[Juillet 547] Les liens de vassalité (Nessie)

La convocation avait eu lieu trois semaines à l'avance, pour bien laisser le temps à chaque membre de chaque famille d'organiser son emploi du temps en conséquence. On ne pouvait pas vraiment dire qu'il s'agissait d'une mondanité, pas plus que d'un ordre formel, mais il était toujours mieux vu et surtout plus correct pour les vassaux de répondre à leurs suzerains.

Ainsi, les Merinita pratiquement au grand complet -il en fallait bien qui continuent à remplir leurs fonctions au Sénat, dans les tribunaux ou autres postes d'importance-, ainsi que chacune des familles nobles sous leur protection dans la zone du pilier central se trouvaient réunies de façon exceptionnelle dans une demeure immense aménagée pour l'occasion. Pour ceux qui étaient excusés à cause de motifs impérieux, un représentant avait systématiquement été désigné, de sorte qu'on pouvait toujours s'enquérir d'une situation, d'accords passés, de doléances ou de solutions à ces dernières. C'était également l'occasion pour cette immense famille de Patriciens que les membres de ses différentes branches fraternisent, et d'effacer un peu la distance sociale entre la principale et les autres.

Il y avait tant de monde que la "réunion" s'étalait sur la journée entière, avec une rapide collation prévue pour le midi et un imposant repas le soir, afin de sceller les ententes et la loyauté de manière positive.

Comme de coutume, les Toreador Arkantea avaient demandé que certaines dispositions fussent prises, rapport à l'état de santé fragile du père de famille, et avaient ainsi obtenu le droit de pouvoir réserver une alcôve où il pourrait se reposer et recevoir sans risquer d'être bousculé inopinément et blessé.

Calypso s'attendait à y voir venir, Calista, Orphéus et Aurora tôt ou tard, ainsi que leurs parents, et elle avait assisté aux premières rencontres en guettant les alentours. Une main sur son épaule la tira de son observation pour amener son regard dans celui de sa mère.

"Tu n'as pas beaucoup parlé jusqu'à maintenant, tout va bien ?
-Oui oui. C'est juste que... c'est étrange de se dire que je connais les Merinita, mais pas TOUS les Merinita. Je saurais bien dire dans la grande majorité quelle personne appartient à quelle branche, ou même qui est un vassal, mais guère plus. Et je trouve cela intimidant.
-Cela te forme pour le jour où nous te donnerons officiellement les rênes de la maison. Mais je comprends ce que tu veux dire. Et nous pensons la même chose. C'est le fossé qui existe entre eux et nous. As-tu vu tes cousines ?
-Pas encore. Nous avons le temps d'ici ce soir !"

Comme sa mère se levait, Calypso eut le réflexe d'en faire autant et jeta un œil en direction de son père.

"Voulez-vous que je vous ramène à boire ? A défaut de se dégourdir les jambes, si je peux rendre service...
-Ce sera avec plaisir, ma Lyly. Je sens que tu en meurs d'envie, de te dégourdir les jambes !
-Père...
-Non, non tu as raison. Et puis imagine le moment de passer à table ou d'aller aux latrines. Je vais toutes les deux vous monopoliser pour me dégager la route, je peux bien te laisser gambader le reste du temps.
-Je suis d'accord avec Caladrius. Je prendrai le prochain tour d'échappatoire, en attendant sauve-toi."

Sans se concerter, le couple sourit d'un même élan, montra le couloir, puis éclata de rire en constatant la synchronicité de leurs intentions. Les voir heureux même pour cette journée physiquement difficile fit au chaud au cœur de la chroniqueuse, qui s'inclina avec chaleur et les embrassa sur la joue avant de partir en quête de la boisson promise -de l'eau, sans aucun doute.

Elle s'éloigna donc de l'alcôve pour croiser des serviteurs, des gardes, de petits groupes en train de discuter ici et là dont elle reconnaissait les armoiries, et même un trio d'enfants turbulents pourchassés par plusieurs parents débordés.
Les grands absents de ces effusions semblaient être les adolescents, trop jeunes pour participer activement aux conversations, et trop vieux pour se trouver un jeu innocents qui dérangerait, ou pas, son monde. La Toreador se souvint qu'à cet âge, déjà timide qu'elle était, elle se contentait de rester tranquillement près de son père à dessiner ou écrire si les interlocuteurs le permettaient, ou alors on l'envoyait dans le jardin où elle marchait simplement avant de s'asseoir sur un banc.

Puisqu'elle avait l'accord tacite de ses parents pour traîner un peu sur le chemin, et que de toutes façons elle ne serait pas vraiment utile dans les conversations entre vieux amis, Calypso se permit un petit détour vers ces jardins familiers. Si parfois elle s'arrêtait pour saluer des têtes connues, elle fut bien aise de se retrouver un moment à l'air libre, loin de cette foule de regards.

