[Juillet 547] Les liens de vassalité (Nessie)

"En fait, j'en fais partie. Mais je ne porte pas d’Écaille."

La question s'était évidemment posée, de même pour tous ceux qui manifestaient quelque pouvoir que ce soit au sein d'Atlantis. Et puisque la branche d'Orphéus avait connu le même cas avec celui-ci, pressenti de surcroît pour être Légat comme plusieurs autres membres éminents de la famille, Calypso avait fatalement fini par se renseigner.

"On ne choisit pas vraiment sa place dans l'Amirauté. Enfin, pas celle des protecteurs de la cité... Comment dire... Si une guerre éclatait demain, je pourrais être appelée comme soldate. De la même manière que tous ceux qui ont accompli leur service militaire et présentent des dispositions adéquates. Je serais, j'imagine, affectée à un bataillon et je bougerais avec. Mais ceux qui portent les Écailles sacrées ne doivent pas "juste" avoir Éveillé leur Onde. Elles doivent les choisir elles-mêmes. Je serais bien incapable de te dire comment cela fonctionne. Il n'est pas non plus obligatoire de faire partie de l'Amirauté quand on a manifesté des dons."

Elle posa un regard sur ses parents, lesquels acquiescèrent avec un sourire compréhensif.

"C'était l'un de nos différends."

Par automatisme, Calypso cacha un rire derrière sa main et balaya la considération héroïque d'un geste. Si on commençait à la placer comme héroïne alors qu'elle ne faisait rien d'extraordinaire, elle aurait toute la cité à ses pieds en matière de prétendants en un rien de temps. Mais malheureusement les choses étaient un peu plus compliquées.

"Le théâtre a été une conséquence mais pas le déclencheur. Je pense que les émotions sont une facette du pouvoir, pas son essence. J'ai encore du mal à tout expliquer je dois dire. Mais tu peux oublier tout de suite Calypso l'héroïne, j'en suis loin, et je sais que je n'ai pas les épaules pour. J'ai déjà du mal à faire une demande en mariage, alors sauver la cité, penses-tu ! Peut-être un jour. Peut-être jamais. Certainement pas aujourd'hui."

"C'est exact."

Patiemment, le couple écoutait sans déranger. Le domaine de l'Onde était loin d'être leur spécialité, et ils en connaissaient les rudiments uniquement par l'intermédiaire de Calypso qui avait dû composer avec. De la même manière qu'ils s'adaptaient à la maladie de Caladrius. Au moins, en connaissant son sujet, la jeune femme semblait plus à l'aise et ne se rendait même plus compte qu'on l'observait et qu'on l'écoutait. Il ne fallait surtout pas briser ce genre de moments de confiance, pour qu'un jour peut-être elle s'affranchisse complètement de sa réserve.

"C'est le cas. Je veux dire, pour le peu d’Éveillés que je connais, aucun n'a les mêmes pouvoirs que moi. C'est totalement imprévisible."

Mais pas moins beau, songea-t-elle en visualisant les sirènes d'Orphéus. Leurs petits entraînements n'avaient sans doute rien de commun avec ce qui se faisait chez les Marinas, mais lui avaient donné un aperçu de la façon d'utiliser l'Onde très différente de sa propre pratique.

Si elle agissait comme un instrument ? Peut-être. Ne Pratiquant pas la musique autrement que par l'écoute, Calypso refusa d'arrêter une comparaison ferme et définitive. Elle haussa les épaules.

"Je comprends ce que tu veux dire... mais ces héros-là ne sont rien de moins que des gens ordinaires... Donc, en admettant que j'en fais partie, les adorer n'a pas de sens. Enfin je veux dire, si on devait élever au-dessus du commun toutes les personnes qui ont un jour fait preuve de courage, tout le monde serait un héros. Et il n'y aurait alors plus vraiment de héros. C'est comme si un enfant qui venait de se relever après ses premiers pas était un héros, parce qu'il aurait eu la force de ne pas rester au sol, de réessayer."

Elle se gratta la nuque, un peu empêtrée dans son explication. Se comparer à un enfant ne faisait pas partie de son cheminement de pensée au départ, mais cela lui sembla tout de même juste en fin de compte.

