[MP - Avril 553] Voyage à Ravenne (Gabriel)

Un message. Un appel.
Je m'étais étonné de recevoir cette requête, écrite de la main d'un certain Socrate Dimitiés. A priori, les défenses du port de Ravenna menaçaient de se révéler assez efficace contre les nombreux pirates qui sillonnaient les mers. Une situation problématique, mais dont je m'étonnais qu'elle me concerne...
Toutefois, rien n'était dû au hasard.
Et depuis mon éveil à l'Hiver, suivre mon intuition et les différents signes du destin m'avaient valu de belles rencontres et des opportunités intéressantes.
Ma présence sonnerait-elle le déclin des raids pirates ? Possible. Mais je pressentais autre chose. Une influence particulière auréolant le parchemin reçu alors que je séjournais à la Tour des Vents.
Aussi, après une nuit de repos bien mérité, j'avais pris la direction de Ravenna, tout en discrétion et en courant d'air. Mon cheval et ma roulotte étaient en sécurité, entre les mains d'un forgeron avec qui j'avais sympathisé, à Rome. Je pouvais donc voyager le cœur léger, mes lames au fourreau.
Sur le chemin, de nombreuses questions s'était posées à moi.
Protéger le duché... Après quelques renseignements, j'avais entendu parler de la disparition d'un amiral. Narsès. Un évènement qui pouvait expliquer les difficultés actuelles des notables, probablement trop habitués à se placer sous la coupe de cet officier influent. La nature a horreur du vide, et il était peut être temps d'accompagner ce changement.
Après une route agréable et quelques étapes, je finis par arriver sans encombres à proximité d'un vaste édifice religieux, où était fixé le point de rendez-vous avec mon mystérieux commanditaire.
Je m'y engouffrais, tel un vulgaire croyant, et pris place dans un recoin sombre, en pistant les entrées, à l’affût d'un individu susceptible d'attirer mon attention.
Amusé, je m'appuyais contre une colonne de pierre froide, bras croisés, et me fit la remarque qu'avec mon faciès d'ange, j'avais décidément toute ma place dans un tel lieu. Un comble pour un messager du déclin et de la décadence.

Les minutes puis les heures défilèrent, sans que soit altérée ma vigilance.
Aussi lorsqu'un homme au port mondain et charismatique pénétra dans les lieux, et remarqua ma discrète présente, je devinais que mon attente touchait à sa fin.
L'inconnu s'approcha de moi et m'apostropha, tout en m'offrant son nom. Un son auquel je m'étais attendu.
Je lui adressais un sourire humble, avant d'incliner légèrement le buste afin de le saluer.

Monseigneur, je me prénomme Gabriel. Si je ne m'abuse, je me trouve ici par votre souhait. C'est un plaisir de faire votre connaissance.

Les mondanités n'étaient pas vraiment mon point fort.
Bien plus habitué aux villageois et aux enfants ravis qu'à des politiciens ou nobles individus, je ne savais comment m'adresser à eux. Aussi, je laissais parler mon intuition, tout en naturel.
Mais le dénommé Socrate Dimitiés se hâta de secourir un scribe malingre, avant de se tourner vers moi. Hors de question de laisser un Légat seul face à une tache manuelle.
Je relevais donc mes manches, avant de me saisir de plusieurs caisses que j'empilais les unes sur les autres, avant de les soulever de la force de mes bras puissants, d'aspect faible.

Alors dites-moi... En quoi avez-vous besoin d'assistance, monseigneur ?

Hormis jouer les décorateurs ou déménageurs. Je me doutais bien que ce n'était pas à cela que devaient être utiliser mes compétences.
Des pirates, des défenses affaiblies et une intervention de Rome. J'étais vraiment curieux d'en savoir davantage.

Agir dans l'ombre ? Voilà une perspective qui entrait dans mon champ de compétence.
J'écoutais avec attention les informations données par cet homme mystérieux, afin de tisser une stratégie. Récolter des informations semblait nécessaire, dans un premier temps.

Ma foi... Oui, je peux agir de la sorte sans me faire repérer. En volant de nuit, je pourrais repérer leurs feux et estimer leurs positions, sans courir de risque.

Je n'étais pas encore familier avec les pouvoirs offerts par ma Chlamyde, mais rester dans l'ombre était une seconde nature chez moi. Malgré mon statut d'acteur, je n'aimais pas me mettre en lumière à titre personnel. Je préférais de loin offrir un autre visage, une autre facette.