C'est alors qu'elle remarqua l'un de ces jeunes désœuvrés un peu à l'écart, une amphore à la main. De taille moyenne, sa croissance pas forcément terminée, il avait le visage fin et le port des personnes privilégiées qui prenaient soin de leur apparence. Les cheveux plutôt châtains tirant vers le marron sombre, un peu bouclés, elle réalisa que deux prunelles émeraudes la fixaient, et se rapprochaient même après un temps. Immédiatement la jeune femme baissa le regard, plus bas vers son col où elle rencontra, brodées, les armoiries Merinita accompagnées de la nuance qui définissait à quelle branche elle avait affaire. Une qu'elle ne connaissait, pour le moment, que par le biais de ce symbole. Cela suffisait pour savoir que cet adolescent faisait partie des Patriciens à qui allait sa loyauté.

Une révérence accueillit tout d'abord des propos qui surprirent l'Arkantea. Il parlait de sa famille en des termes si négatifs que c'était à se demander s'il avait seulement pris la peine de regarder autour de lui la multitude de personnalités diverses qui déambulait.

"Salutations, jeune maître. Tous ne correspondent pas à cette description, fort heureusement. Et pour vous répondre, non, je suis plutôt en quête de quoi soulager la fatigue de mon père."

Ses prunelles descendirent sur l'amphore en question, puis de nouveau sur le visage de Nessius, qui commençait à prendre de légères couleurs probablement sous l'effet de la boisson.

"Je vous prie de m'excuser, mais je crois que vous vous méprenez sur ma personne. J'ai l'âge de partager une coupe si je le désire, mais je n'ai guère l'impression que ce soit votre cas. Vous devriez rendre tout de suite cette amphore aux cuisines. Aussi ennuyeuse soit cette journée, elle est nécessaire pour assurer la cohésion entre les différents Merinita, et avec nos familles vassales. Et qui sait, vous pourriez trouver des amis, ou la promesse d'une jeune épouse à votre goût en vous mêlant aux autres."

Cela ressemblait à un discours réchauffé et impersonnel au possible, Calypso en était désolée d'avance, mais elle ne pouvait forcer quelqu'un à aimer ce type de cérémoniel. Par ailleurs, elle ne les appréciait pas plus, mais en tant qu'héritière elle devait y prendre part, c'était ainsi. Pour donner un peu plus de substance à son conseil, elle sourit et tendit la main à l'adolescent tout en s'inclinant avec respect.

"Je peux peut-être vous présenter ? Pour ma part je suis Calypso Toreador Arkantea. Enchantée de faire votre connaissance."

Respectant l'étiquette à la lettre, quitte à en faire même un peu trop, Calypso s'inclina de nouveau en recevant le nom complet du Patricien face à elle. Il avait beau dire, même s'il désirait la familiarité, elle était tenue de s'adresser en premier lieu à lui comme à un supérieur puisque vassale des Merinita dans leur ensemble. Mais il y avait des moments où elle aurait volontiers étréci son champ d'allégeance à la branche principale d'Orphéus et Aurora, pour ne pas avoir à tomber sur de telles personnalités. Ce garçon semblait à la fois imbu de sa personne et dédaigneux de son nom, comme s'il savait diriger une famille et critiquer celles des autres. Une attitude que désapprouvait l'Arkantea sans rien en montrer.

"Le nom de votre... ta famille est symbole d'ordre et de justice dans tout Atlantis. Vous gardez le Pilier central depuis des générations et bon nombre de talentueux Légats viennent de votre sang. Si chacun d'eux n'étaient ni lucide, ni compétent, alors je peux te garantir que tu ne te tiendrais pas dans ce jardin aujourd'hui à siroter du vin après avoir fait chanter une servante. Évidemment, chaque membre de chaque branche ne peut être parfait, mais tu devrais modérer tes propos avant de tous les ranger dans le même sac."

Sa voix froide et son visage lisse s'animèrent tout à coup avant de continuer :

"Peut-être que c'est le dépit qui te pousse à parler de la sorte, toi qui n'es ni un héritier ni un chef de famille comme tu dis, mais il y en a parmi vous qui prennent leur rôle bien plus au sérieux, et dont la conduite est un exemple à suivre ! Je ne connais personne de plus honorable qu'Aurora et Orphéus ! Et du côté des Atlas, il y a même l'aîné qui est parti suivre l'enseignement des Purificateurs de ce que je sais ! Sans citer les tous les magistrats qui assurent l'équité dans les procès, les quaesitors, les sénateurs de renom..."

Elle secoua la tête et s'apaisa aussitôt. Il était inutile de partir dans de grands discours face à un jeune homme encore à moitié enfant. Il n'écouterait pas et n'en ferait qu'à sa tête, et c'était précisément pour cette raison qu'il était exclus des fameuses négociations à n'en pas douter. Qu'aurait-il proposé lui, face des vassaux qui rêvaient de pouvoir et de se faire bien voir ? Évidemment qu'ils en voulaient ! Les Patriciens occupaient les positions les plus convoitées de la Cité-Etat, avec l'aval de Poséidon tacitement rappelé à chaque occasion. Ce qui rendait la traîtrises et les complots entre membres d'une même famille parfois incompréhensibles... Il leur suffisait de tenir leur rang pour avoir droit à tous les égards, là où les pauvres, les esclaves, et même les familles de petites noblesses redoublaient de tous les efforts pour grimper les échelons.