"Mais je parle, je parle, et toi Nessius ? Qu'envisages-tu de faire ? Tu es peut-être loin d'être l'héritier de ta famille, mais tu as le droit de choisir ta carrière, tes aspirations. De quelle manière deviendras-tu un héros ?"

Un soupir accompagné d'une main portée à sa tête furent l'expression de dépit la plus spontanée de Calypso. Elle aurait dû s'attendre à la plaisanterie, elle avait tendu plus qu'une perche, un rondin, pour se faire rouler dessus avec. Mais cela fit au moins rire les deux parents, gentiment. Vaincue par l'unanimité, la jeune femme fut donc forcée de partager un sourire.

Ypomena profita du blanc dans la conversation pour s'éclipser rapidement, laissant donc l’entièreté de la banquette à son mari en face des deux jeunes gens toujours portés sur l’Éveil et l'avenir. Il était avide de savoir, le petit Nessius. Sans doute imaginait-il l'étendue des possibilités qu'offrait un don particulier comme celui de la future lieutenante, et les portes que cela pourrait lui ouvrir s'il arrivait au même résultat. Malheureusement, ainsi que l'avait souligné l'Argentée précédemment, l’Éveil se voulait imprévisible, tant dans sa forme que dans son déclenchement. Peut-être qu'il n'aurait jamais la chance d'y accéder. Peut-être dans quelques années. Peut-être le lendemain.

"Je... Je crois que c'est possible, mais ma maîtrise n'est pas encore assez poussée pour cela. Ma priorité, tu t'en doutes, a été de contrôler mes émotions et d'éviter de provoquer des dégâts ou de mettre des gens en danger. Quand on vit au fond de la mer, et qu'il y a de l'eau partout autour, c'est un exercice délicat. Si je sais d'avance que la personne est Éveillée, j'arrive à être plus précise, mais là sans savoir où chercher... je ne sens rien."

Caladrius eut tout à coup comme un sursaut. Il dévisagea Nessius avec surprise.

"Je te prie de m'excuser, j'ai peut-être raté quelque chose dans votre échange, mais peux-tu m'expliquer pour quelle raison la musique serait déshonorante à quelque niveau que ce soit ? Quand on voit tous les usages qu'on peut en faire..."

Calypso ouvrit la bouche pour répondre et stoppa en plein élan. Pensive elle observa ses mains et en fit naître une petite boule d'eau qu'elle maintint en lévitation au-dessus de ses paumes. A dire vrai, elle ne s'était jamais vraiment posé la question de savoir d'où venait ce pouvoir hormis elle-même. Et ce qu'il en était pour les dieux. Poséidon, père d'Atlas, le lointain ancêtre de tout Atlantis... aurait effectivement pu leur transmettre une infime parcelle de pouvoir, plus ou moins filtrée et conservée de génération en génération au fil des métissages. Mais dans ce cas, pourquoi s'Eveillaient et pas d'autres ? Pourquoi le pouvoir différait-il d'une personne à l'autre ?

"Tu crois que je partage le pouvoir de notre Tout-Puissant Seigneur ? C'est... Non... Cela me semble si absurde... Si démesuré... J'en ai presque le mal de mer..."

Pourtant s'il y en avait bien un qui manipulait l'eau à sa guise, c'était Lui. Elle essaya d'imaginer à quoi pourrait ressembler ce don plus tard. "Calypso, prêtresse des eaux, chantre de l'océan." Une petite noble sans véritable envergure, qui avait accédé à un minuscule fragment de divin et servait ainsi Atlantis grâce à Son pouvoir. Dont la maison se situait dans le giron direct des descendant les plus proches d'Atlas. Ironie ? Coïncidence ? ... Destin ?

La boule se fondit à nouveau dans sa peau et son regard dériva quelque part, intrigué par ces pensées nouvelles, pas si illogiques mais tout bonnement trop imposantes pour elle.

"Merveilleux, maintenant ce n'est plus seulement la pureté du sang, mais aussi le sexe et le métier qui façonnent la condition sociale d'un homme !"

Un regard de défi et de malice traversa les pupilles du vassal et il frappa deux petits coups de sa canne sur le sol, à défaut de pouvoir s'exprimer plus vivement. La situation l'amusait, tout en lui confirmant qu'il ne serait probablement pas de bon aloi d'espérer quelque collaboration que ce soit avec le pater Céléno Merinita. Ou son fils aîné d'après les dires de Nessius.

