur de sainteté. Et cela m’étonnerait que Calum se contente de faire de la simple figuration.

« J’ai d’autres membres du Conseil à visiter. Je te le dis, je joue sur deux fronts à la fois. Un peu de subtilité… ça me changera. Hm… quant à savoir si tu devrais faire du remous tout de suite… ça se discute, mais tu dois d’abord savoir qui te soutiendra dans cette entreprise, les choses vont bien vite sous l’Océan. »

J’ai de la chance de ne pas essuyer la vindicte du Général. Pas tout de suite… le moment viendra bien assez tôt. Lui donner la possibilité de réfléchir à un plan pourrait être à mon avantage. Et sauver mon derrière…

Au final, malgré mon ire je dois bien avouer que cette Satine est une mine d'informations.
Je l'écoute donc, tout en visualisant un projet stratégique éventuel. Jusqu'à une révélation qui me fait exploser d'un rire sombre.

Emrys, régent ?! Tu m'étonnes que ce soit le bordel... J'espère pour que cette vipère qu'il aura la sagesse de se rallier à Cinead... Dans ce cas contraire, cela me fera une excuse parfaite pour lui faire avaler sa langue par un orifice opposé.

Le contentieux avec mon demi-cousin commençait déjà à dater, et sans Orpheus pour imposer une trêve entre nous...

Je doute que Papy O'Bannon m'accueille à bras ouverts. Nous nous évitons avec un talent certain depuis des années. Mais si l'occasion se présente... J'avoue que me confronter à lui, manière de connaître le fond de sa pensée, serait plaisant. Après tout... S'il y a bien un famille assez tordue pour se réjouir des talents et des faits d'arme d'un batard, c'est bien la notre. Avec un peu de chance, le vioque se trouvera à proximité du pilier de l'Atlantique sud. Je pourrais le rejoindre pour discuter aisément, dans ce cas.

Mais chaque chose en son temps. Ma priorité était de m'assurer que Calypso allait bien, et que Cinead se trouvait en sécurité, où qu'il soit. Une première étape par mon pilier m'apparaissait donc nécessaire.

Je doute que des membres du conseil me soutiennent officiellement. Ma réputation est bien trop sulfureuse. Par contre, pour ce qui est des généraux... Hormis Emrys, il y a des chances pour que les autres se joignent à Cinead. Bref, je te laisse à tes manigances. Mon domaine m'attend. A toi de voir si tu m'y suis ou non.

Et sans autre forme de procès, je commençais à faire demi-tour, afin de quitter cette coquille vide qu'était devenu mon navire.

« Je vois que cette nouvelle t’enchante ! » dis-je, avec beaucoup d’ironie. « Et je ne sais pas pour Cinead, seulement qu’il a fait fermer le Pilier Central et qu’il se réunit avec les siens. Tu y trouveras sans doute un refuge, en cas de grabuge. »

Je lui adresse un petit clin d’œil. « Oui, tu devrais faire ça et agiter le fait que tu sois devenu chevalier du Buffet à Vaisselles. »

Ça me fait une chose en moins à faire. Des risques à éviter, et il s’avère que je suis parfois un peu flemmarde. Il faut savoir déléguer. Je m’entraîne déjà en vue de mes futures fonctions. Légate. C’est assez moche, je trouverai autre chose. Chevaucheuse de Tempêtes, par exemple.

« J’ai de gros doutes là-dessus, vu la réputation que tu te traînes. » Je lève les mains. « Sans offenses, la plaisanterie est limite, désolée. »

Un immense sourire vient illuminer mon visage. « Que tu aies conscience que tu n’es pas vraiment le bienvenu… peut faire son petit effet. Emmerder le monde entier, c’est mon crédo ! Alors je signe davantage pour cela que pour être ton otage. Même si je garde l’idée sous le coude. »

Je le salue d’un geste de la main. « Je reste ici, j’ai une affaire à régler. Si tu m’autorises à rester un peu. Promis, je serai sage. »

Autant que c’est possible.

***

Une fois parti, je monte sur le pont, m’installe tout en haut pour observer les étoiles. Elles restent bien silencieuses face à mon désarroi. J’ai besoin de prendre un peu de temps avant de retourner sous la surface.

Car, à chaque fois que je m’y suis risquée, c’est pour récolter de nouvelles blessures, m’exposer à la vérité, toute nue.