"J'ai vingt-quatre ans."

Il y eut un moment de flottement pendant lequel Calypso dévisagea Nessius en repassant les mots dans sa tête. Est-ce qu'elle avait réellement bien entendu ? Est-ce qu'il venait de la demander en mariage simplement parce que le sujet était venu dans la conversation ? Si son expression demeura parfaitement neutre du fait de l'habitude à composer son attitude, elle ne put empêcher ses joues de prendre feu et virer vers un rouge framboise.

Il était un Céléno Merinita. Un bon parti malgré un caractère visiblement beaucoup trop désinvolte.

Avant de pousser l'analyse plus loin, Calypso sentit son cœur se retourner rageusement à l'idée d'épouser quelqu'un d'autre qu'Orphéus. Sa famille était déjà très bien placée en soi, et la seule raison pour laquelle elle pourrait épouser un Patricien était par amour pour celui-ci. Par amour pour cet homme responsable, charismatique, un peu aveugle en amour certes, mais droit, digne, sérieux, ses cheveux d'un blanc immaculé, son regard d'un bleu aussi profond que les abysses...

"A-Apprendre à se connaître est l'un des enjeux de cette réunion, s'entendit-elle répondre sans réfléchir aux mots qui sortaient de sa bouche, aussi je peux accepter cette proposition-là sans problème. En revanche... pour ce qui est d'un mariage, j'attends plus qu'une invitation lancée à la volée. Le vin doit probablement te monter à la tête... et je refuse de soutenir un jeune homme qui mésestime son propre nom et la fidélité portée par ses vassaux. Fut-elle d'or, de cœur ou de promesses. Peut-être dans quelques années, lorsque tu auras appris de ces discours rances et ces vieux débris les leçons qui forment un bon dirigeant."

Une nouvelle révérence vint conclure sa réponse. Ce n'était pas la première fois qu'elle répondait à un prétendant à chaud, aussi parvenait-elle à contrôler les tremblements de sa voix et à trouver les mots. Cela relevait plus d'une épreuve de délicatesse quand le jeune homme en question semblait nourrir de réels sentiments à son égard, malheureusement non-réciproques. Le jour où elle-même trouverait le courage de s'avouer à Orphéus, sans doute aimerait-elle qu'il ménage sa sensibilité autant que possible en cas de refus... aussi s'efforçait-elle d'en faire autant.
Mais Nessius, clairement, s'attardait plus sur elle par distraction ou pour sa beauté que pour ses valeurs et son caractère, aussi n'eut-elle aucune sorte de pitié en son for intérieur. Tout au plus la peur qu'il lui tienne rancune et utilise son rang pour la punir d'une manière ou d'une autre. Ce à quoi elle devrait s'employer à prouver qu'elle n'avait fait que répondre à une proposition qu'elle était tout à fait libre de refuser. Être Patricien ne signifiait pas contrôler ses vassaux au point de les marier, les condamner et les libérer à loisir.

Plus le jeune homme ajoutait d'aigreur à son discours, et plus Calypso sentait ses lames cachées la démanger. Avec des propos pareils, il était presque étonnant qu'il n'ait pas déjà été condamné pour trahison envers sa famille. Son ambition frisait la démesure, son arrogance finirait par le brûler. De cela la Toreador était certaine. Néanmoins ce n'était pas en son pouvoir de l'arrêter. Alors elle demeura silencieuse, se promettant d'en toucher un mot aux jumeaux afin qu'ils se méfiassent des Céléno Merinita.

A un moment, elle crut même saisir entre les lignes une menace de mort à l'encontre de ses aînés. Il n'oserait tout de même pas... ?

La jeune femme demeura impassible, pesa la demande un moment avant de se décider à répondre à Nessius sur le ton le plus neutre possible :

"Cette amphore est ton forfait. Et si les tiens considèrent que tu es effectivement en âge de t'enivrer, alors tu peux bien la garder, mais ne m'implique pas dans tes petites manigances. Tu es un Céléno Merinita. Je ne peux enseigner à un Patricien, personne ne cautionnerait cela."

Sans compter que son "échange" ressemblait beaucoup au type de promesses qu'il avait pu faire à cette servante. Murmurer des mots doux et des promesses de conciliation pour mieux enrober un chantage, certes sans graves conséquences, mais néanmoins répréhensible, ne prendrait pas avec Calypso. Elle savait où était son place, ce que lui permettait son rang. En un sens, il ressemblait un peu à Chloé, à vouloir faire tomber les petites gens pour mieux leur marcher dessus et s'élever un peu plus.

"Je t'invite cependant à réfléchir à une chose : le droit d'aînesse n'est pas absolu à Atlantis. Et si comme tu le prétends tu es bien mieux disposé que ton aîné à hériter des prérogatives de ta branche, alors demande-toi pourquoi ce n'est pas encore le cas. Il est bien facile de se targuer de qualités qu'on pense avoir, de dénigrer ceux qui occupent la place que l'on convoite. Encore faut-il prouver que l'on en est digne. Ce qui est fondamentalement différent."