"Cela me donnerait presque envie de me mettre à la musique.
-Hum... Père ?
-Non, je ne deviens pas fou, Lyly. C'est juste que je me dis, dans ma situation particulière, que si ta mère avait été aussi sélective dans son choix de partenaire, je croupirais sans doute au fond d'un fauteuil tout seul dans mon salon à l'heure qu'il est. Et tu ne serais même pas là pour adoucir ma vie. Pourtant je suis bien un noble au sang pur, comme les Merinita."

Il eut un sourire pour Nessius. Peut-être ne réalisait-il pas complètement le fossé immense entre de "simples" nobles et les Patriciens. En désignant ces huit familles, Poséidon avait lui-même tracé des lignes quasi-infranchissables dans le gouvernement de sa cité-État, lesquelles engendraient invariablement tous ces problèmes de traîtrise, d'ascension, de manigances internes à une famille comme on pouvait en entendre parler notamment chez les O'Bannon. Les Merinita avaient au moins la décence de garder leur linge sale pour la famille, mais les failles existaient bel et bien.

"Je vous prie de m'excuser, Nessius. Nous ne sommes pas égaux et ne le serons jamais, c'est une évidence. Mais si ma fille a reçu la bénédiction de notre Divin Seigneur d'une façon différente de celle de votre famille comme vous le pensez, alors je souhaite de tout mon cœur que vous puissiez vous entendre durablement. Afin qu'elle ait le plus de choix possibles. J'aurais au moins accompli cela, faible chose que je suis."

Ce fut au tour de la fille de venir saisir la main de son père, lequel entrelaça affectueusement leurs doigts en s'adoucissant aussitôt. Nul besoin de plus de pouvoir ou d'influence quand on avait une fille aussi exceptionnelle et dévouée. Oui, il le pensait.

"Les Quaesitors, ce ne serait pas si mal."

Reprenant le fil de la conversation, la jeune femme adressa une expression très sérieuse à l'adolescent.

"Tu pourrais y trouver ton compte. Ils ne sont tenus d'obéir à personne hormis Poséidon en définitive. Ni au Sénat, ni à l'Amirauté -à moins d'en faire partie en tant que Marinas-, ils surveillent les personnalités influentes et donc... les familles patriciennes aussi bien que les autres. De fait, tu ne peux pas être sous le commandement de ton père ou ton frère si tu es Quaesitor. Ce serait violer les règles d'impartialité. Or, ces règles sont édictées elles-mêmes par Poséidon, ne répondent qu'à Lui. C'est ainsi qu'on m'en a parlé tout du moins. Si c'est l'ambition d'avoir un Quaesitor sous la main qui les motive, elle se retournera contre eux tôt ou tard. Surtout au sein de la maison Merinita."

"Peut-être..."

Elle déglutit. Si c'était un privilège, il lui paraissait soudain lourd. Mais elle ferait de son mieux pour le porter avec fierté et droiture, pour faire honneur aux Merinita, à Orphéus, à Aurora, à Calista... et à Nessius.

"Je tâcherai de l'utiliser à bon escient pour Atlantis."

Un instant, le fait de prononcer ces mots à voix haute lui fit se sentir un peu bête. Évidemment qu'elle n'allait pas se mettre à détruire volontairement sa patrie et tous ceux qui y vivaient. Pourtant cela sonnait comme une promesse dans son esprit qui l'aiderait à demeurer honnête et digne en toutes circonstances. Quelque chose qui surpasserait sa timidité et transcenderait son devoir.

La suite en revanche lui fit garder le silence. Non content d'esquiver la question de son avenir, comme s'il tentait de repousser le moment ou de s'empêcher de voir une issue au sort que son père pourrait décider pour lui, Nessius prononça des morts qui pourraient être lourds de conséquences. Si elle devenait une Marina par exemple, et lui effectivement un Quaesitor, cela signifierait qu'ils n'auraient sans doute pas le droit de se parler aussi ouvertement qu'ils le faisaient maintenant. Que, même si elle n'avait rien à se reprocher, le fait de le voir dans les parages la pousserait à toujours se méfier de ses gestes, de ses dires... Comme s'il n'était pas suffisamment stigmatisé au sein de sa propre famille.