Et ça n’a rien de très agréable.

« Là-haut ! » claironné-je à l’attention du Scorpion.

Le hasard fait souvent bien les choses. Une aubaine pour moi et lui, que j’ai décidé d’attendre un peu ici. Ou bien ai-je eu une intuition ? J’ai dit que je ne croyais pas au Destin. Et pourtant le voilà ! En chair et en os. Un large sourire fend mes lèvres et je me laisse glisser en arrière.

« Tu as un sacré œil de lynx pour un assassin. »

Je le taquine, mais je suis heureuse de le revoir aussi tôt. Je l’observe de haut en bas : il ne semble pas blessé. Il semble… parfaitement égal dans son attitude nonchalante. Un je ne sais quoi me fait pencher la tête sur le côté. « Quelque chose te contrarie ? »

Avec lui, je peux me tromper. Je porte une main à mon oreille. « J’imagine que c’est grâce à ça que tu as pu me retrouver. Détrompe-toi. » j’anticipe. « Je ne suis pas restée les bras ballants. J’ai eu mon lot de petites aventures. Et toi ? La vie à Ravenna te plaît ? »

Je m’installe sur le bastingage, laisse mes pieds pendre dans le vide. Je regarde la surface de l’eau se mouvoir, lentement, et cette rythmique me fait pousser un long soupir de résignation.
La tempête approche. Et bien que je me proclame chevaucheuse, je crains que les remous ne nous emportent tous dans une sphère tumultueuse. Trop forte pour moi ? Je m’interroge.

« C’est le bordel, en bas. » déclaré-je en désignant d’un geste la mer. « Le Légat a été assassiné, le Sénat a foutu la merde et pris le pouvoir en s’imposant sur l’Amirauté. Ça va tourner en guerre civile. »

Je tourne mon visage vers Lesath. « Et je compte bien être au cœur de ce cataclysme. »

Un petit rire ponctue la fin de ma tirade grandiloquente. « Alors je voulais tenter ma chance et essayer de te voir une dernière fois avant… »

Avant que je n’aille combattre.

« Je t’ai manqué ? »

Mon sourire mutin ne le trompera pas. Je suis tendue.

Sa première réplique à de quoi me faire rire. La seconde, en revanche, suscite mon intérêt. Pique ma curiosité. Je suis partie dans mes propres aventures, non pas que je souhaite édulcorer les siennes, mais tromper un temps la mine sombre qu’il affiche. Je suis sûre, qu’au fond, il ne prend pas cela par-dessus la jambe.

Je ricane de plus belle. « Ha, ha, ha ! Tu penses vraiment que je… non… non, non, non ! Je suis la tempête, mon cher ! C’est ce que je murmure à tout le monde, ces temps-ci. La chevaucheuse de tempêtes. Ça va rester, crois-moi. »

Satine la Rouge, Celle-qui-précède-la-Mort. Et maintenant ça. Ne suis-je pas un peu mégalo sur les bords ? Bah ! C’est comme ça que l’on construit sa légende. Je remarque sa petite mimique : il pense. Il soupèse tout ce que je lui dis. J’hausse des épaules.

« Je place mes pions, je fomente, je séduis… je chasse. » dis-je avec une expression carnassière. « Je verrai bien où cela me mène. Je fais de la politique, une première. Revenir sous l’eau fait ressortir un aspect de ma personne que je n’aurais jamais soupçonné ! Éa m’aide beaucoup. Son visage m’ouvre des portes. »

Je fais une petite moue qui trahit une légère contrariété. Seulement, je ne m’abaisserai pas à répéter ma question, celle qui importe. Au lieu de ça, je l’interroge sur ses affaires.

« C’était ça, ta mission ? Libérer des prisonniers, emmerder des gardes et… chercher un… quoi ? Un Dieu ? Qui ? »

Une pause.

« Je vois que ta mission est un succès. T'as rien trouvé ? C’est le Gros Pape qui t’a demandé de t’agiter partout à Ravenna ? »

Je fronce des sourcils.