Elle le laissa déclamer longuement, alternant tantôt le ton du reproche, l'appât du gain, l'injustice et le mélodrame. Sans doute y avait-il du vrai dans son histoire. A dire vrai, il était doué dans son plaidoyer, et Calypso aurait pu le prendre en pitié si elle n'avait elle-même étudié les mécanismes du discours et entendu ces mots dans la bouche d'autres personnes. Le plus gros problème à ses yeux était la fin attendue. L'ambition. L'absence de valeurs concordantes avec celles des Merinita, celles d'Atlantis. Plus que le regard des autres, elle se soumettait aux traditions et aux convenances car c'était ce qui maintenait l'ordre, ce qui faisait que leur nation avait traversé bien des âges sans s'auto-détruire. Un équilibre sans cesse en péril à surveiller étroitement.

"Si tu me le permets, je vais te donner le point de vue d'une héritière."

Peut-être pas Patricienne, mais au moins une aînée. Elle attendit qu'il s'arrête à défaut de se retourner et prit une posture de repos toute militaire.

"Depuis toute petite, je suis éduquée pour prendre la succession de mes parents. Sans avoir vraiment le choix j'ai dû étudier un grand nombre de sujets aussi variés que la politique, l'économie, la géographie, l'étiquette, les devoirs d'épouse et j'en passe. Cela doit aussi être ton cas. Malgré cela, ce statut particulier me donne des droits et devoirs supplémentaires, même encore maintenant. Je ne voyage pas hors d'Atlantis librement. Je dois veiller à ne pas me mettre en danger. Je suis tenue de participer à des événements comme celui-ci, à des bals, à des traités qui concernent la zone du Pilier central, des célébrations religieuses, politiques. Je sais que beaucoup de gens envient une place comme la mienne et dois donc m'en méfier. Je n'ai pas le droit de ne pas avoir envie. Bien que laxistes sur le sujet, mes proches m'encouragent sans cesse à trouver un mari pour perpétuer la lignée, et je ne vais même pas énumérer la liste d'obligations encore longue qui me vient en tête. En tant que cadet, tu n'imagines pas la pression que tout cela représente."

Elle poussa un soupir.

"Tout cela pour dire que ta position te permet de jouir d'une liberté que les aînés ne possèdent pas. De choisir où tu veux aller. Avec qui. Si l'on me présente officiellement quelqu'un, même si je ne l'aime pas, je dois faire comme si. Parce que sans cela, le petit peuple sentirait la discorde au sein de ses dirigeants et pourrait songer à bouleverser l'ordre établi. Or cet ordre est celui de Poséidon. Ce qui nous maintient tous en vie. Ce qui fait d'Atlantis une puissance majeure au sein de ce monde. Alors oui, je me soucie de la bienséance, car c'est l'un de mes devoirs."

Quelques pas réduisirent la distance qui les séparait et elle lui offrit un sourire bienveillant, sans briser la respectable distance que devait observer sa noblesse face à lui.

"Si le petit Nessius m'avait simplement proposé de l'accompagner pour rendre l'amphore, plutôt que d'en faire un objet d'échange, j'aurais accepté tout de suite. Ce n'est pas une question de compagnie déplaisante, mais de comprendre la position que chacun doit adopter pour le bien du plus grand nombre. Et en tant que vassale, j'ai des barrières à ne pas franchir. Tout simplement."

Il commençait à doucement l'agacer avec sa manière de balayer chacun de ses conseils en quelques mots, comme si les années d'expérience qu'elle avait sur lui ne valaient rien. Rien de ce qu'elle pouvait présenter, son âge, son statut d'aînesse ou héritière, le fait qu'elle soit une vassale, rien absolument rien ne trouvait grâce à ses yeux. Tout ce qui importait était que sa pauvre petite personne eut le malheur de naître en dernière de la famille, alors qu'elle aurait dû au contraire régner sur l'empire familial. Se rendait-il au moins compte de l'égocentrisme affligeant de ses propos ? Comprenait-il au moins pourquoi il n'avait aucun ami après cela ? Elle pouvait bien se casser une jambe devant lui, il s'en ficherait bien.

Ou peut-être pas à ce point ?

Il avait quand même fini par s'arrêter, par s'excuser. Calypso songea un instant à lui dire que cette loi ne tenait pas ici, aujourd'hui, car il n'y avait en ces lieux que des Merinita et leurs alliés de confiance. Mais puisqu'il avait l'air de tenir ses parents proches pour des irresponsables et des incapables, elle savait ce genre d'argument vain et insipide.
Si on enlevait les couches de politique, d'éducation, de noblesse, d'orgueil et d'auto-défense, elle ne voyait en fin de compte qu'un garçon tout seul. Qui cherchait, malgré l'interdiction, un ou une amie pour cesser d'être isolé. Qui étouffait dans son quotidien et encore ici, où on l'écartait des conversations intéressantes. Qui plantait les griffes et lacérait la peau d'une main tendue en voulant juste la saisir.

Elle le dévisagea en silence, réfléchissant très sérieusement à la question. Il fallait trouver une manière de le pardonner sans que cela ait l'air d'être dû à leur lien de vassalité, en ménageant leurs egos sans bafouer les règles. Autrement dit, un exercice délicat dont il lui laissait l'initiative.