Néanmoins, elle n'eut pas le courage d'objecter. Dans ses yeux on pouvait lire la détermination d'une personne qui avait son idée bien en tête. S'il fallait le détromper, c'était maintenant ou jamais. Alors qu'ils venaient tout juste de se rencontrer ? Allons bon, leur relation évoluait un peu trop vite tout de même pour se faire déjà de telles promesses...

Caladrius reprit les rênes, sentant l'hésitation de sa fille face à ce serment inattendu. Il s'éclaircit la gorge pour inviter Nessius à accrocher son regard puis parla d'un ton posé, lent et clair :

"Ces mots-là, jeune homme, ne sont pas anodins. Que l'on s'entende bien : de mon humble avis, tout suzerain digne de ce nom devrait prêter ce serment, en retour de celui de ses vassaux de promettre leur fidélité, leur soutien et leur loyauté. Et si, implicitement, en tant que vassaux des Merinita nous avons déjà prêté ce dernier, je souhaite que vous réfléchissiez plus longuement à ce que vous venez de dire. Que vous et Calypso fassiez plus ample connaissance, que vous vérifiiez vos affinités en quelque sorte. Lorsque ce sera le cas, alors je vous invite à revenir vers nous et à les prononcer de nouveau, conscient de toutes les conséquences. Nous ne nous envolerons pas d'Atlantis pendant ce temps. Mais ces mots devront être gravés quelque part, afin que nos deux familles, ou plutôt ma famille et votre branche en particulier, ou votre personne en particulier, ne puissent jamais reculer. Car le parjure, sur mon sang et ma famille, n'aura jamais sa place chez les Toreador Arkantea."

Il consulta Calypso brièvement, laquelle acquiesça.

"Je suis d'accord avec mon père. Prenons plus de temps pour aborder cette question. Cela te fera des raisons de venir nous voir et de sortir un peu de ce chez toi qui semble tant t'étouffer. Comme quoi tu n'auras pas perdu ton temps en venant aujourd'hui à cette réunion de Merinita, n'est-ce pas ?"

Le père Arkantea adressa un sourire appréciateur à ce jeune homme plein de fougue. S'il se tenait à ses engagements, il ferait un merveilleux camarade pour Calypso. Mais tout sage et volontaire qu'il pouvait l'être, il aurait à faire face à un ennemi redoutable pour éprouver sa constance : le temps. Car il était aisé de promettre, de se projeter dans l'avenir, mais beaucoup moins de l'éprouver. Une erreur que commettaient nombre de personnes, Sangs-Purs ou non, Atlantes ou non, était souvent de jeter en l'air des mots pour rassurer, pour encourager, même s'ils y croyaient au début, pour finalement oublier ou changer d'avis... Et si Nessius semblait avoir ce qu'il fallait pour prendre en main le cours de sa vie, sa jeunesse restait un facteur déterminant dans le fait qu'il pourrait ou non tenir ce serment-là. Il l'avait dit lui-même : sa propre branche lui mettait des bâtons dans les roues, il était incertain concernant son avenir et n ne lui donnait pas d'occasion de se réaliser en tant qu'individu. Dans ces conditions, comment croire qu'il allait protéger quelqu'un d'autre en plus de lui-même durablement ?

"Parfait. Nous vous attendrons donc, jeune maître."

Comme s'il avait senti que la fin de l'entrevue approchait, Caladrius avait fait en sorte de suggérer la fin de l'entretien dans sa voix, une invitation cordiale et chaleureuse malgré tout.

De son côté, Calypso saisit de son œil de tireuse d'élite le regard de Nessius vers le couloir, les différents signes de tension accompagnant cette réaction. Il n'était pas bien difficile de faire le lien en constatant la ressemblance physique entre les deux personnes qui approchaient et lui. Ainsi donc elle le laissa partir d'un hochement de tête.

"A bientôt, Nessius."

Et tandis qu'il partait, elle songea qu'elle avait bien fait de regarder au-delà du sale gamin qui buvait dans son coin en maudissant sa famille. Il avait juste eu besoin qu'on lui tende la main une fois. Voilà qui était chose faite.