« Si tu veux un coup de main, va falloir m’en dire plus. Si je peux t’aider… »

Vois à quel point ton sort me concerne. Je suis prête à négliger ma propre quête pour la tienne, Scorpion. Ne me fais pas perdre mon temps en restant muet. J’ai de quoi te faire parler…

« Allez, crache le morceau. Je te promets que ça restera entre nous, comme… » Je regarde le navire. « Ça. » dis-je avec un petit sourire. « D’ailleurs, Endy’ chéri était bien remonté. »

Ainsi sont les jeux de pouvoir. Séduire et être chassé. Traqué. Lesath me conseille-t-il la prudence ? Possible. Il peut parfois se montrer sibyllin. Je sais être attentive aux messages cachés. Aux petites mimiques ou aux silences qui s’étendent un peu trop. Je tente de dissimuler ma déception : il se méfie.
Dois-je pour autant lui donner tort ? Je ne suis pas un modèle de vertu, ni quelqu’un en qui on peut avoir une totale confiance… quand même ! Mes mâchoires se crispent, j’accuse le coup. Mes sourcils menacent de se froncer et traduire toute ma frustration. Je viens de te confier tant de choses et toi, tu hésites !

Pour peu, je me serai levée pour disparaître dans les eaux, le laisser là comme un con. Je ne le fais pas. J’attends la suite.

« Très bien. » dis-je laconiquement.

Au nom de la divinité, je le regarde avec de grands yeux ronds. Et commence à me tordre de rire. « Garder Apollon ? Mais, il est scellé. Tu as pas trouvé sa p’tite jarre ? »

L’information vaut son pesant d’or. Mais il y a un truc que je ne comprends pas. « Pourquoi est-ce que Childéric t’a envoyé garder une amphore ? D’autant que l’endroit où les Saints l’ont dissimulé est secret. Même les Oracles qui se baladent un peu partout ne l’ont pas trouvée ! T’es sûr que tu as bien compris ce qu’on te demandait de faire ? »

Je réfléchis. « Justement. On t’a pas envoyé à Ravenna pour rien... non ? »

Je poursuis. « Qu’est-ce qu’il t’a demandé de faire exactement ton Gros Pape ? »

Je le bouscule un peu de l’épaule. « Tu… savais vraiment pas pour Apollon ? C’est pourtant une information très connue… » Je l’observe avec insistance, se moquerait-il de moi ? « Pour Endymion, j’ai négocié un sursis, pourrait-on dire. Je l’ai envoyé dans la fosse aux lions, il sera occupé un moment et je pourrais m’occuper de mes petites affaires. »

Je me redresse pour m’étirer. « Si tu rentres sans rien, tu risques bien pire que de te faire traiter par tous les noms… » j’achève, lugubre.

Son silence m’inquiète. Je devine ses réflexions, sens poindre des sentiments alarmants. Son immobilisme me fige et, attentive, j’attends une réaction, quelque chose.
Rien ne vient. Pas de mots.
Mais un basculement. Les actes ont plus d’importance que mille paroles. Je me précipite vers lui lorsqu’un grand « plouf » perturbe la surface de l’eau.

« Qu’est-ce que tu fous tu sais pas nager ! »

Sans réfléchir, je me perche sur le bastingage et plonge à mon tour. C’est vrai, putain, qu’elle est froide ! En quelques brasses, je regagne la surface et me porte à sa hauteur.

« T’es fâché ? » c’est une évidence que j’énonce à haute voix. « Ou tu veux un cours particulier en natation ? »

Je tente l’humour pour dédramatiser la situation. « Je t’avoue que dans ces cas-là je préfère me murger. Ça réchauffe. Après, si tu es d’humeur à un bain de minuit, je ne dis pas non. »

J’essaye de lui offrir mon sourire le plus charmeur.

« Mourir par noyade est une mort assez douce, paraît-il. M’enfin, ce serait dommage. Allez, viens. Je te ramène sur la terre ferme. »

L’empoignant par le bras, je l’entraîne où il aura pied. Avant de retourner sur le sable, je l’imite et fais la planche. La lune brille fortement au-dessus de nos têtes. « Qu’est-ce que tu veux faire ? »

Me confierait-il ses états d’âme ? Ou compte-t-il se taire ? Dans les deux cas, je ferai mon possible pour l’aider. Je me relève Et lui tends la main.

« Il paraît que je crois pas au Destin. Mais je dois bien constater que j’arrive à point nommé pour te tirer de ce mauvais pas, non ? »

Je retire ma veste pour la froisser et la débarrasser de toute son eau. « Je dois saluer la manœuvre. Il ne nous reste plus qu’à rentrer pour nous changer… »