"Visiblement, tu sais déjà tout. Alors je n'ai rien à t'apprendre."

N'était-ce pas ce qu'il répétait depuis le début ? "Je sais. Je sais déjà." Tu sais ce que tu es, ce que les gens pensent de toi, ce que tu peux faire, ce que tu ne dois pas. Tu sais ce que tes aînés ont à te dire, et tu sais ce qu'est être un cadet. Tu sais ce que sont les contraintes et tu n'as pas de droits. Tu sais qu'on te prive de tout moyen d'expression pour ne pas nuire à ceux des tiens qui ne savent pas, qui devraient savoir. En fin de compte, ce serait plutôt à toi de me dire : qu'est-ce que tu ne sais pas ?

"Mais je ne suis pas là pour t'apprendre, n'est-ce pas ?"

Elle se tourna à demi vers le bâtiment fourmillant d'activité qu'ils avaient quitté pour prendre l'air, sans tourner le dos à Nessius pour autant. Un sourire étira doucement ses lèvres.

"Et si nous allions troquer ce vin contre de l'eau que je pourrais amener à mon père ?"

Tu pourrais voir, ne serait-ce qu'un instant, ce qu'est une famille aimante. Même si tu sais déjà ce que c'est.

Tout le long du chemin, Calypso avait entrepris de montrer son approbation par de discrets sourires et quelques gestes. Rien qui pourrait trahir un outrepassement de ses droits ou une proximité trop étroite avec le cadet Céléno -juste au cas où ils croiseraient sa famille ou quelqu'un la connaissant. Mais dans le volume de personnes, ils passaient inaperçus, ce dernier exercice étant de surcroît une compétence particulièrement affûtée de la demoiselle, timide de son état.

Quand ils se présentèrent à nouveau devant l'alcôve, la présence de seulement deux silhouettes indiquant que ses parents discutaient en toute quiétude, la jeune femme observa Nessius avec une pointe de surprise. Ils en avaient vu des adolescents Merinita, humbles et remarquables comme les jumeaux, ou méprisants et orgueilleux comme avait pu l'être sa nouvelle connaissance un peu avant. Dans le pire des cas, la famille éviterait soigneusement à l'avenir d'avoir affaire aux Céléno à l'avenir, c'était aussi simple que cela. Et s'il tenait vraiment à se faire des amis, il comprendrait que cela allait contre son intérêt.

"Tu vas les adorer."

Elle opina et franchit la séparation avec confiance.

"Et voilà, de l'eau fraîche pour ces fringants tourtereaux.
-Quelle petite charmeuse que voilà ! Merci bien.
-Ils ne sont toujours pas passés ?
-Toujours pas.
-D'accord... J'ai fait une nouvelle connaissance en route. Un tout jeune homme du nom d'Ophius Nessius Céléno Merinita. Il n'a pas l'âge de participer à tous les accords et s'ennuie quelque peu. Puis-je vous le présenter ?"

Le couple comprit aussitôt à l'annonce du nom à qui ils auraient affaire, tout comme Calypso avait compris son statut un peu plus tôt. Pour autant, elle ne constata aucune hésitation lorsque ses parents s'entre-regardèrent d'un air appréciateur. Leurs visages disaient "Je suis content(e) de voir que notre fille prend ce genre d'initiative". Elle en conçut une certaine rougeur ainsi qu'une bouffée de douce et agréable chaleur, avant de faire signe à Nessius qu'il pouvait entrer à son tour.

La mère se leva pour une révérence polie, imitée plus lentement par le père qui prit la parole :

"Nos salutations, jeune maître. Je vous prie de m'excuser si je ne vous serre pas la main, mais mon état de santé me contraint d'éviter les contacts physiques en général, fussent-ils aussi triviaux. Je suis Caladrius Toreador Arkantea.
-Et je suis Ypomena Toreador Arkantea, enchantée également.
-Vous êtes donc en quête d'une aventure à mener en ce gigantesque labyrinthe de convenances ? Comment pouvons-nous y contribuer ?"

Il avait parlé d'un ton amusé, l’œil brillant de curiosité, en s'imaginant comme le protagoniste d'une histoire quelconque qui rencontrerait un héros -ou futur héros- auquel la main du destin lui intimait de rendre service dans son ascension. Le genre de fables qui régalaient son esprit bien plus vif que son corps et lui permettaient de s'évader, juste un peu. Cela se voyait sur ses traits.

Un sourire réjoui se peignit simultanément sur les deux visages, et tout en servant les verres promis, Calypso sentit le sien prendre feu à nouveau. Cela lui faisait plaisir évidemment, mais être l'objet de compliments signifiait aussi être l'objet d'attention de la conversation, une position que malgré les années elle préférait laisser à d'autres. Il ne s'agissait pas ici de juger si elle était digne ou non de sa famille, mais bien de tromper l'ennui d'un jeune homme, d'un autre plus âgé et des deux femmes se trouvant à leurs côtés.