Savez-vous où en sont les Byzantins dans leur souhait de reprendre la main ? Est-ce une priorité pour eux ou pouvons-nous compter sur un éventuel laxisme de leur part ?

Manière de savoir si nous pouvions compter sur un délai d'action raisonnable ou si nous devions agir dans la précipitation. Une réflexion menée tout en poursuivant le déménagement des caisses, pour le plus grand plaisir des serviteurs.

D'ordinaire quand deux partis se rejettent une faute, le seul moyen de les unir est de proposer un ennemi commun, un bouc émissaire. Je peux toujours proposer mes humbles services pour les orienter dans ce sens... Vous pourriez les convier à une fête en comité restreint donnée en leur honneur et mener les négociations, pendant que je leur présenterais une pièce choisie dans l'intérêt de nos visées.

Combien d'ententes avaient été tissées à la faveur d'un copieux repas, d'une bonne boisson et d'un spectacle de qualité ? Il ne fallait pas négliger l'impact des mondanités dans les manœuvres politiques. Et même si je n'étais pas un beau parleur en raison de ma condition modeste, je savais user de mes talents d'artiste pour exprimer au mieux mes émotions, tout en les faisant naître chez mon public.

Des propositions de ma part qui furent interrompues lorsque mon interlocuteur fut saisi d'une sorte de transe mystique. Rien d'étonnant dans un tel lieu.
Je me décidais donc à le laisser à sa méditation, afin de débuter le plan que nous avions échafaudé. J'attendis donc la nuit, en me promenant sur une plage déserte pour mieux passer le temps. Les heures s'étirèrent les unes après les autres, et j'en profitais pour m'offrir un petit entraînement, à base de danse martiale. 
Une fois le crépuscule bien installé, je rendossais ma tunique, déployais mes ailes sombres et pris mon envol dans le silence le plus total. Impossible de discerner ma silhouette frêle et agile dans la nuit. Car la chance semblait de mon côté. Le ciel nocturne, magnifique au demeurant, ne comptait qu'une lune fatiguée, dont la lueur pâle était loin d'offrir une vision idéale à d'éventuels observateurs.
Je me dirigeais donc vers les cieux, prenant de la hauteur de manière à repérer tous les feux allumés par les pirates, le long de la côte. Et il ne me fallut pas bien longtemps pour apercevoir mes cibles, les uns après les autres.
Je dénombrais au total pas moins de dix campements, de tailles diverses. Une belle force armée, à condition qu'elle mène un assaut coordonné et de front. Et même si clairement, je ne pouvais espérer les défaire seul, je pouvais peut être semer la discorde dans les rangs de ces bandits.
Une fois un feu central repéré, je me glissais vers le sol, atterrissant sur le sable avec panache. Ceci fait, je finis par repérer un garde isolé et à moitié endormi, et d'un mouvement de lame, je le décapitais proprement, afin de m'emparer et de revêtir sa tenue.
Et une fois grimé, je me dirigeais vers le campement. A ma grande satisfaction, aucun pirate ne me stoppa, trop occupé à somnolé, boire jusqu'à plus soif ou rire gras. Et je pus donc attendre la tente la plus massive. Assassiner le capitaine ne fut pas une tâche bien difficile, tant l'individu en question était aviné. Et avant de quitter les lieux, je pus y mettre le feu sans contrainte. Une fois mon forfait accompli, je me débarrassais de mes oripeaux, et regagnais le ciel en direction de la ville. L'aube m'accompagna déjà vers ma destination.

Mon action discrète suffirait probablement à offrir un temps précieux aux instances de Ravenna. Mais si les protagonistes de ce drame pathétique persistaient dans leurs egos, ce gain resterait inutile et vain.
Je me devais donc d'agir afin d'éviter tout ceci, et de pérenniser mes efforts.
Mais que faire ? Je n'avais ni la notoriété, ni le don d'éloquence suffisant pour faire entendre raison à des politiciens aguerris. Je me devais donc d'être imaginatif.
En déambulant dans les ruelles de la cité tout juste éveillée, une idée me vint, telle un murmure soufflé par une voix douce à mon oreille. Et un rictus d'amusement vint parer mes lippes. 
Pourquoi ne pas user de mes talents naturels ? 
L'abbé et le comte de Ravenna devaient être convaincus de s'unir afin de repousser la menace, et ainsi la mainmise de Byzance, sans que je dévoile ma nature.
J'allais commencer mon oeuvre d'influence subtile sur l'homme de Foi. Je me rendis donc à la basilique, afin de repérer ma cible. Une prévenance relativement aisée, tant mon physique indigent et ma mine angélique n'attirèrent que peu de regards. Je déambulais dans les allées de la structure somptueuse, laissant trainer mes oreilles. Et rapidement, ma proie se dévoila sans grand effort. 
L'Abbé était visiblement un individu retors, intelligent et possédant cette capacité à faire passer du mépris social pour une retenue humble face à la misère du monde. Autour de sa lourde silhouette voletait une nuée de courtisans, dont les mains avides souffraient en raison d'une multitude de bagues, dont une seule aurait suffit à nourrir le peuple pour un mois. 
Simple croyant, je me faufilais jusqu'au dirigeant, avant de m'asseoir sur un banc, à portée de main de sa toge. Je fis alors mine de prier, tout en soupirant intérieurement en entendant les propos aigris et colériques de cet individu et de ses sbires, tous plus mielleux les uns que les autres.
J'attendis quelques instants, avant de relâcher un petit cri apeuré assez strident pour attirer l'attention de l'Abbé. 