"Il n'y a guère besoin d'être tout cela pour se présenter aux autres et poser des questions. Avez-vous une vague idée du nombre de Merinita qui se trouvent dans cette demeure aujourd'hui ? Si nous devions refuser ceux qui ne sont ni les premiers-nés, ni les héritiers, quel enfer..."

Il avait parlé avec un grand sourire, qui se mua en éclat de rire taquin.

"Il faut aussi savoir que notre famille comporte deux petites branches secondaires. Que nous n'avons toujours pas croisées ce matin par ailleurs.
-Exact. Mais laissons donc les histoires de branches et d'héritage de côté un moment voulez-vous ? Ce n'est pas cela qui définit une personne ou une famille. C'est son âme les enfants ! Et quelle est l'âme des Toreador Arkantea ?
-Lettres...
-... Loyauté...
-... et Unité !"

Ypomena avait tenu la main la première, paume vers le bas. Calypso avait posé la sienne par-dessus, puis son père, formant un lien aussi symbolique que physique pour un court instant. Ils se séparèrent dans un mouvement uniforme, presque comme s'ils avaient répété cette scène des centaines de fois.

"Que voudriez-vous savoir à notre sujet ? "

Un rire chaud accueillit le soudain appétit pour les questions de l'adolescent. Avoir piqué la curiosité du jeune homme de cette façon-là donnait un côté cocasse à la situation en plus d'un sujet de conversation original et inattendu.

"En effet, il y a, dans notre belle lignée, une certaine faim pour la connaissance. Cela ne signifie pas qu'un membre de notre famille se voit imposé une carrière touchant de près ou de loin à ce domaine, mais on y entend régulièrement des débats philosophiques, idéologiques, juridiques et j'en passe... Nous sommes amoureux de la pensée et de la réflexion."

A la seconde question, les regards se tournèrent d'instinct vers Ypomena, qui bien que silencieuse n'en restait pas moins très attentive à la discussion. Et ses prunelles s'illuminèrent de malice.

"Nous avons abattu le dominus. Symboliquement je veux dire. A l'origine, c'était moi l'héritière des Toreador Arkantea. Caladrius venait d'une autre famille noble, plus petite, moins prestigieuse. En somme un mauvais parti de notre point de vue..."

L'homme souriait de toutes ses dents, pas vexé pour un sou. Il avait redressé sa canne et s'y appuyait doucement des deux mains, le menton posé par-dessus depuis son siège. La main de sa femme vint se poser sur son biceps le plus proche, remonter en un geste affectueux jusqu'à l'épaule tandis qu'elle lui lançait un regard amoureux en continuant son anecdote :

"Il m'a fait la court pendant des mois. A chaque nouvelle rencontre m'attendait une surprise : une excursion littéraire, une rencontre avec un artiste qui me dédicaçait son œuvre, des poèmes et des sérénades, parfois de simples balades mais aux moments où on observait les plus beaux paysages... Il chante horriblement mal et danser avec est une épreuve de délicatesse et de patience. Cependant... il a fini par me séduire et j'ai fait de même auprès de mes parents pour l'accepter à mes côtés. Nous avons convenu alors que jamais l'avis de l'un ne vaudrait plus que l'autre. Si nous avons un différend, et cela vaut aussi pour Calypso, nous en discutons à plusieurs en bonne intelligence, quitte à nous y reprendre à plusieurs fois. Jusqu'à convaincre. Pas de menace, pas de jeux de pouvoir. Nous sommes une famille, pas une annexe du Sénat."

Caladrius prit la main sa femme et y déposa un baiser, sans se soucier le moins du monde des regards qu'on pourrait lancer à l'alcôve à ce moment-là. Ils avaient déjà bien assez à supporter quand il s'agissait de sa condition physique, alors il n'allait certainement pas se priver de crier son amour sur les toits si l'envie le prenait.
Attendrie par ces petits gestes tendres, Calypso laissait ses pensées dériver vers un autre homme, auquel elle cherchait toujours le moyen de murmurer ses propres sentiments sans que le rang social ne soit un problème, sans qu'on la considérât comme inconvenante. Et tâchant de le conquérir au plus profond de son cœur comme l'avait fait son père.

"Je pense que la loyauté n'a pas qu'une seule réponse, Nessius. C'est un choix que chacun doit faire en son âme et conscience, et surtout s'y tenir. Sa propre définition est en quelque sorte son explication. Nous avons la chance... Non, en fait, notre famille a choisi de s'installer dans la zone de gouvernance des Merinita précisément parce que leur ligne de conduite correspond à la nôtre. L'ordre, la justice, le respect des traditions, sont autant de valeurs de ta famille que nous estimons et appliquons. Ce qui fait que jusque-là nous n'avons jamais eu à choisir. Mais si un jour, pour une raison ou une autre, il nous fallait les opposer... Je suppose que quel que soit le choix de chacun de nous, même s'il est différent, l'essentiel est que nous croyions en nos actes, en nos valeurs. Et nous nous aimerons malgré tout.

Dans ton cas, pour le peu que j'ai pu comprendre... Si tu penses que ta loyauté va à Atlantis plutôt qu'à tes proches... Fais en sorte d'assumer chacun des choix que tu feras en ce sens. Ainsi, si tu devais être jugé, tu ne regretterais rien. Et... ta voix aurait plus de poids. Les traîtres, pour des raisons évidentes, seront toujours lésés. Alors que ceux qui agissent pour une cause, pour un nom établi, même s'ils sont en tort, ont le droit de croire à autre chose. Et leur sentence pourra être adoucie, par respect pour leur loyauté envers eux-mêmes, envers leurs valeurs."

Voyant ses parents opiner solennellement, la jeune femme se rendit compte qu'elle avait de nouveau adopté malgré elle un ton professoral. Son visage s'empourpra une nouvelle fois.

"Ah ! Je te prie de m'excuser ! J'ai recommencé...
-Un problème ?
-Non c'est juste... J'ai présumé du statut de Nessius tout à l'heure... Je suis désolée..."

Pour une entrevue qui avait commencé au débotté, les choses se passaient bien. Calypso se félicitait intérieurement d'avoir réussi à mettre Nessius à l'aise en l'amenant ici, tandis que ses parents étaient ravis de voir une nouvelle tête et pouvoir l'aider à s'épanouir un peu.

Les sourires n'en finissaient plus et la question de l'adoption fut reçue avec la distance qui convenait, sans être laissée pour compte. Voir l'adolescent s'emporter quelque peu dans son élan avait quelque chose de charmant, jusqu'à cette parole un peu maladroite. Un silence assez soudain tomba sur le quatuor, sans que rien ne semblât changer hors de l'alcôve. Noyés dans les autres conversations, personne n'avait fait attention à la remarque.

Ce fut Ypomena qui reprit les rênes avec calme, servant de l'eau à tout le monde pour donner une contenance :

"Eh bien, pour deux jeunes gens qui viennent tout juste de se rencontrer, vous semblez particulièrement familiers. Mais, sans vouloir vous commander Nessius, ces plaisanteries-là, mieux vaut les garder privées."

Elle lui adressa un clin d’œil et poussa un verre dans sa direction. Calypso avait rentré la tête dans les épaules, le regard baissé et le visage complètement rouge. On aurait dit qu'elle bouillonnait avec son propre sang. Sans même parler du possible sous-entendu grivois, le fait qu'un Merinita pût vouloir l'appeler de la sorte, tel un serviteur, la mettait mal à l'aise car elle savait qu'elle n'était pas en droit de demander ou recevoir un tel égard. Elle s'efforça d'inspirer un grand coup et de prendre exemple sur sa mère pour simplement effacer l'erreur.

"J-Je... Je ferai en sorte que cela n'arrive plus... Encore désolée..."

"Je vous excuserai à une seule condition jeune homme."

Levant un doigt pour joindre le geste à la parole, la malicieuse Ypomena laissa traîner le silence un moment, la tension monter dans le regard du jeune homme, presque palpable. Ses lèvres s'étirèrent alors qu'il semblait presque cesser de respirer.

"Appelez-nous par nos prénoms, s'il vous plaît. Ou au moins, en public, Madame et Monsieur Toreador Arkantea. Comme je vous le disais, nous avons abattu les domini."

La mère de famille se permit de rire à son tour, gentiment, tandis que l'abcès était crevé si vite apparu. De son côté, Calypso avait secoué la tête pour signifier qu'elle ne lui en tenait pas rigueur, et la boisson l'aidait à reprendre doucement son sang-froid. De quoi devait-elle avoir l'air, à rougir comme une jeune fille effarouchée alors qu'elle avait dix années de plus que lui ? Maudissant son éternelle timidité, elle fit de son mieux pour reprendre le fil de la conversation, tendu désormais entre les deux hommes.

"Eh bien, comme dit, j'apprécie le chant et la danse, même si j'en suis un déplorable représentant. L'écriture est davantage à ma portée, et me permet parfois de faire ce dont mon faible corps est incapable. Ma mie est plus portée sur le dessin et la peinture, et nous avons tous deux enseigné à notre chère enfant."

Se sentant de nouveau scrutée, l'héritière se racla la gorge par gêne, puis se tourna de côté pour ouvrir l'étui discret attaché à sa ceinture. Pendant un instant, Nessius pourrait voir le bout de plusieurs plumes et des tubes d'encre hermétiquement fermés, soigneusement rangés. Mais le plus intéressant était la barre de bois autour de laquelle étaient enroulées un certain nombre de feuilles d'un papier traité spécialement pour résister à l'humidité, étant données les conditions atmosphériques d'Atlantis. Elle sortit celle qui se trouvait le plus au-dessus et la déroula sur la table, à distance respectable de l'amphore d'eau.
Tracée à la plume et à l'encre noire, une fleur, banale, de celles qu'on trouvait dans le jardin, réalisée avec moult détails qui la rendaient presque vraie. En couleur, on aurait probablement pu s'imaginer le vent souffler dessus pour la faire onduler. Caladrius y jeta un regard impressionné, et sa femme sourit.