Eh bien, que vous arrive-t-il mon fils ? Ma présence vous intimiderait-elle à ce point ? 

Bien au contraire, mon père... Pardonnez-moi... J'ai crû avoir une vision...

Quelques rires fusèrent de manière à se gausser de mon indigence. Mais l'abbé eut assez de retenue pour se contenter d'un rictus paternaliste, qui s'accentua lorsqu'il s'aperçut que je tremblais de peur. 

Allons, allons... Vous êtes dans la maison du seigneur. Les seules visions que vous pourriez obtenir seraient des images de lumière divine. 

Pourtant, j'ai cru discerner une menace... Un avertissement de Dieu...

La moquerie initiale laissa place à une colère outrée sur le visage de l'homme de Foi. Jusqu'à ce que je relève mon visage, afin de croiser son regard.
L'abbé resta paralysé en contemplant dans son esprit faible la chute de sa cité, de son église, la mise à mort de sa personne sous les coups des Lombards. Le déclin inévitable. Un futur possible qu'il n'était pas prêt à entrevoir. Saisi par la sombre prophétie inspirée par ma seule aura, il vacilla avant de s'évanouir d'effroi, entouré des piaillements de ses ouailles stupides.
Je profitais alors de la frénésie ambiante pour m'éclipser, sans un mot. Nul doute qu'à son réveil, l'abbé serait bien plus prompt à oeuvrer au salut de Ravenna, face à la menace.
Et de un. Passons maintenant à ma seconde victime. 

Il ne fallut pas plus de deux jours pour qu'une rencontre soit organisée entre l'Abbé et le comte.
Inconnu parmi la foule, j'assistais à l'arrivée du second à la basilique, et parvins à me glisser à l'intérieur, tel un simple pèlerin. 
Du peu que je pus glaner par quelques indiscrétions des courtisans de l'homme d'église, l'échange entre les deux dignitaires fut courtois, polaire, mais productif. Je ne pus étouffer un sentiment de sombre satisfaction en savourant les effets de ma stratégie sur ces esprits obtus. 
Face à la fin, les hommes se révèlent. 
Suite à cette entrevue, des décisions furent rapidement prises.
Chacun mit équitablement la main à la bourse afin de doter le port de défenses dignes de ce nom, et de financer des navires de patrouille. En misant sur des discours flamboyants, l'abbé de Ravenna organisa une collecte de fonds auprès de la population de manière à mettre en place un trésor lourdement gardé, disponible en cas d'attaque nécessitant la remise d'une rançon, ou pour payer grassement des milices privées.
Etonnés mais rapidement heureux de ces initiatives coordonnées entre le duo de dirigeants de la cité, le peuple se rallia à eux, et les soutint de leur mieux. 
Soucieux de garder un oeil sur la mise en place de ces actions rehaussées par une propagande risible mais efficace, je vis rapidement la joie et l'enthousiasme revenir se poser sur les visages. Les rues retrouvèrent une vitalité, une effervescence face à la menace.
Le chaos venu de l'extérieur allait se heurter à l'ordre uni animant le cœur de Ravenna. 
Peu à peu, je sentis le vent du déclin se retirer de la cité, importante aux yeux de notre ordre. Avec un peu de chance, Borée irait souffler du côté des pirates et de ceux qui tentaient de s'en servir afin de déstabiliser la région.
Ombre anonyme, j'attendis une bonne semaine avant de faire mon baluchon afin de retourner à la tour des vents. Heureux de voir mes actions discrètes couronnées de succès. L'ange de mort avait battu de ses ailes, et le blizzard ainsi façonné avait agit à l'insu de tous.