"Je l'ai dessinée ce matin alors que nous attendions devant les grilles. Je n'ai pas eu le temps de faire les ombres, ni les détails du pistil, et puis je ne voulais pas non plus gâcher trop d'encre..."

"Certains ne s'embarrassent pas de passer par eux."

Cette fois, la jeune Toreador avait relevé la tête pour le regarder droit dans les yeux. Le ton était neutre, plat, mais le regard sérieux. Et les parents ne firent aucun commentaire, sachant le sujet sensible, comme allait l'apprendre Nessius.

"J'ai rejeté un grand nombre de demandes. Certaines étaient déplacées. D'autres inappropriées à notre situation. D'autres encore exigeaient des arrangements impossibles à satisfaire. Parfois la même personne a renouvelé ses tentatives plusieurs fois. Ce n'était pas forcément dû aux jeunes hommes en question : il m'est arrivé d'avoir de longs entretiens avec eux pour en discuter... mais malheureusement pour eux, et pour moi aussi, la seule personne que je voudrais voir se présenter à ma porte ne l'a jamais fait. Je ne veux pas d'un mariage politique. Pas avant d'avoir tenté l'inaccessible. Mais pour cela, je dois devenir encore meilleure. Tout comme ce dessin. C'est peut-être beau, mais insuffisant."

Plutôt que de le déchirer sur un coup de tête, elle fit glisser ledit dessin vers le Céléno, l'air de dire qu'elle lui en faisait cadeau s'il en voulait.

"Il y a bien assez de comédies et de masques à porter dans la vie de tous les jours à mon goût. Mais si la question s'étend à l'ensemble du théâtre, il m'arrive de voir quelques pièces. Et de détruire leur décor par mégarde, aussi."

Ce souvenir-là la poussa à se resservir à boire et pousser un soupir. Depuis le temps, elle avait fini par maîtriser suffisamment son pouvoir pour s'empêcher de renouveler l'expérience, mais elle s'était éloignée du théâtre pendant un temps à cause de cela.

"Je préfère m'installer à la bibliothèque pour lire tranquillement."

"J'aimerais beaucoup lui faire la mienne... mais... j'ai peur que..."

... que ce ne soit pas réciproque ? Qu'il me dise non car c'est un Patricien ? Qu'il me considère plus comme une sœur qu'autre chose ? Tout cela à la fois ?

Caladrius avait eu le même geste que Nessius, avec son autre main. Ainsi entourée, la timide héritière n'osa plus rien dire et les regarda l'un et l'autre en silence.

"Même nous ne savons pas de qui il s'agit. Mais qui que ce soit, tu sais que tu as notre soutien."

Il avait bien quelques idées, partagées avec Ypomena, mais les serviteurs avaient refusé de confirmer ou non, par respect pour la vie privée de la jeune femme. Eux-mêmes ne savaient que par un jeu de hasards ou de sous-entendus, sans être totalement sûrs de leur fait, bien que certaines situations fussent moins équivoques que d'autres. Calypso voulait pour une fois avoir un secret rien qu'à elle, et c'était une démarche que ses parents encourageaient, tant qu'elle ne mettait personne en danger ou en souffrance.

Elle se contenta d'acquiescer aux quelques mots qu'on lui adressait, puis laissa volontiers la conversation dévier une nouvelle fois, même si cela la concernait à nouveau. S'efforçant de faire abstraction de l'image d'Orphéus envahissant son esprit, elle attrapa l'amphore sur la table et la plaça entre ses cuisses, bien calée, une main au-dessus en évidence.

"C'était il y a quelques années... Sais-tu ce qu'est l'Onde Nessius ?"

Si le concept n'était pas étranger à Atlantis, la probabilité d’Éveil restait minoritaire, et souvent les guerriers qui avaient Éveillé leur Onde faisait partie des Marinas. Ce qui n'était pas le cas de Calypso à ce jour. La question était donc légitime, et elle ne savait pas vraiment comment l'expliquer, alors elle tenait cette amphore contre elle, et quelques gouttes se mirent à suinter de sa paume, puis un filet d'eau continu qui remplissait lentement le contenant.

"Je venais tout juste de me découvrir un pouvoir d'hydrokynésie, et je le maîtrisais à peine. Suffisamment pour ne pas inonder chaque endroit où je passais tout du moins... sauf cette fois-là. Il s'agissait d'une tragédie. Alors, dans un moment de vive émotion, je n'ai pas vraiment réalisé que les gouttes qui tombaient n'étaient pas mes larmes... Pas avant que la pluie n'ait détrempé tout le monde, et noyé les décors... On voyait des rivières de peinture se former, c'était assez joli."

Elle stoppa son pouvoir et tendit l'amphore à Nessius pour le laisser constater qu'elle l'avait remplie.

"Nous avons été obligés de rembourser la quasi-totalité de leur matériel et d'organiser une nouvelle représentation... Au moins, cela m'a permis de discuter de la pièce avec eux, et ils ont été satisfaits de voir qu'ils arrivaient à faire pleurer les âmes sensibles. Ils ont même pris en compte quelques remarques pour améliorer leur jeu et nous ont invités à les voir à nouveau. Mais je m'étais entraînée à me contrôler avant !"